
et si d’une seule phrase on explorait toute la complexité d’un personnage
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de l’art d’écrire en une seule phrase, Laurent Mauvignier
Je commence par une remarque sur les fragments : on a ouvert ce cycle par plusieurs exercices basés sur fragments, éclatement, donc une injonction de brièveté, de croquis. Puis on a densifié ces face-à-face en les condensant dans un instant de proximité avec narrateur/narratrice, et en incluant le contexte urbain. L’étape, ici, sera de se confronter à un seul personnage.
Pour autant, ce n’est pas l’espace de la « nouvelle » que je souhaite mettre en avant. L’univers de la nouvelle est formidablement complexe, avec des ciselures qui sont des sommets de la littérature (Henry James, Tchékov, Carver et tant...), mais le premier critère de la nouvelle, c’est d’être écrite en fonction d’un contexte de publication – le magazine, dès Edgar Poe, la presse, pour Maupassant. Et souvent un contexte de publication déterminé par les nécessités économiques de l’auteur : voir pour Faulkner, par exemple.
L’univers éditorial a élargi le concept du livre. Si l’industrie culturelle continue de le concevoir comme produit normé, Jérôme Lindon (mais pas lui seul) a continuellement tenté de trouver une réponse par le live aux unités textuelles parfois extrêmement brèves de Samuel Beckett (je me souviens de lui agitant les 2 pages dactylographiées de L’image en pestant : — Et il appelle ça un livre ! N’empêche qu’il l’a fait, le livre...).
C’est flagrant pour La nuit dans les forêts, écrit en 1973 par Bernard-Marie Koltès –- j’ai un carbone du dactylogramme, offert par Serge Valletti : 21 pages dactylographiées serrées, qui n’ont plus jamais bougé d’une virgule. Publication par Théâtre Ouvert en 1977, puis par les Amandiers, enfin repris chez Minuit 1 an avant la mort de Bernard, en 1988 : il y a un espace inclassable, où la forme et la longueur de récit ne tiennent qu’à sa propre autonomie.
Avec Ce que j’appelle oubli, on entre dans ce même espace qui est un tenseur essentiel du contemporain, mais qui sera toujours repoussé du coude par l’industrie culturelle.
Laurent Mauvignier, Ce que j’appelle oubli, Minuit, 2011, extrait -– à retrouver dans le dossier abonnés « fiches support ». N’hésitez pas à vous servir de ces fiches pour votre propre écriture ou avec votre propre public.
Liens supplémentaires :
– Laurent Mauvignier sur le site des éditions de Minuit, avec les premières pages du livre.
– le texte avait été mis en scène par Denis Podalydès
D’abord, par le point de départ. Un fait divers -– violence urbaine permanente et sourde, mais liée aux symboliques les plus essentielles : la consommation, les grandes surfaces, les dispositifs de surveillance et de sécurité – de la plus absurde et révoltante disproportion, où la victime est assignée d’avance à son rôle. À Lyon Part-Dieu, un jeune type meurt étouffé par 4 vigiles, dans une pièce close, pour avoir siroté une canette de bière dans un supermarché Carrefour.
Moi-même j’avais réagi, mais à ma façon : ici, dans le site. C’était en janvier 2010 et c’est l’année Québec, écrit dans l’hiver de là-bas.
Un an plus tard, pas plus, pas moins, les éditions de Minuit proposent le texte qu’a écrit Mauvignier. C’est un exercice que j’ai d’abord proposé à mes étudiants de Cergy, il y a un peu plus d’un an, et qui avait servi d’ébauche à ces cycles d’atelier -– voir la première vidéo faite pour présenter cet exercice.
Ce qu’on rebâtit, c’est la totalité du spectre sociétal émettant de la langue autour de l’interaction d’un personnage et de ce que Bourdieu nommait son habitus, dès lors qu’intervient une rupture, une faille, une crête de tension. Ici, la canette de bière volée, l’enlèvement par les vigiles, mais on peut rajouter l’écosystème de toutes les contributions de presse (en quoi, par exemple, la façade normalisée du Carrefour, 1000 fois reproduite, renseignait sur l’événement ?), et le traitement par la justice de l’affaire.
Puisque ainsi commence le récit de Mauvignier : « et ce que le procureur a dit ». Avec ce génial hors-champ initié par le et sans majuscule : il se disait et s’écrivait quoi, avant ? on nous racontait quoi, avant ? Ce sur quoi j’insiste dans la vidéo :
– on respecte strictement l’idée de la phrase unique, continue donc sans interruption. Toutes les stratégies valent, points d’interrogation, tirés, points-virgule, mais jamais de point d’arrêt...
– ni donc de saut de paragraphe : 1 paragraphe unique pour tout le monde ! c’est la condition, ce que je ne savais pas faire il y a un an, pour que le texte rassemblé par nous tous fonctionne comme véritable lecture, méta-livre.
– pas de narrateur ou narratrice présent.e dans le texte. J’y insiste dans la vidéo : ce qui est la spécificité de ce grand flottement lyrique initié par le Mauv’ dans ce texte, c’est le principe d’une narration omnisciente, mais dont le seul point d’accroche reste le personnage même, et que depuis la victime, en amont de son geste (la canette volée) et loin en aval (le procès), tout en traversant lieux, visages, problématiques de consommation, d’information, de violence sociétale, le texte a fondation suffisante (chez Mauvignier, l’instant où la mort se dessine, la fraction de seconde où se comprend l’irréparable, le sans aide ni secours ni recours possible) pour se déployer sans autre attache que cette ombre qu’on traverse en tous sens, et sans obstacles, sinon ce frémissement ou cet assombrissement qui reste présence obsédante du personnage, même très loin ou hors de lui.
Attention : la proposition n’induit pas de commencer par un fait divers, ou une violence sociétale. Même si – à quel malheur est voué notre monde depuis la Hécube d’Euripide (belle lecture préparatoire aussi !) – moi j’ai ça qui me hante puis un mois. Mais le point de départ peut appartenir au plus simple de la vie ordinaire. Ou dans les fragments déjà écrits.
À vous !
1ère mise en ligne 13 juillet 2017 et dernière modification le 9 novembre 2019
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