nocturnes de la BU d’Angers, 15 | nuit temps zéro

une phrase qui ne finit pas, pour récit sur temps référentiel nul : ouvrir la nuit avec Bernard-Marie Koltès


Partir de la nuit. Déplier un seul instant de nuit, et laisse venir dans la continuité d’une seule phrase la totalité de ce qui nous traverse, et c’est cela qui s’appellera fiction.

Un texte dont la contrainte, c’est que l’événement réel qui lui sert de point de départ n’a pas de durée – ça existe ? Oui. Par exemple, Bernard-Marie Koltès, La nuit juste avant les forêts.

Moi je fais mon travail : il inclut, dans les différentes questions de grammaire narrative qui sont des passages obligés, la question du temps référentiel par rapport au temps récit.

Je développerai à l’oral, ici ce n’est pas le lieu. Suffisamment d’éléments chez Genette, Rancière, et désolé – écrire ça suppose d’en passer par cette appropriation autant théorique que technique, Eric Auerbach, Leo Spitzer, Foucault et Barthes, les pistes ne sont pas uniques, on peut passer par Paul Ricoeur, mais ça revient au même : après on oublie, on travaille avec ses mains.

Temps référentiel opposé à temps du récit : on peut travailler la parfaite synchronie, comme l’Ulysse de Joyce, dont l’action c’est 24h de la vie fabuleuse de Leopold Bloom, et il faut exactement 24h pour lire le livre en accompagnant chacun de ses mouvements.

On peut amplifier : Genette avait compté qu’il fallait 165 ans à Bouvard et Pécuchet pour accomplir la totalité de ce que Flaubert leur astreint pour leur retraite.

Mais il y a la piste ouverte par Marcel Proust : chaque période narrative est une nappe, fixée par le seul instant d’un changement dans le niveau de conscience, à l’endormissement ou au réveil. En travaillant sur ce seul instant, mais dans chaque période (Combray, Balbec 1, Balbec 2, Doncières...) biographique du narrateur, on associe à cette seule transition sans aucune durée référentielle la totalité des événements déployés dans cette longue nappe.

Pour le temps du récit, presque tous nos exercices ont été des approches de comment son architecture, sa répartition interne des tensions et des énergies n’était liée qu’à ce temps induit de lecture, et non pas le réel source. On a arrêté le récit sur des photographies, des dialogues, des visages, des objets – chaque fois, c’est mesurer concrètement comment, lorsqu’un récit est traversé d’un nom renvoyant à visage, personnage, chose, le récit pouvait quitter un instant sa référence initiale, et laisser s’ouvrir l’élément nouveau, dans la même tension de lecture.

C’est ce fonctionnement que reprend Koltès dans La nuit juste avant les forêts.

Circonstances biographiques de l’écriture : j’y reviendrai oralement, la formation de Koltès, les premières années avec le théâtre à Strasbourg, les premiers voyages au Canada, en Amérique du Sud, en Afrique, et puis cette mauvaise passe déprime et drogue, les 4 mois du voyage à Moscou en deux-chevaux – et cette commande par Yves Ferry d’un texte à dire seul dans un arrière-bar, lors du festival d’Avignon.

Dans Une part de ma vie (récemment repris en poche dans collection Minuit Double), il y a une remarque étonnante (parmi mille) de Koltès, qui dit que 10 ans après, lorsqu’il a entrepris d’écrire Solitude dans les champs de coton (entièrement bâti sur un échange de regard sans durée entre deux personnages, un mobile, un fixe), c’était pour voir s’il pouvait rejoindre volontairement ce qui s’était passé involontairement pour lui dans La nuit juste avant les forêts : temps référentiel nul, dépli du récit qui devient le temps même du spectacle.

Ce qui nous fascine dans ce texte, c’est comment l’interrogation même sur le statut de l’acteur, apostrophant le présent des spectateurs, se confond avec celui du personnage qu’il incarne : si cela devenait durée, l’acteur tomberait dans la représentation convenue, ne serait plus qu’un rapporteur d’histoire. S’il se confond avec cet instant départ à durée nulle du personnage – si quelqu’un passait à cet instant dans la rue, je lèverais la main et j’appellerais, alors sa propre apostrophe au spectateur qui lui fait face part de son point d’origine.

Alors, et sans que Koltès ait jamais dit ce qui en avait été intentionnel, dans ce qui est considéré comme son premier texte de maturité, une seule phrase continue, de 21 pages dactylographiées serré (j’en ai un carbone, offert par Serge Valletti, relique vénérée). Dans l’édition Minuit (qui est la troisième édition imprimée du texte, après première version dans collection Tapuscrits de Théâtre Ouvert, puis deuxième version dans éditons du théâtre Nanterre-Amandiers, enfin Minuit en 1998, après le grand Solitude, un an avant la mort de Bernard... – qui n’a pas changé une virgule au texte dans ces 3 éditions, 77, 82, 88...) un texte d’un seul bloc de 61 pages.

Au point même, ayant connu Jérôme Lindon, que je n’imagine pas qu’il n’ait pas tenté auprès de Bernard, respectueusement, timidement, quelque chose comme : « Mais à la fin, avant de fermer les guillemets, ne pourrait-on pas glisser trois points... » Non, le texte utilise tout l’arsenal de la continuité, tirets, parenthèses, deux points, emboîtements, juxtapositions, mais la phrase n’arrête pas. C’est cette continuité qui est la première haute leçon du souffle de ce texte, quand on l’écoute dit par Danierl Martin ou Denis Lavant.

Donc, un monologue. Et un monologue, c’est une loi propre. Ce à quoi le mental fait référence, on le sait évidemment – mais comment l’insérer dans le texte ? Le monologue emmène avec lui son non-dit, travaille par élision. C’est Virginia Woolf à qui on doit cette mécanique-là. C’est un point essentiel aussi de la narration théâtrale de Koltès : les tirades de Racine peuvent se permettre de résumer la situation, raconte-t-il dans Une part de ma vie, au théâtre aujourd’hui on ne peut pas.

Alors c’est un emboîtement fou. Cet instant de départ, on le recroise sans cesse, il est marqué par la nuit et la pluie, et on finira par la nuit et la pluie. Il est question de cigarettes, de chambres d’hôtel, de types qui vous ont piqué votre portefeuille dans le métro et auxquels vous n’avez pas répliqué, d’une fille croisée sur un pont – on a tous une énorme réserve de ces choses de tous les jours, que la convocation narrative vient brûler au même point de fusion.

Alors consigne : la phrase ne finit pas. Elle utilise tout ce qu’elle a dans sa boîte à outils, sauf le point, pour n’avoir jamais le droit de finir. Au début, des guillemets qu’on ouvre, à la fin un blanc suivi de guillemets qu’on ferme. Le texte : on a défini ce point zéro, ce temps référentiel nul, un instant. Autour de cet instant viennent converger tous les temps, la grande nappe des événements, lieux, visages, liés à ce temps zéro, qu’on pourra toujours retraverser pour que le texte rebondisse, que la phrase reprenne.

Cela peut suffire au monologue. Je l’ai pratiqué souvent. Mais si on rajoutait la nuit ? Si, ce soir, le thème c’était : la nuit. Parce que la nuit on peut l’ouvrir. Parce qu’elle reste la nuit même si on l’a ouverte. Parce que dans l’obscurité ouverte de la nuit et du monde, qu’on marche dans la ville, qu’on soit seul au bout de sa jetée comme Beckett en 1941, tous les fantômes peuvent venir converger.

Le matériau : c’est au fond de nous-même qu’on va le prendre. Mais dans ce point de fusion où on le brûle, sans jamais de durée possible aux événements convoqués, le personnage qui est pris, là, au monologue, c’est le personnage, c’est l’acteur, en tout cas un autre que soi-même. On invente la fiction par ce décalage même, la grille de surgissement brûlant dans leur profération même l’ensemble des scènes, lieux, paroles, pensées, images.

Alors oui, penser d’abord : nuit. Souvenir précis d’instants liés pour nous à la nuit. Et en prendre un, un seul. Dans le monologue qu’on applique à cet instant-là, on laisse tout venir. Après, la phrase s’en saisit dans sa continuité, les prend et les abandonne. La fiction naît de l’abandon même, mais c’est la nuit qui le permet. Ce soir, ouvrons la nuit.

Pour prolongements Koltès, je recommande évidemment le travail en cours (mais depuis longtemps amorcé) d’Arnaud Maïsetti, sa réflexion sur le lyrisme y est centrale, en particulier dans Seul, comme on ne peut pas le dire. Dans une option radicalement différente, depuis quelques semaines on suit la nouvelle écriture au jour le jour de Christine Jeanney, Journal du rat, dont le principe est l’opposition d’un paragraphe jour et d’un paragraphe nuit... Et constat que ça ne s’écrit pas du tout pareil, rythme, mots, syntaxes.

Avant de démarrer l’écriture, prendre dix minutes pour se concentrer sur cette notion de nocturne, ce que cela vous évoque, quels livres (ah bien sûr, l’entrée de Sancho dans le village de Dulcinée du Toboso, premier nocturne en prose...), quels fragments de récits... Où est la lumière de Beckett, dans quel jour ? C’est cela aussi qu’on va ouvrir, en ouvrant le temps.

Extrait : voici Daniel Martin, mis en scène par Michel Didym, 1993, sur le début du texte – ce sont deux amis, manière de les saluer. Lire Combat avec la scène, éditions du CNDP, Théâtre aujourd’hui, 1996. Vous pouvez même leur emprunter le rythme, l’essoufflement. Mais pensez qu’on écrit pour un texte long...

 A l’écoute : Daniel Martin, La nuit juste avant les forêts, début du texte, extrait, 3’14.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 mars 2011
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