11.09.2001 | cette jeune Noire tout en haut
du World Trade Center

11 septembre 2001 : du visage et du nom


chaque année le 11 septembre, depuis le début du blog en 2005, cette page revient en Une

 

Mon livre Mécanique venait de sortir, j’avais voulu de mon père – décédé brusquement au mois de décembre précédent – comme un bronze mortuaire. La semaine suivante devaient paraître un article dans le Monde et un autre dans Libération, la rentrée littéraire n’était pas encore devenue cette cacophonie grandissante et normalisatrice en voie d’accélération suicidaire. J’étais, le 11 septembre 2001, invité au 13h de France Inter.

L’autre invité de leur magazine, c’était Michel Piccoli. On a évoqué Koltès. L’émission finie, avec Maryse Hazé et Piccoli, on a prolongé : les couloirs étaient déserts, on était là debout, et Michel Piccoli nous disait, là dans un coin de couloir — et simplement peut-être parce que personne ne le lui demandait jamais plus, ce qu’avaient été les dernières heures de « Bernard », qu’avec la mère de Koltès il avait veillé jusqu’au bout.

Il était 14h35 quand nous avons traversé la rédaction d’Inter pour reprendre l’ascenseur. L’immense salle de rédaction, écrans branchés en direct sur les agences de presse du monde tout entier, était quasi déserte, et les écrans vides. Les gens revenaient doucement de la cafétéria, deux étages plus haut.

Ce 11 septembre 2001, à 13h heure de Paris, le monde était calme : au point qu’au journal d’Inter ils avaient évoqué une histoire un peu vaseuse : à Moscou, dans les locaux de l’ambassade américaine, on avait trouvé des chats équipés de micro sur la queue pour espionnage incertain.

J’ai pris le TGV de 15h20, je suis arrivé chez moi à 16h30, dans cette heure si familière du train, rien du bruit du monde n’aurait pu nous rejoindre, et pareil probablement lorsque je suis rentré chez moi : un bel après-midi, oui, et tranquille. C’est à cause de notre fils aîné, qui a téléphoné, quoi : vingt minutes après ? Il avait entendu ça dans le métro. Je me souviens lui rétorquer, pour le calmer : — Les Parisiens, ils exagèrent tout. Les deux tours on les connaît, nous, on est montés dedans... On a câblé une antenne portable sur l’appareil à passer les cassettes vidéo, l’image n’était pas très belle (on se passait de télévision) mais on a vu la première, puis la seconde tour s’écrouler en direct. Ensuite, l’image s’est mise en boucle. Elle continue, en boucle pour toujours.

Et c’est vrai qu’on était montés dedans, à peine une poignée de mois plus tôt. On était restés fascinés. On était montés pour faire les touristes, on avait dû rester près de deux heures. C’était presque vide. Je me souviens de la jeune serveuse parce que, pour du lait à mettre dans le thé, je ne savais pas où trouver, elle m’avait aidé... C’est son visage que je portais, de son visage que je parle.

Plus tard, au second étage, nous étions restés longtemps dans cette immense librairie, et j’avais complété ma bibliographie pour ma biographie Rolling Stones : des livres sur le rock que je n’aurais pas trouvé ailleurs.

J’avais écrit ce texte à la demande express des Inrockuptibles, mais après ils avaient décidé que nous, auteurs français, on était moins vendeurs que des auteurs américains pour en parler : Bourmeau était bien embêté de me dire ça au téléphone, mais apparemment les décisions se prenaient au-dessus de lui. C’est dans Le Temps, à Genève, que c’était paru.

Le 12 septembre 2001, on mettait en ligne sur remue.net une première suite de textes, avec ces mots de Marguerite Duras :

Tout doit être cassé autour. Tout va mourir ? Tout va-t-il finir ? S’arrêter ? Aussi bien les larmes, l’amour, la mort ? Le sentiment ?
On ne sait plus.
C’est un mauvais jour. Serait-ce cela ? Seulement ça, un mauvais jour ? On ne sait plus rien de façon claire. On a 100 ans tout à coup. On pleure.
On voudrait pleurer davantage, et puis non c’est trop, mais personne ne le dit.
Les cris des femmes, ceux des enfants ? Ca continuerait donc ? Oui, ça continue. On est en vie. Comme la guerre. Lire ça : qu’on est en vie.
Ce serait un mauvais jour ? On essaie de détecter une connaissance délavée.

Je me souviens encore, aujourd’hui, de la voix de Piccoli, ce 11 septembre à 14h35 heure de Paris, disant la fin de Bernard-Marie Koltès, une main tenue.

Je regarde à nouveau cette photo de brume sur Manhattan, que j’avais faite depuis l’étage supérieur du World Trade Center, deuxième tour, quoi ? Quatorze mois plus tôt, exactement. C’est ce que voyait encore le visage qui n’aura pas nom, le matin même, peut-être, du 11 septembre.

 

 Autre référence au 11 septembre 2001 dans tiers livre à propos de cette performance sur des images de Robert Cantarella, au 104/préfiguration en juin 2007.
 Voir tiers livre images en avril 2007 – plus, ci-dessous, World Trade Center, juillet 2008.
 À lire : le témoignage de Clément Laberge et, du même, Au coeur de l’histoire
 Ce texte, mis en ligne sur Tiers Livre le 11 septembre 2005, repassera en Une du site chaque 11 septembre, pendant durée à définir.
 Photo du haut : FB, WTC, mai 2000.

 

François Bon | D’un écroulement évidemment intérieur


du visage et du nom, à propos du 11 septembre 2001

 

Ce qu’on affronte, par l’écroulement qui persiste dans la rétine, chute comme infinie et sans terme, est d’abord intérieur. J’ai exploré pendant tout un an le mur de Berlin, tout le pourtour du mur de Berlin, l’année 1988, d’Oberbaumbrücke à Glienicke ou Potsdam, et je suis revenu onze mois plus tard à Berlin dans cet étonnement de la traverse, de la rue qui continue droit dans la ville. Le mur surgissait comme obstacle dans la compréhension antérieure, on avait du mal à en chasser le fantôme, mais on n’en voulait plus. On en gardait un éclat peint sur sa table, mais qu’il cesse était une vie neuve.

J’ai assisté à l’effondrement de tours qu’on souffle. Participé à ces fêtes qu’on organise, parce que cet habitat mutilé des folies soixante-dix ne peut avoir apothéose qu’en finissant ainsi : un étage qu’on dynamite, et les étages supérieurs enfoncent ceux d’en dessous, il ne reste plus que poussière et tant mieux.

J’ai connu Bombay et Moscou, mais j’ai été effrayé la première fois que j’ai marché dans ces entailles de vent qu’est Manhattan, hissée sur les eaux. J’ai été fasciné par le World Trade Center : on y entre en touriste, et puis tout là-haut, vous savez, dans ce balancement léger qu’avait le bâtiment dans le ciel, on reste une heure et puis deux, comme en hypnose.

Nous étions assis dans cette cafétéria paradoxalement déserte ou presque, où d’un coup va se modifier toute votre compréhension de la ville, votre compréhension du monde. Alors on s’était attardé, tout le temps que le soleil baisse, on avait repris du thé et du café, et aujourd’hui c’est ce regard et ce visage de la jeune serveuse noire, alors que je lui demandais ce petit rien pour compléter ma commande, mais qu’on ne se comprenait pas. Si on s’était compris de suite, aujourd’hui je ne me souviendrais pas.

J’ai aimé ce labyrinthe souterrain qu’organisait sous lui le World Trade Center, j’ai derrière moi des livres que j’y ai achetés dans la très grande librairie du rez-de-chaussée, je bois mon café, depuis, dans un mug d’une étrange quincaillerie du sous-sol de ce qui se voulait un résumé du monde, une apothéose folle du monde. Berlin, on voulait imaginer que le mur avait cessé, on ne pouvait pas. Sur place, oui, on acceptait la respiration neuve. Là, si j’imagine, revient visage de la jeune serveuse noire, dans la cafétéria tout en haut et oscillante, presque vide, avec vue sur monde, dans la deuxième tour, puisque maintenant on sait les compter. Je veux imaginer plus, je ne peux pas.

Ce n’est pas l’image de cet effondrement à jamais perpétuel, l’effondrement qui jamais ne touche le sol. C’est le visage de cette fille, et puis le mot égorgé. Nous, ce matin-là, dans l’avion égorgés, sans image. Reste quoi, peut-être ce qu’a photographié Cartier-Bresson en 1945, bien avant les Twins : l’entaille de vent dans le haut ciment de Manhattan, et cet homme assis par terre, face à un chat. Si on affronte sans vaincre l’image intérieure, c’est parce que c’est nous-mêmes qu’on y voit.

Me manquera à jamais son prénom, à la jeune fille noire, et c’est peut-être cela l’obsession : non pas aux images, mais aux noms.

Parce que personne n’aura eu de nom, les morts même n’auront pas nom.

© F Bon _ sept 2001

 


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1ère mise en ligne 11 septembre 2005 et dernière modification le 10 septembre 2020
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