si la littérature peut mordre encore

les écrivains doivent-ils se mêler d’Internet ?


reprise du 12 avril 2011
Olivier Ertzscheid remet en Une de son site Affordance sa propre contribution à la revue du Syndicat des librairies, parue en septembre 2006, sur livre et numérique. Et belle tentative d’inscrire (en rouge !) ce qui lui semble avoir vieilli, moi je laisse tel quel.

Pour moi aussi, étrange de constater l’évolution de nos points de vue en 5 ans, sur un point aussi central. Si la littérature peut mordre encore, j’en assume par contre entièrement le titre, qui reste une des pistes possibles pour mon essai Après le livre, s’il se confirme parution papier en septembre (mais version web avec liens et commentaires restera en ligne, ainsi que version numérique sur publie.net).

Ce qui probablement a basculé de 2006 à aujourd’hui : la possibilité enfin de lire numérique, en oubliant l’outil, via iPad ou Kindle.

note de décembre 2006
Suite à la publication dans Le Monde du 14 décembre d’une intervention de Jean-Marie Sevestre et Christian Thorel, Les libraires et Internet, je replace en Une ce texte mis en ligne le 25 septembre. Les Cahiers du SLF (Syndicat de la Librairie Française : plusieurs cahiers en téléchargement sur leur site) rassemblent pour un numéro spécial des contributions sur Internet et le livre, et m’ont convié à m’y exprimer en tant qu’auteur intervenant sur le Net. Merci à Christian Thorel pour la confiance.
Sur les questions évoquées ci-dessous, suivre de préférence le blog La Feuille.

Compte rendu de l’ouvrage, liens et extraits sur remue.net

Photo : bureau de libraire avec Internet et téléphone, papier chaulé mais pas de livres — notre condition déjà commune ? laisser la souris un instant sur l’image pour les retrouver, les livres !

Lire le texte au format rtf :

F Bon _ Cahiers du SLF

si la littérature peut mordre

ou bien : les écrivains doivent-ils se mêler d’Internet ?

 

Avouer que nous sommes perdus ?

Comment on ne le serait pas : cela va trop vite. On a juste quelques rambardes, mais elles vont dans le brouillard. On sait que la mutation est d’équivalence à celle de Gutenberg, et que les mutations intermédiaires (la presse et le feuilleton, le livre de poche) n’ont pas le degré sismique de celle-ci, qui nous rejoint. On sait seulement que pas le choix : la configuration qui en résultera on ne la connaît pas, mais rester en deçà, ne pas accepter le saisissement, serait plus dangereux encore.

Les autres disciplines une par une s’y sont déjà aventurées, dans le brouillard. On a beaucoup à apprendre de ce qui se passe côté sciences. Les musiciens commencent à s’y reconstruire, à faire avec, et y rebondir. Peut-être, par rapport à eux tous, gardons-nous une chance énorme : le livre reste un objet tel que l’informatique rêverait d’en produire. Dans sa simplicité, sa matière, son rapport à la mémoire (comment nous spatialisons une phrase dans une page, une page dans l’épaisseur d’un livre, un livre dans la totalité de nos étagères et rayons, ou ce rêve qui vous prend aux empilades ombreuses d’un bouquiniste, à la nouvelle salle d’une librairie), l’informatique n’a pas rendu caduc le livre.

Bien sûr c’est provisoire : pour l’instant, le papier numérique n’est pas convaincant. Pour l’instant, les outils de lecture numérique sont moins beaux qu’un beau livre. Mais, chaque deux mois, on constate l’avancée de ces feuilles souples, capables de mémoriser tout un dictionnaire, votre texte en cours et le journal. Et surgit cet appareil en forme de cylindre à trois étages, qui inaugure une étrange navigation entre livres et pages : non plus l’écriture sur support plat, mais la redécouverte du rouleau. Me trouble que ces rêves ou ces formes, la littérature les contenait déjà. Non pas, chez Borges, la fameuse bibliothèque de toutes combinaisons systématiques, mais par exemple Le Livre de sable, où la page se refait indéfiniment, toujours neuve et effaçable. Ou bien ces dix-sept minuscules sphères de L’Aleph, dans lesquelles s’aperçoit le monde tout entier : la notion de page a précédé (mais c’est une découverte très récente, par ces briques vierges durcies dans tel pilier nord des temples d’argile cuite, ou les cartes divinatoires des foies de sacrifice) l’invention même de l’écriture : le papier numérique, quittant l’écran plat ou pas, peut nous réenseigner à lire, mais conserver le texte en abandonnant le savoir du texte, ce que nous avons appris à accumuler de sagesse autour ou par le texte. Et la bascule pourra être d’autant brutale qu’on ne s’y est pas assez préparé, quand bien même les librairies pourront trouver des parades mineures : bornes de téléchargement, impression à l’unité, performances d’auteurs, non, ça ne remplace pas le rayon poésie du libraire.

Ce qui effraie, c’est la part de nous-mêmes confiée aux livres, et nous-mêmes qui nous sommes constitués par et dans les livres : à imaginer que tout cela s’envole et se détruise, on se voit détruit nous-mêmes. Et tous les indicateurs clignotent au plus grave : les numérisations automatiques, accaparées par tel géant américain, annihilent ce que nous transmettait par exemple l’appareil critique d’un Pléiade, et risquent d’invalider la possibilité même, pas seulement économique (c’est déjà fait), d’une telle collection. Ce qui effraie, c’est que le livre jamais ne se risquait seul dans les travées du monde. Bien sûr, que lire est solitaire. Bien sûr, que lire c’est se rencontrer soi-même, à l’exclusion de tout le reste et du monde. Mais le chemin de cette rencontre supposait l’édition, le choix, la correction, les imprimeurs, le libraire. Et qu’à mesure que se forgeait cette chaîne, se forgeait la collectivité qui en était la première réceptrice, la première médiatrice.

Combien de livres je n’aurais pas lu sans les libraires ? Pour les découvrir chez eux, mais aussi parce qu’ils me le mettaient en main de leur propre chef. Et comment mon propre travail aurait pu devenir chemin, permanence, sans l’accueil des libraires et cette convergence de réflexion ou d’intervention qui fait que, depuis vingt ans que je publie, c’est chez les libraires chaque fois que tout commence ? Tout abandon dans la complexité de ce que nous nommons chaîne est une concession à ce qui émerge, de plus en plus vite, de plus en plus massivement, du consensus dominant : le livre de plus en plus traité comme produit.

Et c’est un des premiers paradoxes d’Internet : à la maison, pour trouver l’heure à laquelle passera le prochain bus, le numéro de téléphone du médecin de quartier ou les heures d’ouverture de la piscine, on regarde vite fait sur Internet, l’ordinateur de toute façon reste branché. Et pareil pour l’information nationale, les articles de journaux. Le temps Internet en deux ans, et encore évolutif, est devenu un temps domestique, non pas au détriment d’ailleurs de la lecture, plutôt mangeant sur la totalité du temps social. Le mot surfer devrait être depuis longtemps gommé : ce qu’on cherche sur Internet, c’est un microcosme qu’on se fabrique soi. Alors le site de la librairie, s’il devient chambre d’écho de la ville, lieu de chroniques, de sélections et propositions, n’est pas affaiblir ce qu’on accueille par la parole et la présence physique. C’est juste un lien de plus : quand je commande un livre à la petite librairie de ma ville, c’est par mail que je sais qu’il est arrivé.

L’erreur serait de parler d’Internet en le séparant de son contexte. Ou de le rendre responsable de tout l’effondrement actuel. La valse des cartes, stables depuis si longtemps, tient d’abord à la concentration industrielle, à la boulimie de marchands d’armes aspirateurs à médias, et peut-être, encore plus que cela, à la disparition organisée de la culture et des idées comme valeur de civilisation. Le livre produit, le livre loisir peut sembler d’un poids économique mince : il se l’approprient pourtant comme si la moindre niche que nous garderions leur serait encore un danger.

Il n’y a pas d’auteur aujourd’hui, ni de revue, ni même probablement d’éditeur indépendant, qui puisse faire comme si le paysage était stable, sans danger. Le paradoxe d’Internet, c’est d’accepter que le livre ne soit pas le seul destin de l’écrit, mais, nous conférant effectivité du langage sur le monde, parce qu’on va faire circuler des phrases sur un écran, renouvelle que la langue soit encore corrosive sur le monde. Ce n’est pas une révolution en soi : la poésie, dans notre pays, déjà écartée des processus économiques, dans l’intérieur même du paysage éditorial, a su recréer des espaces d’échange, où la lecture à voix haute compense l’exil. Et qu’on ne m’oppose pas ce qui en est le corollaire : la grande misère de langue de ce qui occupe majoritairement Internet, et que le nombre de blogs, multiplié par la quantité de pensée qui y circule, ne va pas concurrencer ce qu’on a dans trente pages de Deleuze ou Derrida. Mais pas un hasard si le site Deleuze, un des plus anciens du paysage virtuel de langue française, reste encore si actif : à nous d’occuper l’espace social ouvert par Internet avec la langue, et faire qu’elle y soit active, voire subversive.

Nos moyens sont limités. On peut propulser Baudelaire ou Rimbaud, mais ni Michaux ni même Apollinaire, encore moins Julien Gracq ou Beckett, ne sont dans le domaine public. Là où la littérature pourrait témoigner le plus de son urgence, sa nécessité, on doit renvoyer au livre sans le citer, on ne peut pas se fier à la matière même.

Il en va autrement pour nos propres écrits. Un des constats qui m’étonne le plus, c’est le nombre si restreint d’auteurs qu’on trouve aujourd’hui présents sur Internet, quand bien même ils ont tous un e-mail, et quand bien même on les voit réagir à la moindre phrase dite de travers sur un écran, et qui les concerne. Là où les sciences, puis les musiciens et les artistes visuels, se sont appropriés l’outil progressivement et depuis longtemps, l’auteur semble se satisfaire des données fixes proposées sur le site de son éditeur, comme s’il allait se salir les mains, affaiblir ses mots, à intervenir lui-même sur Internet : ils considèrent Internet comme un outil de plus dans les médias, presse, communication, alors que le rapport écran réseau touche évidemment bien plus, conditionne notre effectivité même dans le monde, notre perception spatiale du monde, et la façon dont s’organise pour chacun la gamme des contacts, relations, communautés. Plaçant nos propres écrits sur Internet, j’entends : non pas la rumeur du jour, le petit bruit du quotidien, mais travaillant sur Internet comme on travaille pour un livre, nous retirons ces écrits de l’échange marchand. Contradiction : l’échange marchand, régulant l’édition, contribuait au rehaussement symbolique du texte, et à sa qualité même. A nous de trouver le même processus d’exigence et d’achèvement dans la facilité écran. A nous aussi de trouver des processus économiques complémentaires, puisque personne n’a trouvé de miracle payant pour les sites (et que les seules publicités qu’on m’ait proposées sont celles de marchands de livres en ligne, et j’ai toujours refusé) : est-ce que l’importance croissante dans mes modèles de survie économique par lectures publiques, conférences ou textes de commande est lié à mon site Internet ? C’est déjà répondre.

L’intervention écrite sur Internet soulève d’autres paradoxes : Internet fonctionne sur un principe de variation permanente, alors que l’écriture veut du temps, et fonctionne sur un principe d’établissement durable du texte. Avec des contre-exemples, comme Balzac, mais Les Fleurs du Mal aussi s’écrivent en vingt-et-un ans : et tout du long de ces vingt-et-un ans il y a une actualité Baudelaire, une gestation des poèmes, des traductions, et les fusées des notes au jour le jour, il y a les lettres avec les rêves. Prise chronologiquement, la totalité des écrits Baudelaire ne s’organise pas très différemment de ce que nous stockons sur notre disque dur, avec des arborescences très semblables, et la façon dont un site Internet peut accompagner votre travail au jour le jour. La différence est évidemment dans le côté public. Et, nous l’avons parfois appris à nos dépens ces derniers mois, obéissant pour le juridique aux vieilles lois sur la presse, pour l’idée de publication. Mais, du temps même de Baudelaire, l’atelier du peintre, lui, est public : on retourne la toile en cours, mais sur les murs de l’atelier il y a les toiles des artistes amis, et, du peintre lui-même, les études, les ébauches. La notion même de salon littéraire, dans son âge d’or, c’est l’activité en public de la création littéraire : certains mardis, rue de Rome, par exemple. C’est cette chance-là, qu’il ne nous faudrait pas manquer, au nom même de ce qui nous attache au livre.

Nous sommes perdus, nous avons peur. Le monde de l’édition est comme un édifice de briques qu’on secoue et qui tremble. Le marché du livre, de deux ans en deux ans, semble plus pollué : il faut payer à la semaine pour que des livres soient mis en place verticalement dans les kiosques de gare. La fonction critique elle-même semble aspirée dans une spirale qui nous échappe : parce que le même vertige touche aussi la presse ? Internet fautif : en partie, si la possibilité de choix, de repérage, court-circuite la médiation telle qu’elle s’exerçait encore il y a dix ans. Mais Internet pas responsable, si c’est le statut même de la pensée critique, son rôle dans la société, qu’on a trop laissé s’amoindrir. Personnalisation outrancière, besoin de vendre, marché d’échange symbolique passent avant les contenus mêmes.

J’y insiste, cela me paraît le seul point d’importance : Internet est transparent. Il ajoute une strate au rapport complexe que nous entretenons chacun avec le réel. Cette strate transparente modifie sans doute notre rapport au temps et à l’espace, dans notre confrontation au réel : elle ne déplace pas ce rapport au réel lui-même. L’écriture à l’ordinateur, dans sa nouveauté, relaie mais ne supprime pas le cri de joie de Rabelais en 1532, qu’il n’est tel que de faucher en esté en cave bien garnie de papier & d’encre & de plumes & de ganyvet de Lyon sur le Rosne tarabin tarabas. C’est le réel qui se fissure et qui est malade, les questions liées à la bibliothèque, à l’information qui remplace la sagesse, à l’argent devenu religion, aux religions dans leur aveuglement, et aux aveugles qui font les guerres, Internet bien sûr est lié à tout cela, parce qu’il est comme nos yeux et nos mains : ce par quoi on appréhende et pétrit le réel.

Nous avons peur, parce que nous aimons trop le livre pour déchirer notre habit de langue, et aller nu dans le froid et la nuit. On ne veut pas laisser arrière de nous Kafka et Montaigne, Baudelaire et Saint-Simon, ni Michaux ni Céline : ils sont à eux tous ce qui nous permet de nous considérer nous-mêmes. Alors le choix (mais non, on n’a pas le choix – l’étrange, je le répète, c’est ceux qui croient se dispenser de venir là) d’agir aussi littérature dans le dedans d’Internet. Je ne fais pas de faute de grammaire : agir par la littérature, faire qu’on y trouve du travail littéraire, quand bien même il voisinera avec l’énorme masse vulgaire, commerçante ou muette. Fausse l’idée du surf, c’est l’aiguille dans la botte de foin qui compte. Entrez dans Google Bergounioux grammaire, et vous entendrez Pierre Bergounioux parlant de littérature à trente personnes, un jour, lui qui n’a même pas d’e-mail et c’est cela qui compte : qu’une idée de communauté est encore ici possible, là où l’idée même de communauté est en danger. Un Internet de service, qui viserait à devenir prescripteur comme Le Monde des Livres ou Livre Hebdo sont prescripteurs est une impasse.

Mais repensez à Daniil Harms, ou Mandelstam : cet écrivain assassiné en 1942 dans la furie staliniste, un ami sauve une valise de manuscrits. Il ne sera réédité que dans les années 70, en anglais, puis en allemand. Il n’aura jamais cessé pourtant d’être un des écrivains les plus importants de la littérature russe contemporaine, et sans livre. Internet, pour moi, c’est cette valise. La possibilité que la littérature puisse mordre, parce que le monde qu’on nous fait ne nous convient pas, et quand bien même on serait privé de tout le reste.

Alors étonnez-vous qu’on ait les yeux un peu écarquillés, et qu’on y passe un peu trop de nos nuits, à ce qu’offre aujourd’hui l’écran, et qu’un mot qu’on dise puisse rejoindre qui l’appelle, comme nous appelons vers nous-mêmes encore et encore chaque mot qui compte. Restons dans l’imprédictible, accrochons-nous à tout ce qu’on peut sauver tout comme on défend un éditeur, une librairie. A nous de contaminer Internet de l’intérieur, ne pas le laisser aux démolisseurs du monde.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 26 septembre 2006 et dernière modification le 12 avril 2011
merci aux 7239 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page