nocturnes de la BU d’Angers, 13 | parti-pris d’une chose

comment ne pas revenir frapper à l’atelier de Francis Ponge ?


Voici comment je m’y prendrai ce soir :

 1, le statut de la chose est indéfectiblement lié au mot qui la nomme (encore que ce rapport soit lui-même complexe et non pas univoque, dans les kan-ji chinois par exemple), mais cela n’induit pas que la langue s’en saisisse : inventaire des noms liés à objets dans Rabelais ou Saint-Simon serait étonnamment mince ;
 2, il y a une histoire de la langue à établir via cette précision ou cet élargissement de son champ de nomination, leur présence dans Balzac ne les rend pas actifs dans la narration, cela commence à évoluer chez Proust, via objets pour lesquels la représentation n’est pas constituée, l’électricité, le téléphone, le moteur automobile ;
 3, quelques brefs traits biographiques de Francis Ponge, le bégaiement, les dictionnaires, la profession des parents et la sienne propre, la Résistance, les peintres ;
 3 bis : de suite ouvrir le Parti-pris des choses : double mouvement, à la fois qui définit d’emblée le territoire arbitraire de Ponge, poème en prose, distanciation de l’univers sujet, et à la fois qui se focalise très progressivement, comme sans intention de sa part, sur objets plus singuliers par leur résistance même à l’acte de poésie, le cageot, le pain, la cigarette ;
 4, de 1927 à 1935 (Ponge est né en 1899, c’est presque un quart de vie), refus obstiné et général des éditeurs à publication de son recueil – c’est dans cette période qu’il complète le recueil d’une suite de textes qui en justifient la démarche, lecture de Rhétorique, et on regardera d’un peu plus près la double construction de Le galet et Introduction au galet [1]

 5, énoncé d’un paradoxe : c’est dans cette période de refus et de justification (par les Proëmes) que Ponge trouve son vrai territoire, multiplicité de points d’énonciation hétérogènes désignant non pas la chose depuis le mot, mais travaillant l’écart qui les sépare.

De ce moment, la cinétique de la démarche de Ponge est établie, vaudra pour le savon, le bois de pin, Comment une figue de paroles et pourquoi et même pour son approche littéraire : le Malherbe. Postérité de Ponge dans la façon dont la langue depuis les années 70 inclut cet écart nom/chose, Perec, De Certeau etc.

Point culminant de cette approche : le verre d’eau dans Méthodes, dépli linéaire sous forme de journal, d’un objet sans chose.

Donc : intention délibérée d’aller travailler dans cet espace au moment où il se fraie sa place dans la langue. Autres exemples concrets de postérité pongienne : L’espace antérieur de Jean-Loup Trassard, les Graveurs d’enfance de Régine Detambel. Sur cette base simple, de magnifiques ateliers d’écriture à construire en milieu scolaire (exemple avec apprentis mécaniciens à Pantin).

Mais autre enjeu : dans la normalisation actuelle des objets et l’écrasement marchand de leur circulation, cette instance de pure énonciation de l’objet contemporain peut devenir lieu même de résistance, mais inversement proportionnelle à la difficulté même de nommer objets périssables à cycle de vie limitée (vieux téléphones dans chaque maison, déchetterie comme lieu social, péremption organisée de l’électroménager etc), alors même que la fonction symbolique de ces objets se renforce – le téléphone notamment.

Je partirai plutôt de la double planche de Christian Boltanski dans les années 70 : Inventaire des objets ayant appartenu à une étudiante de Bordeaux et Inventaire des objets appartenant à un jeune homme d’Oxford : et si nous utilisions le même principe pour le dépli dans le temps récent d’une collection d’objets à forte puissance symbolique ?

Christian Boltanski, inventaire des objets ayant appartenu au jeune homme d’Oxford, 1973

On se tient donc à distance de l’énonciation pongienne entre mots et chose, pour la construire sur un incrément de temps concernant un et un seul objet précis. Décoration sur un buffet de cuisine, manteau qu’on porte sur les épaules, moyen de transport individuel depuis l’enfance, mais avec forte pression pour amener ce choix vers objets à plus forte valeur transitionnelle : chaussures, téléphone, appareil à écouter de la musique, appareil électronique.

Et peu importe si on déplie ça sur les dix ou vingt ans passés, pour s’arrêter à il y a 2 ans : c’est bien une archéologie du présent qu’on va livrer à la poétique.

Je ne mets pas en ligne les 2 extraits de Ponge que je proposerai en séance, mais un extrait des Graveurs d’enfance de Régine Detambel, et n’hésitez pas venir la lire sur publie.net. Mais attention : ne s’agit pas de faire pareil.

© Régine Detambel, Graveurs d’enfance

[1Introduction au galet, extrait :

Comme après tout si je consens à l’existence c’est à condition de l’accepter pleinement, en tant qu’elle remet tout en question ; quels d’ailleurs et si faibles que soient mes moyens comme ils sont évidemment plutôt d’ordre littéraire et rhétorique ; je ne vois pas pourquoi je ne commencerais pas, arbitrairement, par montrer qu’à propos des choses les plus simples il est possible de faire des discours infinis entièrement composés de déclarations inédites, enfin qu’à propos de n’importe quoi non seulement tout n’est pas dit, mais à peu près tout reste à dire.

Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. O ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots !

À tout désir d’évasion, opposer la contemplation et ses ressources. Inutile de partir : se transférer aux choses, qui vous comblent d’impressions nouvelles. Personnellement, ce sont les distractions qui me gênent. Tout le secret du bonheur du contemplateur est dans son refus de considérer comme un mal l’envahissement de sa personnalité par les choses. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous bois ou sur l’herbe, et de reprendre tout du début.

Le poète ne doit jamais proposer une pensée mais un objet, c’est-à-dire que même à la pensée il doit faire prendre une pose d’objet. Le poème est un objet de jouissance proposé à l’homme, fait et posé spécialement pour lui. Cette intention ne doit pas faillir au poète.

Du peu d’épaisseur des choses dans l’esprit des hommes jusqu’à moi : du galet, ou de la pierre, voici ce que j’ai trouvé qu’on pense, ou qu’on a pensé de plus original : Un cœur de pierre (Diderot) ; Uniforme et plat galet (Diderot) ; Je méprise cette poussière qui me compose et qui vous parle (Saint-Just) ; Si j’ai du goût ce n’est guère / Que pour la terre et les pierres (Rimbaud).


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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 février 2011
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