La Défense, premier repérage

mars 2011, premier tour sous les tours


Ce texte a initialement été publié dans le blog de Dominique Hasselmann, L’Irréductible, dans le cadre des vases communicants d’avril 2011, et donc sous l’emblème du surréalisme...

C’est le surréalisme qui nous a appris à voir la ville. Peut-être qu’une fois l’avoir appris, on a été le chercher avant eux (mais Lautréamont, ou la première édition complète de Rimbaud, ou La Vue de Roussel, c’est à eux qu’on doit de les avoir sur notre route).

C’est une autre façon d’appréhender le réel. D’abord parce qu’elle ne part pas de nous-mêmes : ce que nous cherchons de nous-mêmes, nous le trouvons par ce qui nous est renvoyé de signes, d’inscriptions, d’objets – le réel est bien plus fou que ce que nous en percevons. Ensuite parce que la ville c’est à pied, c’est en mouvement.

Alors oui, nous partons au contact du réel pour avoir une chance, petite chance, de frayer avec un peu de rêve, une voix singulière, qu’un hasard arbitraire provoque en vous l’image que vous n’auriez su construire.

On a tellement intégré ce rapport à la déambulation, à l’inconnu de la ville, à la beauté des hasards, qu’on oublie que c’est à Nadja et au Paysan de Paris qu’on les doit.

On n’oublie pas, cependant, que Paris en a été le premier territoire, que lorsque nous-mêmes avons tenté de nous approprier l’écriture, Paris en était cette traversée obligée parce qu’en ce territoire se confondaient l’écriture, la marche, la ville (et que cela n’empêche pas d’y avoir silencieusement son Balzac en poche, malgré Breton).

Pour cela que je n’ai pas hésité, quand Paris en toutes lettres m’a proposé l’expérience suivante : une pleine semaine sans quitter un lieu parisien bien défini. Comment le choisir alors ?

La Défense est un rendez-vous ancien. Ma première émission de radio, invité à réaliser une série (4 fois 1h20, ça en laissait du temps…) des Nuits magnétiques sur France Culture, s’appelait De l’autre côté de La Défense, mais c’est bien sous la Défense que je passais du RER aux bus vers Bezons, Nanterre et Courbevoie. Souvenir d’enfance, aussi, lorsque nous étions venu visiter, dans le CNIT tout neuf, le récent Salon (du bateau, de la plaisance, de la marine ?) avec les voiliers clos pour l’éternité (quand bien même elle ne durerait qu’une semaine) du béton futuriste.

Un monde s’est créé, qui met l’arrogance des puissants loin au-dessus des choses élémentaires de la ville : on est anonyme quand on s’engouffre à 17h dans le RER, on doit montrer qui on est quand on pénètre dans la tour qui place dans le ciel leurs sigles arrogants : il se joue quoi, d’une centrale nucléaire qui se désagrège à l’autre bout du monde mais si proche, des puits pétroliers sous les avions qu’on envoie en notre nom en Libye, sous ces sigles AREVA ou TOTAL qui se voudraient ici inatteignables ?

J’aime aussi cette idée architecturale d’une île, avec sa tranchée de voitures au pourtour, son tunnel avec noeuds et divergents au-dessous, et la grande bouche respirante des métros. Ce que le World Trade Center après l’écroulement a mis à nu, on le voit ici par transparence dans tout ce qui brille.

Est-ce que ça brille tant ? Dans ce premier repérage, cette présence toute américaine aussi de l’armée des tout petits métiers, les nettoyeurs de vitrine parmi les mannequins, ceux qui réparent les trottoirs de béton, les vigiles (une industrie de masse, le métier de vigile), et découvrir cette quantité de portes de service presque invisibles par quoi se fait leur circulation à eux.

Les Quatre Temps (sur une des entrées, manque le Quatre, on rentre dans le Temps) sont en vis-à-vis de la vitrine en science-fiction périssable de l’ancien CNIT, mais qu’on passe d’une galerie commerciale à l’autre c’est une bascule de monde : ces banlieues pauvres, où le Céline de Mort à crédit et le Cendrars de L’homme foudroyé se rejoignent, en voilà d’un coup les visages – ici La Défense est poreuse aux cités qui l’entourent, à l’infini étalement de la ville.

Une semaine sans quitter La Défense : ne pas prévoir les pistes d’écriture, ne pas s’organiser pour l’écriture. Savoir qu’on viendra voir ce qu’il en est le matin à 5 heures, ou comment cela se défait à la nuit. Qu’on essayera, telle paire d’heures, d’observer une vendeuse dans le sourire obligé d’une boutique de fringues ou comment le vigile organise ses points fixes et ses déambulations.

Ou cette vieille femme qui attend, assise, devant les portraits peints qui lui font face, mais ne lui ressemblent pas, elle attend quoi ?

Je reviens dans un mois à La Défense, mais ce sera, pendant une semaine pleine, pour en prendre les mots et les noms, capter les images, les trajets. Hier, au retour, pensée pour les surréalistes, qui nous ont laissé cette leçon manifeste : ne pas prévoir, s’en remettre aux pas, au hasard. Mais ne pas laisser à l’écart les pics hostiles de la ville, tels que les identifient, sur leurs blocs noirs ou verre, les noms dont ils sont si fiers, et nous repoussent sur le ciment commun.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 avril 2011
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