du web comme mutation de la critique

quand un auteur déclare qu’une critique (beaucoup) lue sur blog n’a aucune existence par rapport à quelques lignes dans la digne NRF que personne ne lit, sauf s’il la diffuse lui-même sur Facebook


Singulier échange sur Facebook ce matin, tout en se promenant le long des rochers de la côte bretonne, mais c’est François Matton qui avait taggé mon nom dans sa première réponse, donc comme un appel à y aller voir. Que ce soit bien clair d’emblée : si je n’avais pas la même estime artistique et humaine à la fois pour Philippe Diaz (Pierre Ménard sur le web) et pour les dessins de François Matton (je connais et apprécie son travail depuis bien longtemps, mais ne le connais pas personnellement), je ne donnerais pas ici prolongement à cette discussion. Si je me le permets, c’est qu’elle pose un problème qui nous déborde tous.

Par exemple, les amis évincés de la Quinzaine littéraire (elle devient quoi, d’ailleurs, sans eux, cette brave Quinzaine exsangue ?), eux qui n’avaient jamais mis le petit doigt dans le web – en 5 ans de publie.net, avant que je passe le relais fin 2013, jamais eu un écho à notre travail, pas plus que dans le Matricule des Anges (il existe encore ?) ou d’autres –, découvrent les vertus de la publication en ligne et proposent désormais leurs critiques en ligne. Tant mieux. On peut y découvrir deux très beaux scans de lettres de Claude Simon à Maurice Nadeau. Mais si c’est pour y lire des recensions du dernier Pléiade Gallifric ou une recension du dernier Echenoz, c’est toujours le même vieux jeu avec chaque chose à sa place, alors que c’est le jeu qui a changé, et le rôle du web déplace la fonction même de ces recensions censées aider à prescrire. Le web n’a pas vocation à être barque de sauvetage : longtemps qu’on a passé ce stade. Voire même, plus loin : la vocation du web n’est pas de se faire médiation de contenus qui lui sont étrangers (enfin si, pour la vente en ligne de ce que ne proposent plus les centre-villes), mais, au moins pour la littérature, d’être son exercice ou sa pratique ou son intervention même.

Jamais l’univers de la recommandation littéraire n’a été aussi consensuel, aussi enfermé dans les polémiques qu’il suscite en son seul sein. Le même petit bouquet de livres marketing est évoqué dans chaque sommaire, et tout le reste du travail littéraire qui s’enfonce dans la nuit aussi vite que les livres disparaissent des librairies.

C’est bien ma position, ici : dans cette rubrique de vidéo-lectures, je fais écho à mes lectures, mais l’outil web me permet de me dispenser d’en faire une chronique écrite : je dis seulement la résonance intérieure, les mots comme ils se sont mis dans ma tête. La critique littéraire, depuis Sainte-Beuve (qui écrivait au temps où l’industrie naissante du livre s’appropriait un patrimoine qui débordait soudain la seule appropriation des élites ou des notables), installait un espace de publication intermédiaire, qui depuis la publication presse désignait la plus lente publication libraire. Le web ne fonctionne pas par méta-discours, mais par mise à disposition de contenus (de plus en plus nombreux les auteurs à proposer en ligne le texte même, la suggestion d’achat du livre n’en est que plus forte).

Cette instance de recommandation (la "critique") a longtemps eu fonction d’une régulation permettant aux marges, au singulier, à l’expérimentation, d’accéder aux bibliothèques, aux fonds de rotation lente des libraires, et à l’achat par des lecteurs se reconnaissant dans cette instance de médiation comme communauté de pensée ou d’identification symbolique.

A-t-elle le même rôle dans l’univers web ? Chacun d’entre nous – mais cela vaut aussi pour les responsables d’acquisition en bibliothèques ou autres prescripteurs – se constitue son propre écosystème de sources fonctionnant sur un mode de constellation, associant flux généralistes et ensemble spécifique à chacun de flux très spécialisés. La presse le sait bien, incapable d’enrayer son érosion et sa permanente re-concentration, son recentrage sur ces flux généralistes qui sont les plus mous, tandis que ces flux spécialisés peuvent être directement produits par des individualités chacune fidèle à sa singularité. Cette capacité du web à donner accès à des démarches individuelles au même plan qu’à des instances institutionnelles (dont la presse), on est loin d’en mesurer encore tout l’impact — et c’est ce dont je bénéficie ici.

L’autre versant de cette problématique : en se séparant progressivement des instances spécifiquement libraires, notamment avec la NRF avant que Gallimard s’en saisisse et la nourrisse avec l’argent de la Série Noire, l’édition avait elle aussi valeur de prescription, élisant ses titres imprimés dans des instances – comités de lecture, avec quelques restes momifiés encore aujourd’hui – qui assignaient à ces manuscrits choisis leur valeur symbolique.

Il se trouve qu’aujourd’hui l’expérimentation dans le champ du récit a migré. Je parle assez souvent de livres ici pour qu’on comprenne que je sois souvent assez énervé quand on me taxe de militant absolutiste du numérique. Qu’on fasse le compte des livres dont j’ai fait écho, en un an, dans ma rubrique vidéo-lecture, et qu’on compare avec comment mes collègues auteurs prennent en charge, eux, la propagation de la lecture. Il y a des exceptions plus que notables, et fraternelles : la chronique de Chevillard dans le Monde, celle de Claro dans son blog. Je considère comme vraiment important qu’un nombre respectable d’auteurs se préoccupent de venir avec nous sur Facebook et d’y propager leurs lectures, de la façon la plus vivante : la littérature n’a jamais été hors socialité, le rôle des cafés, des salons, a une multitude d’héritiers dans les formes d’aujourd’hui, y compris dans des librairies qui tentent de recevoir autre chose que Michel Drucker, comme Sauramps. Vous croyez que ça peut s’arranger : regardez donc si avec les dernières recrues du jury Goncourt quelqu’un comme Mathias Enard (il est aussi sur Facebook) pourra le décrocher...

Qu’on aille lire quelques entrées d’un blog exemplaire de ce point de vue, Matériau composite du nantais Guénaël Boutouillet, ou le massif et collectif travail initié par Florence Trocmé sur son Poezibao, et on mesurera comment l’activité web des auteurs, comment une recherche sur site interfèrent organiquement avec l’activité éditoriale, et comment le plus expérimentateur et inventeur de l’activité éditoriale n’exclut pas les grandes maisons, mais ne se limite pas à elles.

Alors voilà la discussion de ce matin, qu’il ne me semble pas pouvoir m’autoriser à citer en entier, puisque développée sur la page Facebook de François Matton :

 1, François Matton recopie sur son mur Facebook une brève note de lecture qui vient de paraître dans la NRF, quatre mois après la publication de son livre. Fait intéressant en lui-même : une note de lecture parue dans une telle revue ne peut devenir effective, et conquérir son statut de recommandation, qu’à la condition d’être reprise par l’auteur sur son mur Facebook. En se félicitant de cette note, petit commentaire amer de François Matton : c’est le premier et le seul écho à son livre paru chez POL, ignoré donc (combien de livres et d’auteurs ça concerne pour la dernière rentrée littéraire) par le reste de la presse. Je cite :

Il était temps que cette critique (la première) arrive. Je finissais par me demander si je n’avais pas complètement rêvé mon livre (sa fabrication, sa diffusion, sa présence en librairies (très rare ai-je cru remarquer (en fait je ne l’ai vu nulle part (mais il est vrai que je fréquente bien plus les bibliothèques que les librairies))...

 2, réaction de Pierre Ménard, rappelant à François Matton qu’à la sortie du livre il en avait, lui, proposé une recension. Et il ne s’agit pas d’un blog de médiation du livre (comme l’est par exemple l’imposante plateforme Babelio), mais d’un des blogs historiques du web littéraire francophone, une mine d’expérimentations et d’aventures d’écriture. À preuve le billet même de Pierre Ménard, reprenant une intervention vidéo de l’auteur présentant lui-même son livre, proposant des liens vers le blog de l’auteur (je fais exprès de ne pas le faire, passez par Liminaire !)... Je cite in extenso :

Mon cher François, vous êtes un peu injuste sur la "première" critique (à moins de croire que le papier ne peut-être traité que par le papier), il me semble qu’un texte paru sur Liminaire évoquait déjà il y a quatre mois (au moment où le livre était encore sur les tables des libraires) ce que Gaëlle Flament y voit également dans son papier de la NRF : " le trait fin et légèrement tremblé des dessins, très expressifs (et qui font penser à ceux de Baudouin)..." Ceci dit non pour tirer la couverture à moi mais pour pointer l’importance du net en matière de prescription littéraire.

 C’est en répondant à Pierre Ménard que François Matton me cite et tagge mon nom pour me signaler lui-même cette conversation... (Nota : pour ma part, à mon bureau j’alterne les positions debout et assis, mais la lecture web, où les lectures numériques du soir, c’est sur l’iPad, canapé ou couché.)

Quant au fait que je parle abusivement d’un "premier" article, je reconnais que je révèle par là accorder plus d’importance symbolique à la presse écrite sur média traditionnels qu’aux blogs et sites en ligne. En quoi, sur ce point, je ne suis pas (au sens de suivre émoticône smile) François Bon, principalement du fait de l’inconfort évident de la lecture en ligne, assis au bureau comme un cadre s’usant les yeux sans respirer, fasciné par les pixels et souffrant d’un sentiment de perte du réel.

 Un bravo spécial à François Matton, de prendre alors le temps de développer sa propre approche :

Du mon point de vue de dessinateur, je dois reconnaître que je suis très médiocrement satisfait de travailler chaque jour en vue de publier en ligne. J’ai le sentiment d’avoir perdu un rapport irremplaçable avec la matérialité des outils du dessin, quand bien même je dessine encore sur papier, avec des crayons que je taille. Mais le seul fait de passer au scan et à la mise en ligne aussitôt le dessin terminé me donne le sentiment de me retrouver dépossédé de l’unicité de mon dessin (son aura dirait Benjamin ?) qui se retrouve noyé dans un flux d’images sans ancrage.

Comment cette question ne nous concernerait-elle pas tous sur le fond ? Il nous serait inutile d’évoquer les uns les autres nos recherches et nos inventions, sous prétexte que ce ne serait pas cautionné par l’univers des revues mortes, mais imprimées ? Les centaines de lectures qui traversent sans cesse nos sites (35 000 visiteurs mensuels, très stable, pour ce Tiers Livre), pas la peine de vouloir rester dans la tradition même du lire/écrire, en faisant part de ce que je découvre par mes lectures, en même temps que je propose là mes propres travaux ? Voir comment, à l’inverse, nos amis de la presse continuent de parler de papier (l’adjectif excellent est à la mode : « excellent papier » pour leurs publications web).

De mon côté, il me semble que c’est le chemin intérieur de ces derniers mois : oui, il est décisif d’être actif dans ce champ obscur, malléable, qui s’appelle préhistoire d’une mutation en train de se faire. Non, cela ne m’empêche pas de travailler avec des éditeurs « historiques », je ne saurais pas donner à mes Lovecraft une réception, mais aussi une finalisation du texte même, hors de la collaboration avec Points-Seuil (et le paradoxe de les publier directement en poche). Mais je suis tout aussi viscéralement attaché, désormais, au fait d’en garder les droits numériques, pour la liberté d’une expérimentation web libre et constamment changeante. L’échec de plus en plus avéré du livre numérique, par rapport à cette vie même de l’invention web, ne règle pas la responsabilité que nous avons tous, de donner à nos travaux web la même instance, nécessairement collective, nécessairement distribuable, pour nos travaux en ligne (c’est en cela que je prends très au sérieux ce que dit François Matton : cette éditorialisation de nos travaux en ligne est une tâche aussi complexe et harassante que son équivalent pour l’imprimé). Il y a d’autres prolongements : ma migration vers la vidéo en est une, la valorisation micro-micro-économique de nos travaux en ligne (pour moi, via le pass forfaitaire et pérenne à 20€) en est une autre.

Je m’en tiens là, et j’ouvre pour une fois les commentaires. On pèse dur sur les leviers en ce moment, et jamais la lecture web n’a été aussi inventive, générative. J’ai longtemps pensé que le rôle des auteurs de l’imprimé s’impliquant directement dans le web serait décisive – François Matton en est un des symboles, depuis longtemps. Hier soir je m’énervais qu’un prochain colloque universitaire, auquel j’étais fier d’être convié, ait été détourné en cours de route, Xème ignorance délibérée de la création web [1], en contrepoints d’interventions qui seront sans doute passionnantes (pour eux), consacrées à des auteurs (Reinhardt bof, mais Mauvignier ou Emmanuelle Pireyre des forts) qui ne sont pas vraiment les mains dans le web au jour le jour. Au point que je balance vraiment de renoncer à ma propre intervention, m’en tenant au vieux convaincre est infécond de Walter Benjamin. Il est grand temps de commencer à oublier les auteurs qui ne font pas l’effort d’une présence web — les Centres régionaux du livre, même les meilleurs, commencent à ressembler aux hospices de l’abbé Pierre, dans leurs bourses et résidences.

C’est du récit web, rapport à la fragmentation, temporalité se publication, statut de l’enquête, convocation de la bibliothèque, statut narratif des images fixes et animées, nouveau statut de l’auteur, que nous avons à débattre — et les modalités multiples des pratiques web l’autorisent.

Là où précisément il me semble que le temps est à la responsabilité : ce ne sont pas les vieilles instances de la médiation creuse qui peuvent soutenir, accueillir, recommander nos travaux. Pour exister chacun, besoin des autres. Besoin de ne pas séparer ce qu’on recommande de ses propres travaux, de ce qu’on reçoit des travaux des autres. Le billet de Pierre Ménard sur le livre de François Matton était exemplaire à cet égard : je suppose qu’il ne se donnera plus la peine de recommencer – l’auteur lui-même tenant cela pour non avenu.

Le web n’est pas « perte du réel », il est le réel même de nos lectures et de notre écriture.

Quant à prolonger ce billet, s’il vous a intéressé, un geste qui compte aussi : si le livre a disparu des librairies, se souvenir que vous pouvez cependant le recevoir chez vous en 48h, c’est ici — et, comme Babelio et pas mal d’autres, les 5% de ristourne c’est ce qui aide à payer les serveurs :

[1En fait non, c’est moi qui n’avais rien compris : « car l’objet du colloque est de se pencher sur des auteurs pas forcément webeux au départ, mais dont les livres intègrent des poétiques identifiées de façon explicite sur le Net » me précise Gilles Bonnet, mais donc effectivement dans ce cas ça ne me concerne pas du tout ce truc-là.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 janvier 2016
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