nocturnes de la BU d’Angers, 11 | L’impossible retour

avec Henri Michaux, reconstruire le proche sur une base fantastique


Face aux verrous est peut-être le livre le plus emblématique de Michaux pour ce qui est de la construction :
 une phase de grands mouvements en vers libre, basée sur des séries, des récurrences, un élan, qui serait moins constituer un bassin d’images et de mots que dissoudre la langue, activement, en un endroit précis
 une suite de zooms immobiles sur ces mots et ces images, traités dans l’interrogation qu’ils provoquent, avec des formes très proches du faux proverbe, de l’aphorisme, de fragments de phrase qu’on tient comme suspendus sous projecteur – dans Face aux verrous ce que Michaux nomme Tranches de savoir
 puis la façon de les assembler, installer la narration à une échelle microscopique, ainsi, dans Face aux verrous, ces Faits divers qui font 5 à 8 lignes, mais ne constituent pas de liens de l’un à l’autre
 au bout du livre, ce qui sera le texte majeur, grandes lancées fantastiques qui peuvent faire jusqu’à une vingtaine de pages – ce sont souvent les textes que reprend l’anthologie L’espace du dedans, donnant une idée faussée de Michaux, dont chaque livre est d’abord la construction qui mène à ces textes, ici L’espace aux ombres, qui est un des plus célèbres de Michaux, comme son Je marche dans le tunnel.

Dans ce mouvement de constitution qui porte progressivement l’auteur vers le récit fantastique monobloc, je voulais m’attacher à la phase intermédiaire, juste en amont du texte continu.

Ici, ce sont deux ensembles, chacun constitués d’une douzaine ou vingtaine de micro-récits, mais cette fois qui s’assemblent eux-mêmes selon un thème, c’est-à-dire que l’assemblage ou l’architecture qui les assemble est un texte narratif compact, unifié, dont la lecture est plus forte que celle des éléments séparés qui le constituent.

Ces deux textes sont bien sûr très connus : ils interrogent la notion d’étranger, depuis deux points d’énonciation symétriques :
 dans Nouvelles de l’étranger, il s’agit de textes chacun transmis depuis une ville dont on ne connaîtra que l’initiale
 dans L’impossible retour, il s’agit au contraire d’un narrateur lié à la ville dont il transmet les scènes.

Je suggère que ce soir nous nous concentrions sur L’impossible retour
des exemples à forte potentialité narrative de cette situation d’enfermement dans une ville, de Lautréamont dans Paris assiégé à l’arpenteur du château de Kafka, et aux exemples que chacun a pu traverser dans sa vie ordinaire (les avions bloqués lors de l’éruption du volcan islandais au printemps), on les évoquera oralement.

Évidemment, c’est un outil magnifique pour parler de la ville qui est loin – penser au dispositif d’Italo Calvino dans Les villes invisibles, Marco Polo racontant à Gengis Khan le pays dont il vient, et prenant pour cela des utopies de nos propres villes contemporaines.

Mais si on utilisait ce même dispositif pour se servir d’amplificateur de notre réalité quotidienne ? – alors nous parlons de notre ville, de notre vie au quotidien, mais nous le décrivons sans plus comprendre – c’est la règle du jeu qui nous échappe.

Ce désarroi où on peut se trouver (où chacun de nous s’est trouvé) lors du séjour dans une ville étrangère, on le reconstruit dans cet univers si banal que nous ne le remarquons plus...

À noter, pour une fois, comment Michaux se sert de l’imparfait : nous on traite du présent, mais le décalage du temps verbal va contribuer à instaurer la fiction...

Et le répéter, répéter, répéter : la fiction, et encore moins le fantastique, ça ne part de la tête. Ça part de la distorsion entre le langage et la réalité. Et si on cesse soi de vouloir réunir la vision, de la pré-interpréter, la réalité la plus proche devient le portail par excellence pour le fantastique, puisque précisément on ne pourra rien remettre en cause du réel présenté là.

À nous de nous cantonner sur le plus proche.

 

Henri Michaux | L’impossible retour (extrait)


... et toujours on me retenait et je ne pouvais rentrer dans ma patrie. On me tirait par mon manteau, on pesait sur mes plis.
... et toujours on me retenait. Les habitants étaient petits. Les habitants étaient sourds.

Il fallait faire la file. Il fallait ne pas se tromper de file. Il fallait, au-delà des passages ouverts, se retrouver dans le bon tronçon de la fils disloquée, parmi les tronçons sans fin d’autres files qui se croisaient, s’entrecroisaient, se contournaient.

Les habitants étaient nombreux, étaient extrêmement nombreux. Il n’y avait pas d’emploi, il n’y avait pas d’endroit, il n’y avait pas de repos pour tous ces habitants. Le flot des innombrables habitants sans cesse nourrissait toutes les files.

Il fallait sans quitter sa place, envoyer un message en avant. Il fallait envoyer un messager à l’avance. Il fallait l’avoir envoyé à l’avance pour, au débouché de sa file, à une heure, à un endroit précis qu’il fallait avoir prévu, se trouver devant la place même qu’on avait retenue.

Les habitants étaient rusés, les habitants étaient calculateurs, les habitants étaient glabres.
Il fallait avoir l’oeil aux écriteaux, aux nouveaux écriteaux, aux changements d’écriteaux. Il fallait avoir l’oreille aux directives, aux directives modifiées, au retour aux premières directives.
Il fallait patienter. Il fallait se contraindre. Il fallait pouvoir tout recommencer. Il ne ne fallait pas montrer d’impétuosité.

.... et toujours on me retenait loin de ma patrie. Les habitants étaient renfermés. Les habitants n’étaient pas pour les questions. Les questions allaient dessus comme sur un mur.
... et toujours on me retenait, on ne me permettait pas de rentrer dans ma patrie. J’avais mal, j’avais mal à ma poitrine, où une grande voile toujours tendue me poussait vers mon amie, la très secrète, la merveilleuse, celle qu’on ne peut nommer, celle dont on ne peut faire le tour, celle à qui on ne peut jamais assez se rafraîchir.

Les habitants étaient têtus, les habitants étaient sans passions. Il fallait être l’habitant pour comprendre l’habitant. L’air était triste. La lumière était sans moelleux, la terre était mouillée, l’ennui était épais. Les chiens sentant la contrainte n’aboyaient pas.
... et toujours on me retenait, on me retardait. On me tenait par des détails, qui retenaient des détails, qui me retenaient par d’autres détails.

[...]
Les files continuaient d’avancer. Les files continuaient de ne pas aboutir. Le bateau ne partirait pas, ne partirait pas, avec moi ne pourrait pas partir.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 février 2011
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