hors-série | en dix-huit secondes un monde

cycle personnages, #6 | saisir le plus exhaustivement possible, dans la vie intérieure comme dans le détail des gestes, actions et interactions, un fragment temporel précis de la vie d’un personnage


 

Artaud et ses dix-huit secondes


La proposition, un peu d’Artaud lui-même :

Dans une rue, la nuit, sur le bord d’un trottoir, sous un bec de gaz, un homme en noir, le regard fixe, tourmentant sa canne, à sa main gauche une montre pend. L’aiguille marque les secondes.

Gros plan de la montre marquant les secondes.

Les secondes passent avec une lenteur infinie sur l’écran.

A la dix-huitième seconde, le drame sera terminé.

Le temps qui va se dérouler sur l’écran est un temps intérieur à l’homme qui pense.

Ce n’est pas le temps normal. Le temps normal est de dix-huit secondes réelles. Les événements que l’on va voir s’écouler sur l’écran seront constitués par des images intérieures à l’homme. Tout l’intérêt du scénario réside dans ce fait que le temps pendant lequel se passent les événements décrits est réellement de dix-huit secondes alors que la description de ces événements demandera une heure ou deux pour être projetée sur l’écran.

Le spectateur verra se dérouler devant lui les images qui, à un moment donné, se mettront à défiler dans l’esprit de l’homme.

[...]
Vision de l’homme chez le docteur. Les bras croisés, les mains crispées à l’extérieur. Le docteur, énorme au-dessus de lui. Le docteur laisse tomber sa sentence.

Vision rapide du camelot dans la rue. Puis, dans sa chambre, la tête dans ses mains, comme s’il tenait le bloc terrestre. Il possède vraiment son esprit. Celui-là au moins possède vraiment son esprit. Il peut espérer conquérir le monde et il est en droit de penser qu’il arrivera à le conquérir réellement un jour.

[...]

Vision du camelot au centre d’une boule en cristal. Éclairage à la Rembrandt. Et au centre un point lumineux. La boule devient le globe. Le globe devient opaque. Le camelot disparaît au milieu et en sort comme le diable de sa boîte avec sa bosse sur le dos.

Et le voilà parti à la recherche du problème. On le rencontre dans des bouges fumeux, au milieu de groupements où l’on cherche on ne sait quel idéal. Rassemblements rituels. Des hommes font des discours véhéments. Le bossu à une table écoutant. Hochant la tête, désabusé. Au milieu des groupes, une femme. Il la reconnaît : c’est Elle ! Il crie : Ah ! arrêtez-la ! Elle espionne, dit-il. Brouhaha. Tout le monde se lève. La femme s’enfuit. Lui est roué de coups et jeté sur la place.

Antonin Artaud, « Dix-huit secondes », scénario, 1927 – extrait.

L’enjeu : faire écriture, pour un morceau de temps extrêmement compact et lié à un personnage précis, les strates maintenues séparées du flux sensible, le plus exhaustivement possible, sons, paysages, gestes, paroles, projections intérieures... Et pour comprendre le texte d’Artaud (je le mets intégralement, en recto-verso, dans les fiches d’extraits), écoutons Deleuze :

Deuxième scénario, dix-huit secondes, c’est dix-huit secondes de la vie d’un homme - alors le film dure une heure et demie, mais cette heure et demie, en fait c’est, en image-temps, dix-huit secondes. Et c’est quoi ? Et c’est le drame d’Artaud lui-même, enfin le drame tel qu’Artaud a toujours présenté son drame, à savoir : quelque chose dans la pensée qui empêche l’exercice de la pensée. Ou si vous préférez, une impuissance à penser, une impuissance à penser qui s’exerce au cœur de la pensée. Impuissance à penser qui s’exerce au cœur de la pensée, comment est-ce que Artaud va le traiter cinématographiquement ? Là aussi, ça va être par une série de rapports entre des situations visuelles, heurt d’images visuelles, et échec d’une formation de la pensée dont les images pourraient devenir le mode. Et à la dix-huitième seconde, le type tire son revolver et pan, se tue.

Gilles Deleuze, Cours, Cinéma, 25 mai 1982. (Lire/écouter).

Alors, pour notre atelier, bien comprendre d’abord qu’on supprime la dernière phrase de cet extrait de Deleuze : il n’y a rien d’événementiel dans ces dix-huit secondes. Ce sera pour la proposition suivante, la 7ème et dernière de notre petit cycle d’été, et que j’ai en tête depuis le début.

Au contraire, je cherchais plutôt dans les livres qui nous proposent des modèles d’exhaustivité dans le flux du temps : je pensais à l’Ulysse de Joyce, en particulier le chapitre où Leopold Bloom assiste à l’enterrement, coïncidence en temps réel de ce qu’il voit, fait, dit, perçoit (entend), rumine dans l’exact temps réel où se fondent sa journée et le temps du récit.

Avec ce texte d’Antonin Artaud, qu’il n’a pas tourné comme film mais qui est son premier projet pensé pour le cinéma, les dix-huit secondes intérieures du personnage sont démultipliées sur toute l’heure et demie du film rêvé. Ces préoccupations de simultanéité et densité se retrouveront chez Faulkner (je pense à Pylône) ou plus tard chez Claude Simon.

L’enjeu pour nous c’est le hors-champ. L’enjeu, c’est que pour écrire le texte il va falloir paradoxalement beaucoup moins penser à ce qu’on va dire, qu’à tout ce dont on ne va pas parler. C’est même exactement le but de l’exercice : charge mentale à élaborer à côté ou en amont de l’écriture elle-même. Je rappelle dans la vidéo que pour les cinéastes ça peut même supposer l’écriture de fiches spécifiques, et que cette technique a été intégrée dans certains logiciels dédiés à l’écriture comme Scrivener. Dans un pièce comme Quai Ouest de Koltès, ce qui ne doit pas être joué figure dans le texte au même niveau de ce qui le sera.

Dire le plus exhaustivement possible dix-huit secondes d’un personnage, c’est donc tout préparer de ce hors-champ pour que le texte écrit fasse résonner tout ce qu’on ne sait pas. Ce n’est pas nécessaire : une suite d’actions bien précises, comme prendre sa voiture et partir, cette action prise et détaillée dans un tronçon de dix-huit secondes soigneusement respecté, et on sera entré dans le texte. Mais les perceptions extérieures, les ruminations intérieures, voilà ce qui va donner l’épaisseur, et cela pour une raison simple : la lecture de ce qui a écrit, elle, n’est pas limitée à dix-huit secondes.

Par contre, plus votre texte sera long, plus il aura à scénariser en lui-même cette horloge impitoyable des dix-huit secondes. Si le compte à rebours peut vous aider, faites-le figurer dans le texte.

Simplement, j’aimerais ajouter trois demandes :

 une fin ouverte, et non pas la catastrophe (étymologiquement issue, sortie) qu’utilise Artaud – le/la personnage simplement laissera la place à celle/celui qui le/la suivra dans les contributions. Façon de politesse, et oui, pourquoi ne pas parler aussi d’une personnage.

 pour autoriser cette continuité, et lancer un livre collectif comme on l’a fait avec les escaliers ou les plus de 1000 personnages en 3 phrases de la 1ère proposition, tout rassembler en un seul bloc paragraphe. Si vous doutez de la forme, allez voir Extinction de Thomas Bernhard (ou n’importe quel livre de Thomas Bernhard qui a votre préférence, de Béton à Maîtres anciens) : là le paragraphe fait 600 pages. Cette compacité sera ce que vous recevrez du texte qui précédera le vôtre dans la mise en ligne, et que vous offrirez à votre tour au texte qui suivra, pour ne pas interrompre le flux.

 enfin, et je ne l’ai pas dit dans la vidéo, je crois que cet effet de foule, de grand monde éclaté, de mille silhouettes dans la ville fictive, sera plus fort si on s’en tient soit à une 3ème personne neutre (il/elle), mais tu ou je aussi possibles, sans utiliser de nom propre.

Après, ponctuation ou pas, lyrisme ou s’en tenir à la sécheresse des actes, positionnement à l’infinitif ou phrases chauffées à blanc, distance au personnage ou lui coller à la peau, je vous laisse la forme et la syntaxe. C’est l’exigence du compte à rebours des dix-huit secondes qui va déterminer.

Je vous propose quand même, ci-dessous, un autre texte d’Artaud – c’est aussi un scénario, donc un texte désignant une représentation artistique à construire, ou réaliser, cette projection est importante – Il n’y a plus de firmament, d’une poétique plus proche de son enracinement Rimbaud, mais qui pourra vous donner des pistes de voix et syntaxe plus directes, peut-être, que les Dix-huit secondes qui elles donnent le thème...

Petit service : si vous utilisez des italiques dans votre texte, merci de les faire précéder dans votre traitement de texte de la balise et de les clore par la balise , sinon il me faut un temps énorme pour y procéder.

Voilà comment et pourquoi, depuis quelque temps, je rêve d’un grand flux de personnages chacun pris dans un temps précis, et qui nous laisseraient nous promener dans leurs yeux, leurs rêves, mais aussi dans leur ville, marche, voyage, attente, sommeil, anxiété ou action.

À vous !

 

compléments sur le texte d’Artaud
Ce texte figure en tête du volume III des Oeuvres complètes d’Artaud, édition Paule Thévenin, révisée et augmentée, 1978, avec une notice d’accompagnement : apparemment le premier scénario conçu par Artaud, encore dans la période de L’art et la mort ou du texte sur Uccello, donc antérieur à la grande flambée des textes sur le film comme art et perspective. Paule Thévenin insiste sur le côté autobiographique du texte, avec mise en abîme du personnage comme acteur, et l’implication de Génica Athanasiou. Elle précise que le texte, comme la plupart des grands textes d’Artaud, a sans doute été dicté (reprises phonétiques sur les Et cela / Est-ce la. Et Paule Thévenin rapporte une curieuse mention de René Crevel, dans la rubrique Vie littéraire du Soir, évoquant un projet d’Artaud intitulé 130 jours. Le texte a été repris (sans cet accompagnement, et pour cause, Paule Thévenin disparaissant) dans l’édition Quarto, indispensable comme boîte à outils globale de l’oeuvre d’Artaud, mais à condition d’être sans cesse conscient de ces distorsions et des manques. Le texte Dix-huit secondes (p 101) y figure dans les oeuvres de 1925/1927, en amont du chapitre sur le cinéma.

L’important c’est cette compression de temps : comment faire tenir en 18 secondes ce mouvement d’images tel qu’écrit ici ? On a l’équivalent dans le film Un monde visionnaire de Michaux. Je fais cette mise en ligne parce que j’avais dans l’idée que Barthes avait été le premier à souligner cette disruption entre temps narratif et temps référentiel, merci de m’aider si vous avez une éventuelle référence ?

Auquel cas Deleuze n’aurait fait que prolonger la réflexion de Barthes (à rapprocher aussi du décompte de Genette qui avait calculé qu’il faudrait en gros 160 ans à Bouvard et Pécuchet pour accomplir tout ce que Flaubert leur fait faire en 300 pages de leur retraite). Mais peut-être cette idée ne vient que de ce cours de Deleuze et c’est lui qui extrapole en disant que le film assemblant ces images dure une heure et demie au moins...

Quand Artaud écrit que « les secondes passent avec une lenteur infinie sur l’écran », il ne quantifie rien – c’est peut-être juste notre impression, au cours d’un film qui dure réellement 18 secondes.

Reste, et c’est aussi en prolongement direct de la réflexion de Deleuze sur cinéma abstrait et cinéma narratif, que ces formes d’écriture, depuis les films surréalistes jusqu’au Monde visionnaire de Michaux, se sont progressivement éloignées dans des zones secondaires.

Mais nous avons besoin de ces textes en tant qu’écriture ne cheminant pas vers la littérature, mais ne pouvant être lues qu’en tant qu’elles désignent un film. Ce que poussera à son terme Marguerite Duras dans L’homme atlantique : dans notre rapport au réel, figure (très matériellement et concrètement) le cinéma en tant que tel, et nous-mêmes comme spectateur de films comme nous lisons des livres. Il s’agit donc d’un fonctionnement de représentation totalement littéraire, mais la réalité assignée à cette représentation – dans notre illusion de réalité du texte et de ses images –, c’est notre imaginaire d’un film.

Il y a (Quarto, p 368) un autre texte non réalisé, plus long et plus abouti, Il n’y a plus de firmament, découpé en 4 « mouvements » (un cinquième manque) avec séparation parties descriptives visuelles (Nulle couleur ne sera pure. Chaque teinte sera complexe et nuancée jusqu’à l’angoisse.) ou directement auditives (Obscurité. Dans cette obscurité explosions. Harmonies coupées net. Sons bruts. Détimbrages de sons. La musique donnera l’impression d’un cataclysme lointain et qui enveloppe la salle, tombant d’une hauteur vertigineuse.)

En atelier, la démarche sera la même : lire un extrait de Il n’y a plus de firmament indique plus nettement comment on peut associer dans un même flux d’écriture des éléments chacun très nettement séparés – visuels (et notamment paysages urbains, sans besoin de les introduire, mais en conservant dans l’écriture leur façon cinétique d’apparaître), aussi bien que sonores (l’importance de les construire comme tels à même la première surface du texte, et de trouver le vocabulaire pour les dire, enfin dialogués, et aussi en repli direct sur le narrateur ou le personnage via images oniriques.

Ces quatre strates d’écriture, pour capter cette écriture de flux, qu’on la destine au cinéma ou seulement au récit, on les retrouvera si on écrit depuis le texte de Michaux ou la plupart des pistes de Duras.

Mais Dix-huit secondes, dans sa presque naïveté d’origine, ajoute cette compression de temps, comme un sample sur personnage...

 

 

Antonin Artaud | Il n’y a plus de firmament (extrait)


MOUVEMENT I

Obscurité. Dans cette obscurité explosions. Harmonies coupées net. Sons bruts.

Détimbrages de sons.

La musique donnera l’impression d’un cataclysme lointain et qui enveloppe la salle, tombant comme d’une hauteur vertigineuse. Des accords s’amorcent dans le ciel et se dégradent, passent d’un extrême à l’autre. Des sons tombent comme de très haut, puis s’arrêtent court et s’étendent en jaillissements, formant des voûtes, des parasols. Étages de sons.

Amorces de lueurs dont l’ambiance s’altère, passe du rouge au rose aigre, de l’argent au vert, puis tourne au blanc, avec tout à coup une immense lumière jaune opaque, couleur de brume sale, et de simoun.

Nulle couleur ne sera pure. Chaque teinte sera complexe et nuancée jusqu’à l’angoisse.

Les sons et la lumière déferleront par à-coups avec les saccades d’un télégraphe Morse magnifié, mais qui sera au Morse ce que la musique des sphères entendue par Bach est au Clair de lune de Massenet.

La scène s’allume.

Sons et lumières se transforment dans les lumières et le vacarme d’un carrefour de rue moderne au crépuscule.

Des gens passent en tous sens, mais des trams, du métro, des voitures, on ne voit que les ombres sur un immense mur blanc. Des groupes mouvants se forment et des dessins apparaissent dans ces groupes, des mouvements divers et contradictoires, comme dans une fourmilière vue de très haut.

Cris de la rue. Voix diverses. Bruit infernal.

Quand un bruit se détache, les autres sautent plusieurs plans en arrière.

Voix.
— Vins. Vitres.
— Bière. Glaçons.
— Le platiné, ma chère... blond mauve... soleil et chair, quoi.
— La main, ose un peu lever la main, tiens !
— Cette lettre, je veux cette lettre.
— Et mon vieux, le visage tout couvert de taches de rousseur.
— Sale cocu !
— Une figure de maladie.
— L’astronome dit que les taches...
— Je n’ai jamais vu un soleil aussi gros.
— Comme l’éclipse de 1912.
— Le blé monte, l’or baisse.
— La poussière couvre tout.

Tous ces textes coupés de passages de cris, de bruits, de tornades sonores qui couvrent tout. Et une voix obsédante et énorme annonce une chose qu’on ne comprend pas.

Elle monte de plus en plus.

Elle a l’air de dire :

Je vous dis que...
J’annonce que...
Voilà ce que j’annonce...
Un grand, un grand, un grand, très, très grand...

On entend cela comme une grande voix large, étendue, mais dans un rêve, et cela recommence indéfiniment jusqu’à la fin de la scène.

Mais bientôt, suivant un rythme qui sera à trouver sur scène, les voix, les bruits, les cris se détimbrent bizarrement, la lumière s’altère, comme par trombes, tout semble aspiré par le ciel : bruits, lumières, voix, à une hauteur vertigineuse, au plafond.

Une femme agite les bras, un homme tombe, un autre tend le nez en l’air comme s’il flairait, un nain venu au premier plan court comme une feuille.

Une hystérique se lamente et fait le geste de se déshabiller. Un enfant pleure avec d’immenses et de terribles sanglots.

— Maman.
— Ah ! j’étouffe.
— Qu’est-ce qui m’arrive ?
— Espèce de fou !
— Voyou, voyou, sale bandit, à l’assassin !
— Ah ! il me déshabille ! au secours, il m’arrache la robe, il va me mettre nue !
— Viens, viens,prends-moi, dans la rue, oui, oui, dans la rue... Je suis folle... J’en ai assez...
— Tiens, prends ça, et puis ça, et encore ça, sadique, sadique, sale sadique.
— Oh ! la la ! Oh ! la la ! mon cœur, ma gorge, mes poumons !
— J’ai peur, je flambe, je brûle, je saute !

Multiples piétinements, un tourbillon commence.
Les gens qui crient sont tous seuls.
Personne ne les touche.
Immense gesticulation.
Arrêt brusque. Tout recommence. Tout le monde reprend sa place comme si de rien n’était.
Le carrefour recommence à grouiller.

 

© Antonin Artaud, textes établis et édités par Paule Thévenin, éditions Gallimard.

lire les contributions reçues à partir de cette proposition (été 2017)

 

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1ère mise en ligne 5 octobre 2013 et dernière modification le 10 novembre 2019
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