les auteurs et l’argent

comment on gagne sa vie quand on publie des livres


Il y a 2 ans, Eric Pessan m’envoyait pour la revue Encres de Loire la suite de questions suivante, pour une enquête portant sur comment les écrivains se débrouillent avec l’argent.

Des divergences avec la revue, qui n’avaient rien à voir avec Pessan ni ce dossier, m’ont conduit ensuite à demander de n’y pas participer. Néanmoins, ce dossier, qu’on peut télécharger en ligne, est un document de fond, important à lire. Il constitue un complément au n° de la revue Lignes qui vient de paraître, Situation de l’édition et de la librairie, où Michel Surya n’a pas pensé que donner la parole à un ou des auteur(s) pouvait s’avérer pertinent.

Circulaient récemment, pour le travail interne de la Maison des Ecrivains, où j’ai demandé à ne pas renouveler ma participation au conseil d’administration, des interventions d’écrivains amis faisant état de ceux qui, exerçant parallèlement un métier, ou enseignant, écrivaient par noblesse, reléguant les autres à la littérature dans un but lucratif, et nos interventions, lectures, ateliers ou stages à des animations, mot que reprend à son compte la revue Lignes, dommage : ce qui y concerne la librairie et l’édition en fait une lecture nécessaire.

J’intègre donc à la partie publique de mon site ces réponses à Eric Pessan concernant l’argent, datées d’il y a 2 ans.

Evolution depuis lors : les métiers de communication et d’industrie culturelle ont multiplié le statut d’auteur professionnel (12 500 à la SACD, sans doute 4000 à la SCAM), induisant une normalisation de l’exercice du métier d’auteur, sans que l’auteur littérature y bénéficie d’un statut spécifique, de dérogations particulières. Je ne récrimine pas, je constate : cotisations lourdes, investissements matériels (téléphonie, informatique) plus lourds aussi. Cette professionnalisation intervient sur fond d’une régression accélérée et sans précédent des budgets que le libéralisme dit de niche — commandes de films, de fictions radiographiques, des partenariats éducation nationale — et d’un désengagement de l’État : là où les conseillers livres des DRAC étaient pour nous des partenaires précieux et amis, les régions peinent à se doter, sauf quelques-unes (dont Encres de Loire est l’exemple) de véritable politique du livre, ou d’une charte de service public pour le livre en région.

Ajoutons l’étrangeté française (pas de tradition de commandes des magazines, comme aux USA — hors leurs "numéros d’été" ! —, pas de commandes de fictions radiophoniques — Hörspiel — hors France-Culture, comme en Allemagne), d’une "saison" de demande sociale de plus en plus restreinte : on pourrait être à 10 endroits en même temps dans les 3 jours de Lire en Fête ou du Printemps des Poètes, toute notre activité publique se situe de novembre à mai, et plus aucun revenu du 15 mai au 15 octobre (certains amis auteurs parlent déjà de saison de pêche). Sans que pourtant la question d’une prise en charge sociale du temps d’écriture, comme évoqué ci-dessous avec Eric Pessan, en parallèle avec le système des intermittents du spectacle, n’ait jamais été considérée par les auteurs comme disposant d’une quelconque légitimité. On préférera toujours l’image de Daniil Harms ou Ossip Mandelstam au statut d’écrivain officiel. Mais cela crée sans doute une faille réelle, quant à la perception du monde, avec nos amis universitaires...

En parallèle, nouvel équilibre via Internet : textes hors du système de droits d’auteur, interventions scéniques construites de façon plus professionnelle, rémunération y compris. Qu’on compare la rémunération d’une lecture d’écrivain au coût de location d’une expo photo sur panneaux standards la plus banale, on est encore loin de la sortie de clandestinité.

Pourtant, l’histoire des formes de la littérature est aussi celles de sa rémunération : nouvelles pour Edgar Poe, Henry James, Carver et autres, presse pour Balzac ou Maupassant, lectures publiques pour Dickens qui en a inventé le modèle. Le Nouveau Roman n’aurait pas connu son essor de la même façon si, à cette époque, les auteurs n’avaient pas bénéficié d’un soutien considérable des universités américaines. D’autres écrivains, comme Pierre Guyotat, vendaient leurs manuscrits à des collectionneurs : je ne pourrais pas vendre mes vieux iBook, PowerBook, disques durs...

Et d’autres questions resurgissent : le modèle balzacien de contrats d’édition liés à une durée déterminée par exemple. Revenir à des contrats signés pour dix ans, à voir ensuite comment on reprend ou renégocie ces ouvrages. Un des contributeurs du n° de Lignes constatait : "pour un revenu de 2000 euros par mois, il suffit à un auteur de publier 2 livres par an et de les vendre chacun à 20 000 exemplaires", no comment !

Si la diffusion rémunérée directement à l’auteur de textes à télécharger ou imprimer, d’enregistrements de lectures, ou même la vente d’ouvrages hors édition n’est pas encore d’actualité sur un site comme celui-ci, certainement s’annonce ici un nouveau bouleversement proche, et tant pis pour ceux qui n’y seront pas préparés.

Et ce qui établit un contexte de crise derrière tout cela, c’est la réponse étatique ou corporatiste par des usines à gaz complètement inopérantes, qui aggravent encore le divorce. Voir, toujours dans Lignes, excellente intervention sur le destin du prêt payant en bibliothèque, question sur laquelle nous avions été très minoritaires à nous opposer. Anecdote : j’ai reçu récemment un chèque de 28 euros au titre de la répartition annuelle des droits de photocopie. Je l’ai renvoyé en déclarant que je mettrai désormais sur mes livres la mention "reprographie libre autorisée dans les établissements scolaires et universitaires", on n’a pas voulu me le reprendre, mon chèque...

FB

Photos : l’écrivain et sa vie professionnelle, avant lecture lors du 28ème Mai du Livre à Tarbes, halles Marcadieu, le 20 mai 2006, précédée d’un débat avec Jean-Claude Lebrun.


De l’écriture comme métier, réponse à une enquête

&nbsp

Avez-vous un autre métier (quel métier est inscrit sur votre passeport) ?

La mention de la profession ne figure plus sur les passeports. Réaction l’autre jour de mon marchand de bois, alors que je lui faisais le chèque pour 3 stères de bois de chauffage, et regardant mes livres d’un air dubitatif : « Ecrivain ? Ah. Ben y a pas de sot métier. » Réaction l’an dernier d’un policier qui me contrôlait, au retour de Paris en pleine nuit : « Et vous écrivez quoi ? » Que cela ne regardait pas ses compétences, j’ai répondu, avec dans ma tête juste la phrase de Barthes : « Écrire, monsieur, est intransitif », que je n’ai pas osé prononcer. Ce qui m’attache à ma table, c’est l’imprévisibilité et le non-savoir total : le contraire d’un métier.

Vivez-vous de vos droits d’auteur ? Vivez-vous de votre écriture (droits d’auteurs + rencontres, lectures, ateliers...) ?

J’ai publié mon premier livre en 1982, sans idée d’en tirer mes moyens de subsistance. Mais je me sentais un besoin vital de rester à l’écart pour lire, étudier, et je me suis organisé en conséquence, de façon d’abord marginale, je pensais pour six mois, puis un an, puis grâce à un séjour à la Villa Médicis puis d’autres bourses, Seine Saint-Denis en 1986, Berliner Künstlerprogramm en 1988.

Ensuite, par curiosité d’abord, besoin de renouveler mon rapport au réel, ou ce qui me permettait d’avoir une approche esthétique du réel, j’ai eu la chance (mais ce sont aussi des chances qu’on sollicite) d’expérimenter la radio (Nuits Magnétiques à France Culture), puis le documentaire vidéo. J’étais devenu « écrivain professionnel » sans m’en apercevoir, et sans aucun moyen d’ailleurs de faire machine arrière vers mon premier métier, technicien en automatismes, spécialisé dans la soudure par faisceau d’électrons.

Depuis plusieurs années, malgré une charge de famille lourde (5 enfants), j’essaye de boucler un budget annuel qui n’a aucune composante fixe. Je n’y serais d’ailleurs jamais arrivé sans un appui familial de hasard, et qui n’a rien à voir avec la littérature (une autorisation de station-service dont mes parents étaient dépositaires, rachetée en urgence par la marque pour implanter une station sur la nouvelle autoroute). Oui, les droits d’auteurs comptent : pour beaucoup l’an dernier après parution d’un gros livre, pour pas beaucoup l’année d’avant, où il s’agissait de travailler à ce gros livre. Non, les droits d’auteur ne suffisent pas à l’ensemble, qui inclut toujours, mais de façon ponctuelle et aléatoire, les textes de commande (radio, théâtre), des expériences de documentaire vidéo (reste Arte uniquement, et avec rareté), les commandes de textes pour des éditeurs d’art, la presse ou les magazines (secondaire). Et c’est assez angoissant de constater combien, en deux ans, ce poumon-là a régressé aussi.

Remarque 1 : je mets à part mes collaborations, ces dernières années, avec des théâtres. Les centres dramatiques et scènes nationales sont encore peu nombreux (sur les doigts de la main, on les compte) à s’associer des auteurs pour une médiation active et multiforme de la littérature.
Organisation de lectures, formation et sensibilisation, ateliers et stages, renforcement des partenariats éducation nationale, en tant qu’auteur je n’ai rien à renier de mes préoccupations, passions, exigences, pour intervenir dans ces établissements, où la parole peut devenir publique, rituelle, peut bénéficier d’espace, lumières, technique. Notre place dans les théâtres subventionnés est logique, cohérente.
Travaillant à budgets constants, les théâtres publics sacrifient brutalement ces expériences, je le regrette. Elles sont d’un coût social minime au regard de leur budget, principalement absorbé par les frais de structure, alors qu’elles permettent à la littérature (mais aussi au théâtre lui-même) de rejoindre autrement leur public, et surtout de les associer d’une façon neuve aux processus de création ou de transmission et d’apprentissage de la création. Mais aucune incitation de la part des pouvoirs publics à demander à ces établissements conventionnés, hors les quelques qui s’y sont engagés d’eux-mêmes, à plus aller dans ce sens.

Remarque 2 : depuis bientôt douze ans, je mène des ateliers d’écriture, je les conçois comme recherche, qui m’est nécessaire. Ces ateliers sont toujours rémunérés, cela fait partie de la clarté du pacte qui nous lie aux participants. Ces ateliers demandent un investissement intérieur considérable, et beaucoup aussi de préparation matérielle, temps, lecture, transcriptions, disproportionnée à leur rémunération. Je regrette qu’il n’y ait pas, à échelle nationale, une politique minimum de recherche, coordination, thésaurisation de ces pratiques.
Leur développement rendrait aussi nécessaire que nous les transmettions. Tout cela est laissé au hasard empirique, alors que les enjeux éducatifs sont considérables. Et j’ai toujours tenu à ce que cette implication reste marginale quant à mes moyens de vie. Marginale en temps (quatre mois dans l’année, l’hiver), marginale en revenus.
Indépendamment de ces expériences de terrain, les actions de formation auprès d’éducateurs ou formateurs, la formation continue des enseignants, ou lieux de formation artistique (ENSBA, CNSAD) sont progressivement devenus un segment spécifique, où j’ai l’impression d’exercer une activité en tant qu’écrivain, au meilleur de lui-même, et pourtant dans un dispositif d’échange social, légitimement rémunéré. Mais il s’agit chaque fois d’expériences ponctuelles, même si c’est avec des gens qui, eux, sont rémunérés à vie.

Ajout 2006 : j’ai aussi parfois la chance de collaborer, de façon ponctuelle mais créative, avec quelques-unes de nos institutions les plus prestigieuses, comme la BNF ou Beaubourg : mais n’est-ce pas une prime à l’ancienneté au sens où Gracq disait : "en littérature, on progresse à l’ancienneté" ? Question posée aux institutions elles-mêmes, et aux auteurs plus jeunes... Toujours la question du budget mosaïque.

Cotisez-vous à une caisse de retraite ? Comment vous débrouillez-vous avec la sécu ?

Depuis 1986 je cotise à l’AGESSA, par laquelle je suis affilié au régime général de la sécurité sociale. L’AGESSA suppose pour y être admis que les droits d’auteurs constituent la plus grande partie des revenus de la personne concernée. C’est un problème pour les jeunes auteurs, qui n’est pas suffisamment pris en compte. Moi-même, de 1980 à 1986, je n’ai bénéficié d’aucune protection sociale, ni cotisé pour une retraite (eu la chance de ne pas m’être cassé une jambe ni d’avoir à consulter un médecin dans cette période). Mais j’ai aussi toujours considéré que le choix de vivre de son écriture était un choix libre, assumé tel, sans demande de reconnaissance sociale. Il n’empêche que je connais au moins un (très grand) écrivain d’aujourd’hui, né en 1930, et dont la retraite trimestrielle prêterait vraiment à sourire, sauf que. L’AGESSA impose une cotisation retraite assez lourde, je crois que je pourrai la toucher après 30 ans, donc à 72 ans si j’y arrive (ce qui me paraît assez invraisemblable), et je n’ai pas cotisé à des caisses complémentaires.

Avez-vous parfois momentanément renoncé à l’écriture en raison d’une activité professionnelle trop dense ?

C’est une question que je trouve hors de sens. Nous connaissons tous de grandes œuvres écrites dans ces conditions. L’insomnie est compatible avec l’écriture, et le boulot c’est la vie diurne. Que nous ayons la volonté et le choix, et que nous ayons à l’assumer, de périodes de retrait total, au nom du travail en cours, c’est une chose. Une « activité professionnelle » c’est le même choix à l’inverse : elle mène parmi les hommes, c’est aussi là un front d’écriture. Exemple récent : La maladie de Sachs, du médecin Marc Zafran, dit Martin Winckler.

Avez-vous bénéficié d’aides, de bourses, de résidences ?

Nous avons la chance en France, ce qui ne veut pas dire que ce système ne soit pas perfectible, de l’existence du Centre national du Livre (ex Centre national des Lettres, détail pas seulement sémantique), qui bénéficie de revenus propres (sur les droits d’auteurs des œuvres récemment tombées dans le domaine public, et sur les droits de copie privée). Système historique (merci Victor Hugo, merci Balzac). On se porte candidat à des bourses de création, et chaque fois que j’en ai bénéficié, le bénéfice est évidemment pour l’œuvre, le virage intérieur que cette liberté matérielle permet. J’ai aussi bénéficié à deux reprises de bourses étrangères, d’où de grands souvenirs, rencontres fortes.
Je suis par contre fortement opposé à la rémunération par ce biais d’une médiation sociale de l’écrivain : ceux qui initient le projet font financer notre participation par le biais d’une aide à la création : je le constate souvent dans les dispositifs de « résidence » proposés aux auteurs, qui multiplient des interventions publiques et les ateliers de terrain au détriment de vrais contenus de création. On ne m’a d’ailleurs jamais proposé de « résidence de création » là où elle serait le plus efficace, c’est-à-dire dans ma propre bibliothèque. Comme si l’écrivain, espèce célibataire, se transplantait avec sa brosse à dents, assigné à résidence et payait un loyer en nature sous forme d’interventions scolaires ou autres : le modèle semble se périmer, mais il y a des restes... Une autre question serait celle des fonds et placements conséquents gérés par la Société des gens de lettres ou l’Académie française : on est un certain nombre à penser qu’il y a là un système caduc, non représentatif de la réalité du travail d’écrivain aujourd’hui. Le système de taxe sur les matériels de photocopie, qui fournit les recettes propres du Centre national du Livre, dont le contrôle est public, est aussi condamné à brève échéance, sans remplacement.

Vous sentez vous intermittent (au sens premier du terme : "qui s’arrête et reprend par intervalles") ?

La collusion qui pourrait s’établir par ce mot entre notre situation et les problématiques des intermittents du spectacle n’est pas salutaire pour un dialogue déjà difficile. Ecrivain, je peux demander d’être rémunéré en tant que tel pour une médiation sociale, une lecture, un stage. Je me bats, et parfois avec les dents, pour que l’appel aux auteurs, lectures, formation, transmission, prenne sa place plus globalement dans l’offre culturelle : combien de bibliothèques se contentent du polar ou de la « jeunesse » pour leurs animations... mais je ne demande pas la prise en charge sociale de mon temps d’écriture. Oui, sinon je reconnais : j’arrête d’écrire chaque matin 8h et je reprends le lendemain 4h30, et ces périodes favorables durent environ 3 semaines, au terme desquelles je peux avoir la chance d’un embryon solide de texte que je pourrai, les mois suivants, stabiliser, mûrir. Dans la journée je bidouille, de l’Internet, de la guitare, ou mes ateliers. Et ces périodes de premier jet ne sont pas prévisibles. Les temps de mon travail d’écriture n’obéissent à aucune rationalité ni régularité sociale. La seule permanence : les heures d’étude, le budget lecture.

Avez-vous déjà bénéficié du RMI (et dans ce cas, que pensez-vous du Revenu Minimum d’Activité) ?

Non, je n’ai jamais bénéficié du revenu minimum dont je croyais qu’il s’appelait encore d’insertion. L’idée d’être rémunéré pour une activité minimum serait plaisante si elle ne couvrait pas une telle misère, et précisément l’interdit de ce qui nous constitue homme : l’activité sur ce qui nous environne, et ce qui s’attache de dignité à cette reconnaissance de soi dans le procès social. A enquêter depuis un an sur l’effacement délibéré d’une usine, et tout ce qui s’y convoque de registres du langage, pour ramener une ville et des centaines de personnes à cette non-existence imposée, je sais qu’il y a une frontière à ne pas franchir : je suis artiste parce que, dans ce lieu de non-socialité, je reste actif, j’écris, je travaille. Je lutte contre le système établi parce qu’il contraint de renoncer au travail des gens, par milliers, à qui on n’avait laissé que cette place-là, limée de tout le reste, sauf Star Ac ou le Millionnaire, la culture mépris, les jeux. Et c’est rageant de constater la compatibilité parfaite d’une certaine littérature, appuyée par le système des prix, avec ce monde à l’encéphalogramme plat.

L’allocation chômage des auteurs est actuellement une allocation de solidarité spécifique d’un montant proche du RMI. De plus les auteurs doivent justifier de leur "professionnalisme" et avoir retiré de leur activité d’écriture des moyens d’existence réguliers pendant au moins trois ans. Souhaiteriez-vous une refonte de ce système d’allocations chômage ?

Je n’étais pas au courant de l’existence de cette allocation et n’en ai jamais bénéficié. L’idée même m’en paraît aberrante : est-ce que je chôme quand j’attends six mois que l’idée d’un texte soit prête pour les 3 semaines intenses d’écriture, mais à 2 ou 3 heures par jour, qui vont suivre, est-ce que je chôme dans les 5 mois qui suivront où je ne ferai que corriger et mûrir ce texte ? Où est le « temps social » de mon activité d’écrivain, sinon les 2 heures où je signe mes exemplaires de presse ?

Il y a 2 ans, des « sociologues » avaient envoyé à tous les anciens pensionnaires de la Villa Médicis un questionnaire idiot (pourtant ils étaient paraît-il à l’EHESS), avec la question : « Combien de temps avez-vous mis à votre retour de la Villa Médicis pour retrouver un emploi ? » J’ai répondu : "20 ans" (jamais eu de nouvelles ensuite de leur enquête).

Hors toute plaisanterie, qui serait trop vite ici cynique, constat en dix ans d’un incroyable saut en avant de la condition professionnelle : il me fallait il y a 10 ans des cahiers, un stylo et une machine à écrire. Aujourd’hui, deux ordinateurs, un scan imprimante, une connexion ADSL, téléphone plus portable, et une masse de cotisations assez considérable. Assez symbolique, de ce point de vue, que la réduction de 25% avant impôts dont bénéficiaient les droits d’auteurs a été supprimée sans compensation. On peut être funambule, ou plombier : à nous on demande de plus en plus d’être des plombiers funambules.

Enfin, question subsidiaire, est-ce souhaitable de vivre de son écriture ?

J’ai 50 ans, je me pose cette question souvent. Je ne sais toujours pas, n’ai jamais su, comment à 3 mois de délai je bouclerai ma fin de mois, ou payerai des vacances à mes enfants. Inversement, sans ce risque et cette précarité, je n’aurais jamais été amené, plantages compris, à des expériences, film, théâtre, performances, voyages, ateliers d’écriture depuis telle prison pour jeunes détenus jusqu’à Normale Sup rue d’Ulm en passant par l’université de Tokyo, dont je sais bien la chance qu’ils représentent, voire simplement le mot aventure. Sauf que dans les conditions actuelles d’un monde aussi soumis, ou soumis aussi cyniquement, à des impératifs de rentabilité économique rapide, je n’aurais jamais pris un tel risque, qui — il y a 20 ans — paraissait encore pouvoir aller de soi : bonne chance, les gars !


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 26 mai 2006
merci aux 4484 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page