Internet & rémunération des auteurs

article qui aurait dû être synthétique : les droits d’auteurs désormais un système non-clos, petit point sur les enjeux en cours


note du 20 octobre
Alors que se tiennent à la SGDL 2 journées sur le numérique avec plusieurs échos sur le web (Aldus notamment), je repasse en Une ces réflexions sur la rémunération de l’auteur, développement aussi dans commentaires à La Feuille N’ayez pas peur. En tout cas, la conviction de plus en plus profonde que ces discussions sont d’arrière-cour : il était temps d’appréhender grandeur nature de nouveaux modèles, de laisser tranquillement ces expériences s’affirmer et prouver leur viabilité, ce qu’est pour nous publie.net.
Donc réaffirmation ici de 3 points essentiels : limitation à 10 ans du contrat auteur/éditeur, pas de droits numériques à moins de 25%, pas d’hésitation pour nous, auteurs, à utiliser un SIRET dans un contexte où la part des "droits d’auteurs" est de plus en plus annexe dans notre activité globale, où notre présence numérique joue un rôle de plus en plus essentiel.
Avec pour corollaire : oui, l’économie naissante d’Internet se base sur la profusion et l’accès gratuit à une part de notre travail (en opposition à sites qui se cantonnent d’être la médiation de ce travail), mais c’est grâce à ce déport que d’autres partages se révèlent...
De plus en plus, ce qui compte, c’est de changer de paradigme : l’éco-système qui concerne la création littéraire ce n’est pas l’industrie du livre et son éventuelle transposition dans le numérique (elle n’y arrive pas), c’est un éco-système où transmission/éducation d’un côté, médiation/prescription de la lecture de l’autre (appui sur les bibliothèques qui sont ici la force active) sont partie nécessaire du périmètre.
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ajout du 6 septembre 2009
consulter les récents billets de Gilles Herman (éditions Le Septentrion / Québec) et éventuellement nous rejoindre à Québec se livre ce jeudi 10, 17h à 19h, pour échange :
introduction _ glossaire _ prix _ agrégateur

1ère mise en ligne à Québec, vendredi 28 août, 15h54 – version 1.d
Pourquoi c’est à moi qu’on envoie des courriers, demande de renseignements sur les avenants, les contrats et les droits ? Ici c’est un site personnel, et il y a des grandes institutions ou associations ou centres régionaux des lettres pour tout ça [1] – à preuve, tiens, cette nouvelle journée d’étude annuelle de la SGDL fin octobre [2].

Plusieurs billets sur Tiers Livre à propos de la rémunération des auteurs [3] mais allons-y d’un petit synopsis.

 1 _ le modèle de contrat d’éditeur actuel est condamné
 2 _ l’édition classique n’est pas apte au portage numérique
 3 _ quasi aucun de nous pour vivre de ses droits d’auteur
 4 _ une économie à penser autrement pour le numérique

 

1 _ le modèle de contrat d’éditeur actuel est condamné

C’est le point le plus décisif, mais désormais irréversible. Énonçons-le à nouveau :
La France, sous l’impulsion de Hugo, Balzac et des fondateurs de la Société des Gens de Lettres, s’est doté d’un système pionnier de protection des droits d’auteur. Pour en assurer l’effectivité commerciale, l’auteur en a délégué l’application à l’éditeur, superposant les deux domaines distincts que sont la propriété artistique [4] et la propriété commerciale.

On le rappelle : un contrat commercial de plus de dix ans n’est pas compatible avec les lois européennes, et cette exception au droit commercial est spécifiquement française. Ni en Allemagne, ni en Italie, ni au Québec ou US un auteur ne cède ses droits à un éditeur pour plus de dix ans, renouvelables par tacite reconduction ou renégociables.

Cette spécificité historique obsolète est bien trop une vache à lait pour l’édition française pour qu’elle y renonce facilement. Mais la montée en pression de cette revendication (lire Alain Absire de la SGDL notamment) et l’internationalisation des échanges fait qu’elle va tomber irréversiblement, les éditeurs le savent bien. Proposez-leur gentiment, à signature, avec un bien sûr prononcé très naturellement, la limitation du contrat à 10 ans, aucun ne le vous contestera.

Rappelez-vous que les enjeux ne sont pas seulement économiques : Balzac signait avec ses éditeurs des contrats valant pour un et un seul tirage de 1500 ou 2500 exemplaires [5], ou bien pour une durée de 2 ou 4 ans – renégocier ce contrat échu lui permettait (et l’obligeait aussi) à une version augmentée ou révisée, ou réorganisée, du texte initial : il n’y aurait pas eu La Comédie Humaine sans ce système de contrats. À l’inverse, aujourd’hui, un auteur qui ne publie pas chaque 2 ans un nouveau livre est irréversiblement sans ressources. Autre exemple : Baudelaire à bout de dettes (alors qu’à sa mort, merci le notaire Ancelle, il lui restera encore largement la moitié de son héritage paternel sous tutelle) vend globalement à Michel Lévy l’ensemble de ses traductions d’Edgar Poe pour 5000 francs, au moment même où elles auraient pu lui être un viatique définitif...

Addendum pour les parutions en revues, actes de colloque, commandes institutionnelles : le contrat dans ce cas ne vaut que pour la parution initiale, contractuellement mentionnée. Vous restez libre d’utiliser votre texte ultérieurement [6] [7]
 [8].

Il y a urgence, parce que l’enjeu est double : d’une part, l’édition, dans ses processus de diffusion, n’assure pas la pérennité de diffusion des ouvrages (même s’ils sont objets pérennes de papier), et on sait bien comment chaque éditeur s’arrange pour en garder quelques dizaines en stock pour éviter restitution des droits. D’autre part, si le numérique rend à nouveau accessible les textes, c’est un autre métier, une nouvelle étape de diffusion, où l’auteur a un rôle central, et où l’accès aux ressources s’effectue différemment (ce qui n’empêche pas que les libraires y aient un rôle majeur à jouer).

Il y a urgence, parce que la propriété artistique ne se confond pas avec l’exploitation commerciale, et la superposition qui s’en fait en France est un cas isolé, très historiquement spécifique et manifestement désormais un frein plutôt qu’une protection. L’auteur est apte à exercer son droit de propriété artistique et le faire respecter, et l’enjeu commercial, avec le numérique, se diversifie et appelle la conjonction de métiers différents. D’autre part, voir ci-dessous, c’est aussi pour l’auteur la possibilité d’insérer gratuitement des contenus anciens dans une logique globale de diffusion de son travail.

 

2 _ l’édition classique n’est pas apte au portage numérique

Le droit français est basé sur un principe d’exclusivité : ce qui n’est pas spécifiquement prévu dans un contrat ne participe pas de ce contrat. L’édition numérique de vos textes n’étant pas spécifiée par contrat, l’éditeur ne peut la proposer sans l’aval négocié de l’auteur.

Mais l’auteur libre pour autant de négocier ou diffuser son travail sous contrat d’éditeur pour le livre ? Mes contrats éditions de Minuit de 1982 à 1986 mentionnent une clause « en cas d’exploitation électronique » [9] [10]. Une telle diffusion, sans agrément préalable, mettrait l’auteur en situation de concurrence déloyale. Pour autant, l’éditeur ne saurait diffuser une version numérique sans l’accord explicite de l’auteur, d’où la diffusion en ce moment de ces avenants.

Rappels :
 droits dérivés ou droits principaux ? Lorsqu’il s’agit de traduction, adaptation radiophonique ou théâtrale, diffusion en poche, les droits spécifiés sont de 50% pour l’auteur et 50% pour l’éditeur. Avant l’apparition de ces avenants, tout le monde pensait le numérique comme une extension des droits dérivés, et donc 50/50.
 ainsi, lorsqu’un de nos livres est repris en poche, l’éditeur poche verse en général une somme forfaitaire, correspondant à droits d’auteurs de 5,5% sur l’ensemble du tirage effectué. On baisse le taux, mais on gagne un cercle de lecteurs plus large.
 les coûts du numérique n’ont rien à voir avec les coûts de l’impression et diffusion papier. Plein de billets sur La Feuille et autres blogs. Si le travail de préparation éditoriale est le même, la conception PAO est différente : l’affichage écran n’est pas selon la même précision que la typo imprimerie, on élabore un « masque » css (feuille de styles) plus complexe, mais réutilisable plus facilement d’un livre à l’autre. Les coûts serveur et gestion d’entrepôt numérique n’ont strictement rien à voir, quoi qu’ils en disent, avec les stocks de cartons dans les entrepôts et le camionnage – mais le coeur du marché de l’édition est actuellement centré sur la distribution, d’où la pression. Si la TVA sur le « livre » numérique est effectivement de 19,6% [11], cela laisse quand même une large marge.
 autre point biaisé : quand les Mac et la PAO sont devenus accessibles à l’investissement personnel (vers 1996), la plupart des éditeurs, par souci d’économie, ont externalisé l’étape PAO. Résultat : ils ont le manuscrit auteur et le PDF final, mais pas le fichier source qui permettrait l’édition numérique, ni même la propriété des polices et logiciels utilisés pour ce PDF typo, inexploitable en numérique. Les frais de re-numérisation (depuis 2004/2006, ils font plus attention !) qui sont mis en avant ne sont dus qu’à cette imprévoyance.
 dans l’avenant type proposé par les éditeurs, on essaye de faire passer pour naturel un décalque de l’économie du livre : droits d’auteur de 11 à 14% selon le nombre d’exemplaires diffusés. C’est de l’esbrouffe : 1, parce que les modèles de diffusion vont être différents, notamment via les bouquets d’abonnement – il ne peut être basé sur un nombre d’exemplaires, notion qui n’a plus de réalité concrète, mais simplement sur les recettes perçues au prorata des consultations de la ressource. L’avenant type diffusé actuellement prouve simplement l’incapacité des éditeurs à quitter le modèle d’une simple transposition du livre. 2, parce que dans cette chaîne de diffusion numérique l’activité et le rôle de l’auteur, notamment via son site ou blog, ou le reste de son actualité éditoriale, est bien différent de ce qu’il est dans la répartition livre papier.
 Dans le bras de fer actuel, il ne devrait pas y avoir d’avenant qui descende à moins de 25% de droits pour l’auteur. C’est ce qui semble s’établir comme norme aux États-Unis et en Allemagne. A publie.net nous avons choisi de nous constituer en coopérative d’auteurs, chacun met la main à la pâte, y compris pour la diffusion, et nous répartissons 50% des recettes selon les consultations individuelles via abonnements ou téléchargement à l’unité [12]. Là encore, dire oui à l’avenant, mais rassemblons-nous pour dire à nos éditeurs : pas à moins de 25%. Ils disent oui ou ils disent non. S’ils disent non, cela veut dire que vous êtes libre – juridiquement et commercialement – de diffuser votre texte via une meilleure offre : nous sommes, pour une fois, en position de force. Pas un tribunal de commerce, dans droit actuel de libre concurrence, qui nous donnerait tort.
 le prix du livre numérique : le grand problème de l’édition tradi n’est pas technologique, il est mental. Ils n’arrivent pas à concevoir le numérique autrement que comme diffuser le même livre via un autre support [13]. Non et non : le numérique, selon leur propre vocabulaire, c’est diffuser un produit nouveau. Non pas choisir entre le livre et le numérique, mais avoir accès à une oeuvre elle-même composite, où on peut partir de chez le libraire avec le livre papier, mais disposer chez soi de la version numérique pour recherches d’occurrence ou annotations, et d’une version à emporter sur votre téléphone pour les transports. La discussion ne devrait pas être : vendre à 20 ou 30% moins cher (voire à prix égal...) la version numérique, mais bien d’inventer et définir quelle ressource numérique accompagne le livre, ou se vend sans le livre. La question risque bien d’être tranchée d’office par l’arrivée des géants, et le côté désormais très séducteur des nouvelles « liseuses », le Sony 600 ou le Kindle 2. L’offre numérique plafonnée à 10 euros, et alors : à 25%, c’est encore plus, pour l’auteur, que ce qu’il touche à 11 ou 13% sur un livre à 15 ou 19 euros. Et, même compte tenu de la TVA, c’est aussi largement la même marge pour les 2 autres acteurs, l’éditeur et le diffuseur, libraire inclus. On ne paye pas la propriété d’un objet, mais simplement la disposition d’un accès : aux éditeurs d’organiser la complémentarité des ressources papier et des ressources numériques, mais comparer les 2 prix n’a pas de sens. Un fichier mis à disposition 0,99 euros pourrait bien entraîner, pour nombre de textes, un surplus des ventes livre papier : les éditeurs qui le comprendront prendront la place de ceux qui ici ont reculé.
 MAIS, pour conclure : qu’on ne prenne pas cela comme un appel à rébellion contre nos éditeurs, qui ont peut-être un peu de mal à découvrir que la vie de notables et d’industriels qui est la leur depuis le modèle Grasset ou Gallimard né dans les années 30 entre dans une nouvelle ère. C’est juste que nous, auteurs, on doit entrer dans une phase un peu pédagogique : dire ce qu’on veut pour ces avenants et contrats, c’est le meilleur moyen de les aider à inventer.

 

3 _ quasi aucun de nous pour vivre de ses droits d’auteur

Le « droit d’auteur » a été conçu pour protéger l’auteur, dans une époque où la diffusion presse et théâtre était dominante, même bien avant la diffusion livre.

Ce qui a basculé, autant pour le livre désormais que ça l’est pour la musique ou le film, c’est l’économie de la profusion. Voyez les rayons de vente de disques durs à 500 Go ou 1 Téra dans les Fnac : pourquoi c’est devenu un produit grand public, sinon parce que chaque étudiant à sa cinémathèque dans sa chambre ? Et ce n’est pas aller à l’encontre de la création : elle se réorganise autrement. La musique commence maintenant à maîtriser ces nouveaux flux, y compris économiques.

Depuis notre connexion Internet à la maison, sur notre Sony ou autre liseuse, nous n’emportons pas une collection de quelques livres, mais nous transférons notre bibliothèque. Cette économie de la profusion (penser aux 600 000 livres du domaine public que Sony rend accessibles en epub via Google – et la petite part francophone de cette masse grandit proportionnellement aussi).

Comment vivons-nous ? Les auteurs du Nouveau Roman, ça a été grâce aux facs américaines qui les invitaient 4 mois par an, et non pas les droits d’auteur. Claude Simon vendait une maison à chaque livre qu’il publiait, et a tenté de recomposer son héritage une fois touché le chèque du prix Nobel (dont Beckett, lui, n’avait pas voulu – tout surpris que Godot continue de se jouer chaque soir quelque part dans le monde). Les auteurs des années 70-80, en grande partie grâce à l’ouverture et à la dynamique de France Culture, où les auteurs avaient statut de co-producteur pour les Ateliers de création radiophoniques ou l’immense mémoire des Nuits magnétiques, ou les commandes de fictions... Les auteurs allemands avaient la chance de disposer d’une radio culturelle dans chaque Land, et la vitalité de la littérature contemporaine allemande en vient tout droit. Temps désormais finis.

Deux remarques :
 l’activité de l’auteur, c’est là où la société, de son point de vue et pour sa propre logique, a recours à l’intervenant artistique. Il ne s’agit pas de chèque en blanc, ni d’une sorte de charité (voir récent article sur les résidences d’écrivain, mais d’un pacte où notre apport est spécifique, et en échange, pour nous, une réflexion en acte sur la littérature et le monde. Ces modes de rémunération, ateliers, stages, lectures publiques, rencontres (merci aux festivals qui rémunèrent les auteurs, comme Bron, Manosque, Marathon des mots, Petites Fugues et d’autres) sont partie prenante de notre activité – ils ne sont pas des « droits d’auteur ».
 longtemps dans une sorte de flou juridique, notre activité « sociale » se rémunérait au petit bonheur la chance. Plus expérimentés, les théâtres répartissaient en heures d’intervention directe et en commande de texte – mais les théâtres n’invitent plus les écrivains (très concrètement, vous pourrez vérifier ville par ville, depuis qu’on leur a mis à charge les personnels de sécurité, pompiers et vigiles). La Maison des écrivains, dans son lien d’origine au CNL, disposait d’une dérogation pour rémunérer ateliers et résidences sous forme de droits d’auteur. Les Régions et départements rémunèrent sous forme de bourse, sans cotisation sociale, apparemment sans qu’impôts ou Agessa s’en formalisent trop. Période révolue, on l’a bien compris : négociations en cours entre Agessa et SGDL sur rémunérations et cotisations, mais l’explosion télévisuelle a fait se banaliser le statut du droit d’auteur (c’est Jospin le premier qui a intégré les droits d’auteurs avec l’ancien abattement de 25% dans les revenus globaux). L’Agessa accordait l’affiliation au régime général de la sécu à condition de prouver que les « droits d’auteur » constituaient plus de 50% de vos revenus, et avait institué une dérogation de 3000 euros par an pour les versements en « honoraires » qui simplifiaient les prestations dans les bibliothèques ou les municipalités. Depuis janvier dernier, les auteurs peuvent se doter d’un SIRET et bénéficient, jusqu’à concurrence de 30 000 euros par an, d’un prélèvement forfaitaire simplifié à 23% incluant les cotisations sociales : mais qui vous en informe dans le monde pro ?

 

4 _ une économie à penser autrement pour le numérique

Pour en arriver à cela :
 l’activité web d’un auteur, ce n’est plus informer de son agenda et mettre en ligne des critiques de presse, c’est un travail de création à penser à part entière ;
 ce « à part entière » n’est pas forcément une nouveauté dans ce qui est le temps d’un auteur (j’ai cité plusieurs fois les 3000 lettres en 5 langues qu’a adressées Beckett le taiseux, la Correspondance au quotidien de Flaubert, la diversité des incises du Journal de Kafka : c’est ce côté de l’atelier personnel dont Internet permet seulement la visibilité ;
 le travail rédactionnel qu’exige Internet est un travail à part entière : on commence à voir des événements littéraires le comprendre, et inviter (rémunérer) des blogueurs pour en assurer la présence flux ;
 de même, l’apprentissage web désormais se transmet : j’ai expérimenté tout l’hiver dernier à Bagnolet ce genre de laboratoire neuf, ça m’a permis la prise de repère, là nous entamons une « classe maître » formes, voix, numérique à la bibliothèque Gabrielle-Roy de Québec [14], voir aussi liminaire.fr pour le travail précurseur de Pierre Ménard ;
 la chaîne numérique du travail de l’écrivain devient globale : de la recherche de documentation à la constitution de sa bibliothèque, à la révolution qui touche doucement les traitements de texte (nous sommes nombreux à migrer de Word à Pages, dont l’approche graphique est radicalement différente), et bien sûr ce que nous avons à prendre en charge – en tant qu’auteurs – des paramètres de la lecture numérique : les catégories mallarméennes de pages, formats, blancs, marges, lignes, et ces mini-logiciels complexes que sont les polices de caractères, aucun de nous n’avait eu à s’en préoccuper jusqu’ici, mais nous entrons dans une phase de secousse d’ensemble où nous ne pouvons déléguer la réflexion sur les fondamentaux mêmes de la lecture-écriture [15] ;
 l’économie du numérique est basée sur le gratuit, et l’idée de la profusion. Ne sert plus d’installer sur le web bonnes feuilles ou inédits. Faites vous plaisir : soyez sur le web comme vous êtes dans votre atelier, osez laisser entrer le regard. Vous ouvrez votre dictionnaire et êtes surpris de telle étymologie ou tel emploi du mot cherché ? Il ne vous faut pas plus du temps que vous avez pris, la consultation papier, pour en faire part sur votre site ou blog ;
 pour en arriver à ceci : ce n’est pas la mise en ligne de vos textes qui va vous rémunérer, et c’est en cela que le système existant des droits d’auteur peut se transformer en verrou. C’est aussi ce qui nous rassemble dans notre coopérative publie.net, que développer – et ce n’est pas une question d’épicerie – ces ouvertures de lectures, rencontres, stages, et diffusion de travaux hors papier via accès et abonnements : une logique de flux, mais un nouveau partage de site à site, et les rencontres qui s’ensuivent, débordant le traditionnel champ littéraire ;
 de même les nouveaux modes d’accès à la lecture. On le voit dans la presse, avec la diversité de modèles encore hésitants, mais chacun inventeur, de Mediapart à Rue89 et d’autres : lorsqu’une bibliothèque universitaire (testez à Angers, Poitiers, Strasbourg, Montpellier, Arras, Québec/Laval...), une bibliothèque territoriale (Beaubourg, Rennes Champs Libres, Nîmes Carré d’Art, médiathèques Roubaix, Val d’Europe et bien d’autres), un institut français à l’étranger (Londres, Mexico) nous font confiance et nous honorent d’un abonnement, leurs propres abonnés peuvent accéder à distance, de chez eux, à l’ensemble du catalogue – sinon, les lecteurs ne prendraient pas le risque et le temps de découvrir, d’explorer. A nouveau, c’est l’idée de la profusion qui va permettre qu’une singularité (le lecteur) rencontre une singularité (l’auteur) : lorsque nous développons ces modes d’accès, nous ne sommes plus dans le schéma de la diffusion du livre, sur laquelle s’est basée le système des droits d’auteur. Prenons le risque d’explorer hors de ce système : non pas pour je ne sais quel avatar de start-up : la littérature ne rentre pas dans ces boîtes. Seulement pour notre survie, seulement pour la vie et la circulation de notre travail : vous savez à combien se diffuse un livre papier de littérature contemporaine ? Notre propre roulement économique a déjà rejoint et dépassé celui-ci.
 l’économie traditionnelle du littéraire a déjà basculé. Il y a de la place pour tout le monde. Dans cette économie différente, un seul axiome se dégage : le mouvement qui s’amorce part des contenus mis librement à disposition publique, et du travail (c’en est un) de médiation réseau de ces contenus, leur utilisation pédagogique ou leur relais par d’autres supports [16] ;
 qu’est-ce je n’ai pas entendu, toute cette année, sur ce modèle très élémentaire et le laboratoire très humble ouvert avec publie.net : mais cela faisait 3 ans que je ne cessais de dialoguer avec éditeurs sur nécessité de s’y coller, mettre les mains dans le cambouis numérique pour attaquer le chantier de la lecture écran. Eh bien trop tard, on s’en tiendra à ce modèle du 50/50, 50 pour l’auteur, 50 pour la structure. Et on s’en tiendra à cet artisanat, peu de textes (2 par semaines, quand même !), mais des textes qui nous semblent nécessaires.

On souhaite le meilleur à toutes les journées d’études sur le numérique qui sont organisées à grand frais ici et là sur ces questions (on en dénombre 8 dans la 1ère quinzaine d’octobre !). On préférerait juste, quelquefois, que ça passe par l’expérience directe, invitez-nous donc plutôt à des formations, testez nos outils, plutôt que les éternelles parleries. Les auteurs qui, il y a 10 ans encore, auraient emprunté l’itinéraire traditionnel des publications revues, du premier roman avec constitution d’un dossier de presse, ont bien compris que désormais c’est ailleurs que ça se passe : réjouissants, la santé et le culot du monde blog. On assiste depuis 2 ans à un curieux phénomène inverse : tous ceux qui pensaient le web comme une sorte de caisse enregistreuse, une sorte de prolongement critique (je prends le meilleur) du Matricule des Anges, prennent distance, comme s’il y avait péril en la demeure : non, c’est juste qu’on a porté la demeure ailleurs. Comptez, parmi les centaines de livres parus cette rentrée, combien d’auteurs ont choisi ce chemin de la présence web [17], ou bien s’imaginent que c’est le travail de leur éditeur (et quant aux sites d’éditeurs, combien ils sont à accepter l’ouverture réseau, à confier les clés web 2.0 à leurs équipes ?). On arrive dans une phase où une génération, plutôt que de s’emboîter à la suite de qui les précède, pourrait bien s’y superposer.

[1Autrefois, la Maison des écrivains était très active sur ces questions, mais silence radio depuis 3 ans, et le nombre d’adhérents doit s’en ressentir.

[2Voir sur leur site la lettre 34 en téléchargement.

[3Et même de plus anciens : si la littérature peut mordre encore en décembre 2006 et les auteurs et l’argent en mai 2006.

[470 ans post-mortem + années de guerre comptent double, Apollinaire étant ainsi protégé jusqu’en 2034, et 50 ans dans le monde anglo-saxon, ce qui fait qu’Artaud et Giraudoux tombent dans le domaine public au Québec et que rien n’empêche de les diffuser sur Internet, d’où la richesse de sites comme Classiques des sciences sociales, et de toute façon le rouleau compresseur Google Books qui s’annonce.

[5Cf l’inusable Balzac, les travaux et les jours de Stéphane Vachon...

[6Le jour où les universitaires le comprendront, tout ce qui dort dans les centaines de tonnes de papier mort des parutions de colloque pourra reprendre vie via le numérique, nous on y est prêt : ils résistent comme si on leur proposait quelque chose de déshonorant. En attendant, pour les Lettres au moins, on a l’impression d’assister à un suicide librement et doucement choisi de l’université française.

[7En particulier, pour l’ensemble des publications sans contrat, pour les parutions en revue.

[8De même, dans ces myriades de mini-contrats qu’on signe pour des publications collectives, rien de plus facile que d’ajouter un codicille ou rayer une mention : votre partenaire l’acceptera d’autant plus facilement qu’il gagne lui aussi, à ce que son initiative de publication soit ainsi en partie ravivée ou pérennisée. Spécifiez à la main, avant signature : droits valant exclusivement pour la publication mentionnée, et pour durée de 2/4/ ? ans maximum, c’est tout.

[9Avec le paradoxe que cette clause plutôt visionnaire était due à l’intervention du juriste Olivier Cazeneuve, concepteur du contrat d’auteur publie.net !

[10Rappelons d’autre part une autre proposition : la résiliation de droits intervenant non pas en cas de constat de non-disponibilité du livre en commande, comme c’est le cas actuellement, mais si la barre des ventes passe sous les 50 exemplaires annuels. Une obligation de résultat, ou sinon on se quitte bons amis : dans l’ensemble des processus industriels et commerciaux cette convention fonctionne – moi je constate que tel livre se vend régulièrement à 160 exemplaires par an, OK. Il tombe sous les 10/15, l’éditeur a un rôle uniquement passif, servir les commandes : dans ce cas je récupère mes droits, et je confie le livre à un diffuseur numérique.

[11Mais, sur les sites de ventes en ligne qui ne supposent pas d’envoi postal, déclarez-vous comme habitant hors UE, et vous serez dispensé de cette TVA... Seuls des sites comme Adobe savent gérer la reconnaissance géographique d’IP.

[12C’est un point juridique que je considère plus crucial que celui de la TVA : dans la diffusion numérique, le prix de téléchargement est le même quel que soit le point d’accès, libraire, site de l’éditeur ou de l’auteur, gros diffuseur. Par contre, ce qui est logique, chaque fois que nous ajoutons un intermédiaire, libraire ou gros diffuseur, nous ajoutons une ristourne, l’auteur reste bénéficiaire puisque accédant à une diffusion plus large, même à taux plus réduit, pareil que dans le modèle livre de poche. Mais, puisqu’il s’agit de propriété artistique, la loi française veut que la rétribution auteur soit indexée au prix de vente. C’est un des points qui me pousse à regarder de très près un transfert de la gestions des droits de notre coopérative depuis le Qc.

[13Et là, pas mieux au Québec qu’en France, tant pis pour eux...

[14on commence à voir poindre des propositions de formation d’écrivain, par exemple lemotif.fr,, tant mieux – reste que les intitulés sont bien vagues, et la place du numérique assez accessoire, le mot "multimedia" suffirait à dater un peu la proposition...

[15La lecture la plus dérangeante sur ces questions, paradaxolament, vient d’avant l’âge du web : les 40 Petits traités de Pascal Quignard en 2 tomes Folio, sur le livre, la page, le e, le deleatur, la bibliothèque, etc – vous les lirez complètement différemment dans notre contexte d’aujourd’hui.

[16Ainsi, nous évitons le plus soigneusement possible, avec les textes qui nous sont proposés pour publie.net, ce qui ressemblerait à cette hiérarchie de relation auteur/éditeur qui est un modèle très récent, né dans les années 30 et pas avant : la notion de réseau, le repérage, l’ouverture de blog à blog, la prise en charge des étapes mêmes du travail et la réflexion qui l’accompagnent ne peuvent se concevoir qu’en réseau.

[17Comment expliquer cette frilosité de la grande masse des auteurs publiés papier, qui serait désormais inconcevable pour un musicien ou un scientifique ? Et ce n’est pas leur progressive arrivée sur Face Book – outil de flux, parfait pour faire connaître et diffuser vos articles bog – qui remplace la mise à disposition de contenus qui vous ressemblent. Difficile techniquement ? Bien sûr que non, et on peut vous aider. Et répéter encore et toujours combien il est vital, pour un auteur, de s’assurer tout d’abord de son identité numérique : créer un nom de domaine, y héberger votre site, faire que les requêtes Google sur votre nom amènent chez vous et pas dans un terrain vague...


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 28 août 2009 et dernière modification le 20 octobre 2009
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