de quelques paradoxes sur les résidences d’écriture

de la nature du rapport entre l’auteur et son partenaire dans une résidence d’écriture


note du 26 mai 2010
Non pour recycler ancien article, mais parce que curieux de relire à pile un an de distance, et après l’expérience Québec, cette intervention mise en ligne exactement il y a 1 an. Questions bien sûr qui restent actives, et aussi sentiment que certaines autres avancent : notamment, en Île de France, le fait que des auteurs à forte implication web (ne serait-ce – les proches – que Pierre Ménard et Fred Griot). Aurais bien aimé que questions évoquées ci-dessous trouvent prolongement concret, modes rémunérations, projets avec entreprises, méthodologie formation web etc, d’où cette réactualisation : pour ma part, tout ça reste chantier ouvert – d’autant que l’an prochain, rançon de l’absence, première fois depuis bien d’années que n’aurai aucune activité de cette ordre (fait rien, on a bcp à faire avec publie.net, mais les ateliers d’écriture et l’expérience de terrain ça a toujours été pour moi un vrai poumon, voir Kuessipen)...

 

présentation initiale, le 13 mai 2009
Le Conseil régional d’Île de France a lancé, il y a 2 ans, un programme très dense et lourd de résidences d’écrivains, chacune basée sur l’association avec un lieu culturel ou scolaire.

Ce programme est ambitieux dans les moyens : 57 résidences en 2 ans, 740 000 euros par an.

Ce jeudi 14 mai 2009, une quinzaine d’entre nous sommes rassemblés pour une journée d’étude et réflexion sur ces résidences. Le thème de la table ronde d’ouverture, à laquelle on m’a demandé de participer, s’intitule : Pourquoi des résidences d’écrivains ? Quel sens donner à cette forme d’action ? Mais aussi, comment penser aujourd’hui la place de l’écrivain dans la société ?.

Nous sommes 4 à parler dans cette table ronde (Leslie Kaplan et Gwenaëlle Stubbe comme écrivains avec moi), ce qui laisse une douzaine de minutes maximum pour résumer et analyser mes 6 mois d’expérience à Bagnolet dans le cadre de cet intitulé en 3 questions. D’où l’importance du travail de notes préparatoires.

J’insiste donc : il s’agit de questionner le concept même de résidence. J’ai pris la liberté de le prendre, pour cela, par quelques paradoxes : un pourcentage sur le partage du temps de l’auteur, et l’engagement pris de ne plus solliciter nos mandants pendant 3 ans, disparaître de leur vue ensuite. Et, tout aussi paradoxalement, de quelle part de réalité je puis avoir besoin dans mon travail d’auteur ? Et si cela méritait, au terme de ces 6 mois, d’être regardé de près, plutôt que d’étaler ses états de service ?

Nous sommes rudement fiers, côté Bagnolet, du travail fait : nos vendredis après-midi de laboratoire web et numérique avec bibliothécaires et blogueurs, l’atelier web et littérature tout public du vendredi soir, les trois cartes blanches, deux rencontres plus professionnelles, un atelier écrire midi deux pour les salariés, deux ateliers d’écriture au lycée Hénaff de Bagnolet. Alors, bien évidemment, que cela ne restera pas sans effet sur mon parcours, mon travail : mais justement, comment ?

C’est parce que nous sommes fiers de cette expérience, j’y insiste, que je maintiens ce jeudi matin cette intervention tel quel, et que je me permets cet examen : à nous de faire avancer, ensemble, l’idée même de l’écrivain dans la société. Mais c’est bien la question, posée, non ?

FB

Plus quelques impressions du lendemain, que je préfère séparer de l’intervention elle-même.

En 6 points :
 1 _ écrire comme métier
 2 _ le temps de l’écrivain
 3 _ l’écrivain est-il soluble dans la médiation culturelle ?
 4 _ qu’est-ce que je viens faire ici ?
 5 _ de la littérature comme action
 6 _ que la littérature n’est pas (simplement) le livre


1 _ écrire comme métier

Voici un contrat de travail d’un type nouveau : la résidence.

Métallurgiste spécialisé fonderie en résidence à Usinor Dunkerque, vous voyez ?

Ou un petit extrait de Rabelais pour s’ancrer dans la littérature : & gaignay quelque peu d’argent pour vivre. Et sçavez vous comment ? à dormir : car l’on loue les gens à iournée pour dormir, & gaignent cinq à six solz par iour, mais ceulx qui ronflent bien fort gaignent bien sept solz & demy.

Ainsi, le paradoxe de départ c’est qu’écrire, bien sûr, n’est pas un métier. Pourquoi écrivez-vous ? On connaît les réponses les plus célèbres, Beckett, Bon qu’à ça, Saint-John Perse, Pour mieux vivre. Et puis le comment d’écrire, sa temporalité définitivement absente. Flaubert, de 22h à 1h le lendemain, puis deux autres heures pour écrire des lettres, et le lendemain grasse mat’, par périodes de trois semaines tous les quatre mois. Balzac : de 3h à 7h, suivi d’un bain chaud apporté à domicile, puis correction des placards de la veille de 8h à 11h, trois semaines aussi environ, chaque deux mois. Stendhal : 53 jours pour dicter la Chartreuse de Parme, et huit ans pour la préparer. Baudelaire : refus d’avoir une table à domicile, composant mentalement dans la rue (Jacques Roubaud fait de même aujourd’hui), Trébuchant sur les mots comme sur les pavés / Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

L’écrivain est donc invité en résidence parce que son activité n’est pas quantifiable, dans le temps ni dans la méthode.

Cependant, le lieu qui l’accueille est, lui, un lieu socialisé. Et, s’il accueille un écrivain, un lieu qui socialise justement – parmi d’autres de ses composantes ou activités – la littérature ou l’écriture. À preuve qu’on n’arrive pas à implanter des résidences d’écrivain dans les bureaux ou les usines, voire les hypermarchés ou les chantiers, alors que ce serait un tel rêve pour tant d’entre nous.

 

2 _ le temps de l’écrivain

La résidence invitant donc l’écrivain pour lui donner place dans ses activités socialisées, en intégrant le fait que sa fonction ne soit pas socialisable ?

Donc l’écrivain en résidence pour dormir. Mais j’aimerais bien. Je l’ai fait dans des théâtres. J’aurais bien aimé le faire à la bibliothèque de Bagnolet. Il m’a d’ailleurs semblé parfois trouver plus d’affinité avec le lieu, le lieu en tant que tel, ses dédales, ses secrets, ses livres aussi, dans les heures de fermeture au public. Mais lorsque je bascule dans l’autre côté de la vie publique : par exemple, aborder les usagers et leur demander de me parler, devant caméra, de ce qu’ils cherchent dans les livres, comment ils les lisent, et comment ils utilisent la bibliothèque, entre ce qu’ils cherchent et ce qu’ils découvrent, s’ils s’assiéent ou s’ils se promènent, et que je ne saurais pas poser ces questions si elles ne me concernaient dans mon propre rapport aux livres, donc à l’écriture, est-ce que je suis encore dans mon métier d’écrire ?

Le paradoxe est donc que la résidence, étant un contrat par lequel l’écrivain est rémunéré (le seul contrat de travail non assujetti à charges sociales, ni garanties) demande à l’auteur une implication dans la part sociale de son activité. Et qu’elle le chiffre : exemple, résidences région Île-de-France, « mode d’intervention de l’auteur, précisant le temps dédié au projet de résidence (environ 30 %) et le temps dédié à son écriture personnelle (environ 70 %) » – mais 30% de quoi, 70% de quoi ? De mes 24h, soit 6h par jour à la bibliothèque ? De 35h hebdomadaires ? Moyenne pas semaine, j’en passe plutôt le double à l’ordinateur, mais ce n’est pas toujours « travailler ») – et, pour qui écrit, les heures de sommeil sont les plus vitales : on scrute les rêves, on utilise le dérèglement du sommeil pour affaiblir les résistances aux censures.

Question sans doute plus facile pour la musique (le temps des gammes, des répétitions, du concert : le travail du musicien s’entend), et impossible pour le photographe (déclic au 1/200°, mais combien d’heures de repérages) : le temps de la lecture, si décisif pour l’auteur, est-il un temps de travail ? Bien sûr que oui. Le temps d’écriture n’est probablement pas plus pour l’écrivain que le temps du déclenchement pour le photographe.

 

3 _ l’écrivain est-il soluble dans la médiation culturelle ?

Allons plus loin : une fois donné 30% de mon temps à mon partenaire dans la résidence, le reste du temps est pour mon écriture personnelle. Je viens à Bagnolet le mercredi et mène 2 ateliers d’écriture, je reviens à Bagnolet le vendredi et mène 2 ateliers d’exploration et réflexion concernant les usages numériques : vous croyez franchement que « j’écris », après, avant ? Voire même, la veille, le lendemain ?

La question devient à ce moment asymétrique : de la nature de ce que demande la résidence à l’écrivain qu’elle requiert ou accepte, de la nature de ce que je demande à la résidence pour mon travail.

Attention : ce dont je parle ici concerne l’ensemble de ces résidences proposées un peu partout, et pas ce très beau et confiant soutien de la région Île-de-France au travail de plus de cinquante écrivains. Mais justement : parce que ce dispositif est neuf, et déplace le terrain même, c’est en regardant de près ses rouages que nous pouvons d’autant mieux être nous-mêmes dans cette action, l’auteur, le partenaire, l’institution.

Donc, à suivre la convention, ce que l’écrivain remet à la collectivité qui l’accueille, c’est du temps et non pas du travail. D’où le fait qu’il échappe à toutes les garanties sociales historiquement acquises pour l’ensemble des autres activités rémunérées ? Peu importe, puisque je ne me suis pas cassé la jambe dans la bibliothèque, n’ai pas causé d’accident dans le lycée, et ne prétends ni à congés payés, ni retraite à 65 ans, ni visite médicale etc : je suis écrivain, c’est déjà assez de chance, non ? Plus fondamentalement : il s’agit d’instaurer une relation à trois. Le public, les accompagnants (enseignants, autres formateurs) et l’écrivain. Dans une relation déjà établie entre l’établissement et un public, on en appelle à un tiers. La nature culturelle de la relation y est déjà posée : les livres, par exemple, pour la bibliothèque. Mais en appelant à ce tiers qu’est l’écrivain, c’est cette nature culturelle qu’on met elle-même en travail : on la repose dans sa genèse, l’instance de son élaboration, de sa nécessité.

Il ne s’agit donc pas d’une médiation de plus, par exemple médiation de l’œuvre de l’écrivain dans le cadre plus global de la médiation culturelle de l’établissement. Il s’agit de la mise en mouvement, déstabilisation, élargissement, interrogation, reconstruction, de cette relation même, en la déplaçant à la fois dans sa nature (non plus le livre, mais l’écriture, non pas l’objet fini, mais ce pourquoi on le crée) et dans son fait relationnel : avec la présence et l’intervention de l’auteur, c’est la pratique qu’on ouvre, et qu’on partage. Personne n’a jamais prétendu enseigner la philosophie sans exercer la philosophie elle-même, donc philosopher : pour la littérature, on n’a pas de verbe équivalent, c’est l’ambiguïté du statut même du langage.

La question n’est pas mineure : l’artiste a-t-il en tant que tel un rôle dans la médiation culturelle qu’organise l’établissement pour son public ? Et si ce rôle est avéré, pourquoi ne pas le reconnaître comme tel ?

Question de fond, née d’une longue collaboration avec les personnes qui m’entourent ici, et qu’il s’agit d’élever ce même dispositif à nos ambitions.

Lorsqu’on nous requiert pour prendre notre rôle d’artiste dans cette médiation, en quoi alors il s’agirait d’une contrepartie (même chiffrée 30/70) à notre travail de création ? On veut nous dire : bon, voilà trois sous pour vous aider dans votre travail de création, mais au moins faites de l’utile, intervenez en bibliothèque ? Ou bien : on ne sait pas trop à quoi vous servez, donc contribuez à 30% d’utile, comme on propose aux détenus un travail d’intérêt général ? Ou encore : Il ne faudrait surtout pas reconnaître à échelle d’une société, par exemple pour l’éducation nationale (au Québec par exemple on pense autrement) que l’écrivain a un rôle spécifique dans cette médiation culturelle, rôle qui ne se confond pas avec sa création, et qu’on ait alors à le rémunérer comme un autre travail, l’évaluer comme tel, en préciser socialement les tâches ?

 

4 _ qu’est-ce que je viens faire ici ?

Prenons l’autre côté. Qu’est-ce que, moi, je viens faire ici ? Est-ce le rôle d’une institution publique, territoriale ou artistique, de soutenir la création littéraire – et, si elle choisit de le faire, en quoi demander une contrepartie en terme d’intervention sociale justifie ou excuse l’emploi de fonds publics à cette fin ? La création littéraire se porte-t-elle mieux si on l’aide ? On aimerait répondre oui, mais on sait bien qu’un texte aidé n’est pas forcément meilleur, on chuchoterait même que le confort n’est pas un adjuvant privilégié : ils s’enfoncent, ceux qui sont trop aidés – tenez, vous connaissez quelqu’un de l’académie française qui vous intéresse ? On sait bien que les textes surgissants, bouleversants, ceux qui changent globalement la donne, naissent de lieux imprévus, injustifiables, presque inexcusables : tant et tant d’exemples, de Rimbaud à Ponge, Céline ou Artaud, ou Paul Valet médecin à Vitry-sur-Seine, etc.

Alors évidemment, de notre côté, une dette à ceux qui nous accueillent : voilà qu’on vit comme des citoyens ordinaires, dans la légitimité de pouvoir consacrer notre temps à la part vitale, mais a-sociale de notre activité : écrire. Et remerciement à l’institution qui nous sollicite, ou accepte notre sollicitation, de poser en préalable cette liberté de l’accueil : ces 70% dont on ne sait pas de quel temps sont pour l’écriture « personnelle », sans autre détermination.

Il n’y a pas une chambre d’écriture, et une intervention sociale. Il y a la construction par l’écriture d’une représentation du monde, là où le monde ne s’est pas (encore) représenté lui-même.

Et ici la part irrationnelle, non-raisonnable : l’intuition esthétique de l’auteur, le champ particulier de son « engagement » (à ce seul endroit ce mot), sa friction au monde décidée en amont de lui-même, faut que le plus singulier (les duchesses ou le cattleya de Marcel Proust), devient dépôt symbolique d’une part irréductible d’universel, cet universel qui nous permet de lire, à tant d’années et de lieux d’écart, Murasaki Shikibu, Gilgamesh, Don Quichotte jusqu’à tout près, Henri Michaux, Koltès ou Georges Perec, pour s’en tenir aux grands morts nos plus proches voisins.

Et que la difficulté essentielle de notre travail d’écrivain est probablement de rejoindre et d’accepter ce lieu du saut irrationnel, non prévisible.

Mais c’est justement là, que j’ai besoin d’ouverture au monde. Il n’y a pas de hiérarchie ni de priorité d’essence sociale : si j’ai passion, pour mon travail, des problèmes de géographie de l’urbain, l’entrée radiale dans Montréal depuis le train d’Ottawa, le mois dernier, sera au même niveau et de même importance qu’un élément qui a compté énormément dans mes mois de Bagnolet : les dizaines de fois où je suis passé à pied du centre commercial, métro Galliéni, à l’entrée de service de la bibliothèque, cinquante mètres à peine mais qui condensent une totalité de nos questions urbaines. Or, je serais bien incapable, je n’oserais jamais, dire à mes mandants et partenaires de Bagnolet : génial, cette résidence, les 50 mètres entre le centre commercial et l’entrée poubelles de la médiathèque, c’est tout un roman…

Quand je dis que j’ai besoin de cette ouverture au monde, qu’elle m’est nécessaire, ce n’est pas essentiellement pour la décrire. C’est parce que l’accès à la totalité monde qui m’entoure suppose l’expérience de ce monde, et, dans cette expérience, qu’elle produise elle-même ses énonciations.

De ma récente résidence dans une autre médiathèque, Pantin, je retiens cet étrange fait géographique : les filles qui deviennent apprenties coiffeuses échappent à la clôture banlieue, et les salons des beaux quartiers les affichent comme en parade, tandis que leurs frères, apprentis mécaniciens, boulangers ou frigoristes, seront cantonnés au territoire d’origine. Et soudain l’énonciation qu’ils ont eux-mêmes, filles et garçons, de la totalité ville est différente. À l’inverse, les runs, ces rendez-vous de quelques dizaines de minutes en pleine nuit pour des courses sauvages autour des hypermarchés, vont devenir récit, alors qu’ils me sont inaccessibles. Je ne ferai pas écriture de ce qu’ils me diront, je n’ai pas vocation à témoigner d’autre chose que de moi-même (Roland Barthes : « On écrit toujours avec de soi »). Mais ma compréhension du monde a été différée, augmentée, aiguisée.

 

5 _ de la littérature comme action

À cet endroit d’expérience ou de compréhension du monde, ma tâche est la même : je n’ai pas besoin de résider, bibliothéquer, rencontrer. Ma tâche reste l’immersion dans les livres et un temps sauvage parce que solitaire, mutique, où les ennemis sont ces livres qui vous désignent des excès de vie, des arrachements de sens, et qui vous disent de sauter, d’accepter l’inconnu, l’écart, la nuit.

Alors je ne sais pas ce que je retire de ces séances d’ateliers d’écriture, sans contrat de travail d’aucune sorte, ni assurance ni salaire (solde, indemnité pour le sel), sauf que l’intensité même de ces séances, l’énoncé de la ville, ou, ici, la dure découverte des dégâts de l’intériorisation des violences ou de la relégation subie, me déplacent dans mon être au monde.

Ce que je requiers d’une résidence, c’est comment ce que nous construisons, en amont, va interférer avec ce territoire où l’écriture, elle, ne surgira pas depuis une détermination, mais ce saut dans l’inconnu.

Voilà pourquoi je suis reconnaissant à la médiathèque de Bagnolet de m’avoir accueilli ces derniers mois. Voilà pourquoi nous avons estimé de notre devoir commun d’organiser des séances d’écriture, et qu’elles soient aussi en direction des plus jeunes. Et voilà pourquoi nous avons voulu interroger, librement, sans programme préalable, la question du numérique et du livre, le vendredi après-midi, dans l’intérieur de la bibliothèque. Voilà pourquoi, de tout cela, le plus important est peut-être cette étonnante dalle de ciment, douze mètres de large, cent cinquante mètres de long, qui rejoint en dessous et au-dessus des autoroutes et des tours le centre commercial à la bibliothèque.

Voilà pourquoi, aussi, je suis reconnaissant à la médiathèque de Bagnolet de m’avoir proposé trois cartes blanches, qui n’ont jamais été ce qu’inscrit dans le cahier des charges régional « rencontres des publics avec l’auteur et avec ses livres », mais une performance avec musique électrique, une porte ouverte à des auteurs d’une génération de moins que moi avec vidéo-projections et outils numériques, et, pour finir, de filmer, à l’intérieur de la bibliothèque, les usagers et d’entamer dialogue avec eux.

Voilà pourquoi je regrette qu’on n’ait pas réussi, en si peu de temps, à faire autre chose que quelques bases pour ce qui concerne l’approche numérique : il nous aurait fallu un écran pour le travail de groupe (« Mais si on vous le donne, ils vont être trente à nous en demander un… »), ou l’autre réponse imparable : « Mais ce sont des budgets d’équipement, pas des budgets de fonctionnement… », on s’est servi à pleins groupes de mon petit matériel personnel, enregistreur, appareil-photo et camescope, mais c’était la condition pour faire surgir, ces fins d’après-midi, le vendredi, un autre visage de la ville, et des lecteurs. Mais cela fait des années que j’interviens, et que toujours ces actions ou résidences sont un tour de manège et au revoir : comment thésauriser les expériences ? Un de mes grands souvenirs ces dernières années, c’est un rendez-vous le 1er jeudi de chaque mois, à Pantin, avec des bibliothécaires de toute la Seine Saint-Denis : nous écrivions. Au bout du compte, un voyage qui autorisait les participants à mener eux-mêmes ces ateliers avec leurs publics, mais aussi à accueillir dans d’autres conditions, et accompagner, un projet artistique type résidence. Ces jours-ci j’assistais à une conversation, bien intentionnée et attentionnée, concernant des résidences d’une semaine dans des établissements scolaires, l’écrivain dormant dans les dortoirs, dans l’ancienne chambre du pion, avec interventions scolaires l’après-midi, et – ô miracle, les matinées libres pour écrire… Il est bien spécifié qu’ayant travaillé ces derniers mois avec la région Île-de-France à la médiathèque de Bagnolet, tout contact avec eux et avec elle m’est interdit pour les trois ans à venir. C’est l’autre face du paradoxe. Nous emportons avec nous notre petite part de savoir, l’humble croyance que faire écrire une classe de 25 ados dans les cités de Montreuil Bagnolet, et l’importance radicale de ce qu’ils nous disent sur la ville, suppose un peu de formation, de technique, outre la curiosité de ces textes inouïs. Comme le joueur de flûte de Hameln quittant la ville, je remballe soigneusement mon petit savoir-faire dans mon sac, et je pars en quête d’autres partenaires pendant trois ans… Est-ce la façon positive de faire chemin ? Là encore, question de fond sur le statut social de nos expériences. Pas grave pour moi, il y a tellement et tellement d’années que je suis sans aucune ressource du 15 mai au 15 octobre environ : est-ce que ce n’est pas justement notre meilleure chance pour écrire ?

 

6 _ que la littérature n’est pas (seulement) le livre

Voilà pourquoi je suis totalement incapable d’évaluer ce qui, de la demande initiale d’un partage de 30% de temps dédié au projet de résidence et de 70% de temps dédié à son écriture personnelle, a été ou non respecté. Voilà pourquoi, dans ces temps de Bagnolet, je n’ai pas forcément écrit de mon écriture personnelle, ni la veille ni le lendemain de ces journées et l’intensité des échanges, et que, malgré le ban de trois ans (résidence banlieue, résidence lieu du ban !) je ne m’engage pas à ce que les images, les mots, les visages (et même mes propres déambulations) ne me ramènent pas, hors et après cette résidence, sous le ciel de Bagnolet.

En tout état de cause, il me semble que nous gagnerions, nous étant les trois pôles de l’action commune, l’institution territoriale ou publique, l’établissement culturel accueillant, et l’auteur, à éclaircir deux points :

1, que dans la forme actuelle de convention (la convention proposée par la région Île-de-France est déjà très en avance des conventions proposées ailleurs), soit précisée plus avant la nature de l’intervention sociale de l’écrivain, et qu’elle soit assumée comme telle dans ses conséquences, notamment de salaire. Nous y gagnerions parce que nous proclamons ensemble le bien-fondé de la présence et de l’intervention en tant que tel de l’écrivain dans la médiation sociale. À noter que le cadre légal de ces interventions a été bousculé en profondeur ces dernières années : fin des dérogations pour paiement en droits d’auteur ou commandes de texte des interventions supposant un temps public d’exercice, et instauration d’un régime obligatoire de « micro-entrepreneur », ce qui est d’ailleurs totalement révoltant pour ceux de ma génération, auquel doit souscrire l’auteur, assujetti d’un forfait TVA et cotisations sociales à 23% pour des revenus en dessous de 30 000 euros annuels.

2, là encore, laissons-nous guider par la sémantique : l’expression « l’auteur et ses livres ». Ce n’est que dans les dernières décennies, et principalement depuis l’arrivée du livre de poche et le basculement sociétal de l’art vers l’industrie culturelle (concrètement : quand le Centre national des lettres a été débaptisé et renommé Centre national du livre), que l’assimilation de l’écrivain à l’objet qui est sa relation à la production et la diffusion culturelle, le livre, a pu faire oublier qu’il n’en avait jamais été de même, dans aucune époque et aucun lieu de l’histoire littéraire. C’est par la dimension sociale de ces résidences que se matérialise ce déplacement : même si survivent tant de formes momifiées, lectures entre plante artificielle et carafe d’eau, salons du livre avec signatures et tables rondes avec écrivains au kilo, c’est nous-mêmes qui avons en partie créé, par la spécificité même de nos territoires, par la richesse d’usages de nos bibliothèques, et – ô souvenir de temps enfuis – quelques belles échappées dans l’éducation nationale, ce renouvellement des formes de l’intervention auteur. Stages, ateliers, multiplicité des formes d’immersion, de présence, lectures à haute voix, performances, rencontres multi-displinaires, accueil de collectifs, y compris – cette année pour moi à Bagnolet – la mise en avant du numérique : le livre est un maillon, historiquement non pas même essentiel, de la littérature, lorsqu’elle devient présence.

Assumons-le, et pour cela n’hésitons pas à mettre en avant, retour point 1, ce qui touche à l’intervention de l’auteur dans la médiation culturelle de l’établissement partenaire, la nécessité urgente d’une vision publique en temps réel de ce qui est mis en œuvre. Dans une société heureuse et confortable, on pourra se suffire d’un remerciement dans un livre : que nos mandants s’en suffisent aujourd’hui, et veuillent faire croire que la tenue d’un blog au jour le jour, durant le temps quantifié de ces expériences, n’est pas un devoir vis-à-vis des fonds publics mis en jeu, c’est pour moi une surprise considérable, mais que je considère dangereuse : justement pour réévaluer l’image de la présence sociale de l’auteur par le livre issu du silence, et la relégation des interventions construites en commun dans une idée rabaissée ou appauvrie de la médiation culturelle qui a, autant pour l’établissement partenaire que pour nous-mêmes et notre écriture, valeur de nécessité, valeur d’urgence, valeur politique.

Et savez-vous quoi ? À trois reprises, avoir recroisé des participants d’un atelier tenu à Bagnolet il y a dix ans exactement, en 1998, via le Salon du livre de jeunesse de Montreuil : il paraît que ce qu’on fait, pour ceux qu’on y rencontre, ça peut laisser des traces…

Il y a deux mots, en tête du cahier des charges de ces résidences de la région Île-de-France, qui passent beaucoup trop inaperçus, et qui sont pourtant de très loin le plus dérangeant de cette convention qui nous lie : les mots « action littéraire », leur juxtaposition, leur ouverture.

Action littéraire : il me semble, je l’espère, et j’en remercie nominativement Xavier Person, Dominique Brigaud, Dominique Macé et l’équipe de la médiathèque de Bagnolet, et même si nous avons oublié le reste, que nous avons respecté le contrat défini par ces deux mots.


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1ère mise en ligne 13 mai 2009 et dernière modification le 26 mai 2010
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