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2017.01.31 | il n’y a plus le marcheur aux pieds nus (une digression)

une autre date au hasard :
2011.08.20 | Ouessant #4, Cadoran

Ce qui glace, c’est – quand il est trop tard – pourquoi on n’a pas croisé ça plus tôt.

C’est la rançon des cloisons molles d’Internet : comment sauter hors de ce qu’on sait, pour trouver ce qui compte. Et ça vaut bien sûr pour ses propres mises en ligne, l’obscurité où on est.

Pour moi, c’est venu dans le creux de ce dimanche après-midi, froid et pluvieux ici, et pas mal de lames noires de réalité, aux bords coupants, qui vous entourent et vous cernent. Sur le mur de Guillaume Cingal, blogueur qui m’est proche pas seulement géographiquement, et depuis longtemps, ce lien vers un article du New Yorker, dont le titre en soi ne m’était pas spécialement un appel : disparition de Mark Baumer, auteur prolifique et activiste des réseaux sociaux.

Le mot « prolifique », on me l’envoie souvent à la figure dans différentes présentations, ce qui est surtout l’indice que la personne qui l’utilise connaît peu mon boulot. D’abord ça fait 35 ans que je publie, ensuite une charge de famille fièrement assumée mais conséquente m’a toujours contraint à une part alimentaire de mes activités jamais suffisante, c’est le cas en ce moment d’ailleurs, et puis j’ai très peu de thèmes de travail : le contexte urbain et la réflexion sur la ville, la réflexion sur mes lectures et les auteurs qui me sont vitaux (et ce n’est jamais assez leur consacrer), le rapport aux objets scientifiques et techniques (où mon grand-père Eugène compte autant que le philosophe Simondon), ajouter un zeste de réflexion autobiographique et c’est tout. Comment, alors qu’on écrit et publie avec ordinateur, on ne s’interrogerait pas sur l’outil même, et la mutation numérique ? Ils me gonflent, ceux qui veulent faire de ma pomme un genre d’australopithèque du militantisme numérique. Qu’ils restent adorer leurs auteurs aux mains propres, bouffis dans leur isolement d’artisans du livre objet. Moi je préfère ce qui respire – les ateliers d’écriture, c’est pareil. Donc voyez, mes thèmes de travail, sur la durée, ça tient sur les doigts de la main.

Ceux de ma génération, le militantisme on a donné. Fièrement, aussi. Rien à renier. Seulement, à certain moment, on se tourne vers les livres et le dedans. J’en suis conscient. Depuis 5 ans, le chantier archéologique sur Lovecraft c’est travailler sur la genèse de l’imagination et la constitution de l’invention littéraire.

Par exemple, si je tiens à ma responsabilité citoyenne, ce qui tient pour moi d’un impératif éthique concernant l’écologie n’interfère pas, ou peu, avec ce site et mes différents écrits – contrairement à des proches comme Martin Page. Cela aussi m’aurait tenu à distance de Mark Baumer, si on l’aborde par le titre du New Yorker.

Seulement voilà, il y a ça :

Et en écriture, là, ça m’est doublement central. D’abord pour le concept d’expérience (hein, Virginie Gautier). Ce qu’on écrit n’est pas à distance du monde qu’on fabrique par l’illusion romanesque (Balzac), ni même en rapprochant des fissures pragmatiques du monde un observateur qu’on promène à front de réel (Proust). Ce qu’on écrit, aujourd’hui – comme en art ce que Paul Ardenne désigne par contextuel, mais qu’on connaît aussi par la façon dont Jacques Roubaud nous emmène dans un de ses livres majeurs, Poésie ; – c’est le récit de l’expérience qui mène au texte. Michaux est une des grandes marques de cette bascule : on écrit les étapes, et le livre est l’accumulation successive de ces étapes vers ce qui a été gagné.

Ce concept d’expérience est jeune, encore, en littérature. La ville et l’écriture urbaine un des champs élémentaires qui nous ont conduits à le formuler. Mais la ville n’est pas le seul champ d’application de l’écriture comme expérience. Et on se familiarise à l’idée, sur les points qui émergent devant nous comme cruciaux, d’un retour amont et lire autrement l’histoire de la littérature – ainsi, le On the road de Kerouac.

L’autre point d’ancrage, c’est cet isolement du livre dans un écosystème étouffé par l’industrie culturelle, ses structures de diffusion, ses modes de recommandation et prescription. Avec les outils numériques, ce qui est de toujours l’essence vive du littéraire peut se partager et se transmettre sans la projection monodique dans l’imprimé.

Or, c’est bien ça qui me souffle : dans la vidéo d’accueil de sa chaîne, on le voit qui prépare son sac. Alors qu’il est réduit à rien, un poncho de pluie, son sac de couchage, un gilet de sécurité réfléchissant, il emporte avec lui une GoPro, des chargeurs, des câbles USB. Et sa vidéo est stupéfiante : depuis 100 jours qu’il marche, l’attention aux objets trouvés, misérables ou symboliques, aux signes que la ville abandonne aux seuls piétons, et à sa propre interaction avec les gens : ici on n’aime pas forcément ceux qui font autrement.

Et c’est ainsi que Mark Baumer avait entrepris une traversée de l’Amérique pieds nus. Mais immédiatement, pour moi, la révélation : cette proximité presque violente avec la violence des choses, la mobilité permanente, la brièveté contraint par le montage téléphone et l’upload via connexions de hasard, c’est un vocabulaire qui rehausse aussi le politique. Instants performés à haute voix, mais aussi slogans fixes qui deviennent proclamations et vers – oui, il y a écriture, simplement elle s’écrit à la GoPro et par le biais d’une narration individuelle où le narrateur même est l’enjeu : vues fractionnées de son visage, fragmentation du temps et de la voix, et surtout le protocole : je traverse l’Amérique pieds nus. Ce qui est rappelé avec humour : « si j’avais commencé ma traversée pieds nus de l’Amérique il y a 15 ans, j’en serais plus loin qu’aujourd’hui ».

Et c’est cela que j’ai loupé, alors que ce type marchait depuis 100 jours et que j’aurais pu le suivre tous les jours, installant dans ma propre lecture un concept de temps qui fait partie du protocole initial. J’aurais été confronté à un processus ouvert, où chaque lendemain était une surprise, alors que maintenant il n’y a plus de lendemain. Aucun.

On l’apprend sur son site : Mark Baumer vivait à Providence et travaillait dans une bibliothèque. Je connais aussi Providence, même bien, puisque mon immersion dans la ville, l’été 2015, se faisait aussi selon un protocole : les lieux et trajets de Lovecraft en parallèle des matinées passées sur ses carnets, lettres et manuscrits. J’ai passé aussi plusieurs heures dans une des bibliothèques de la ville, la vieille Athenaeum, et arpenté toutes les alvéoles du vieux centre, les cafés, les bouquineries comme Cellar Studies. J’aurais pu croiser Mark Baumer, ça s’est peut-être fait – Providence n’est pas si grande. Les deux écrivains rencontrés, devenus des amis, ne m’ont pas parlé de Baumer, mais ils ne sont pas non plus impliqués dans Internet tant que ça.

À définir Mark Baumer comme « activiste environnemental », et quand bien lui-même se définit ainsi, de quoi le sépare-t-on ? Notre expérience directe du monde est-elle ainsi divisible, et si l’écriture naît de cette confrontation au monde, en quoi elle inclut au nom de ses propres lois cette responsabilité éthique de qui nous sommes et de ce que nous y faisons, retour au point départ.

Écrivain prolifique ? Mais merde : une simple connexion de téléphone, une GoPro achetée au supermarché du coin, un compte Print On Demand et un blog, un Facebook ou un site, et la seule différence c’est que votre atelier est ouvert. Laissons les confinés à leur finé. Il y a seulement que Baumer, comme je l’essaye mais il était d’une autre génération, travaille à vue, pour reprendre l’expression si forte de Raymond Roussel.

Thoreau écrit Walden en partant vivre dans une cabane à quelques dizaines de minutes de la ville, mais où commence la wilderness : la préoccupation ici est la même. Sauf qu’on qualifie Thoreau de poète, et Baumer de militant écolo.

Alors oui, à côté et contre un système qui se reproduit selon ses propres lois, et pour sa propre sécurité (comme s’il y avait sécurité sur cet effritement), préfère adouber les confinés. Ce même dimanche après-midi froid et pluie, saisi par la mort de Mark Baumer qui m’était inconnu une heure plus tôt, je découvre son incroyable série de coups de téléphone à des agents littéraires – en voici une, allez regarder les autres, ce serait tordant si ce n’était pas si pathétique :

Cela pose une autre série de questions. Souvenir de comment, quelques heures après le suicide de la compagne de Mick Jagger, L’Wren Scott, tous ses comptes réseaux avaient été effacés, à commencer par son magnifique travail Instagram. Ce matin, nous avons accès à la totalité du travail vidéo de Mark Baumer – jusqu’à quand, et cela dépendra de qui ? Est-ce qu’on peut assurer à une oeuvre aussi délibérément transmedia la pérennité nécessaire aux précurseurs – parce que je maintiens que les 100 épisodes de cette marche pieds nus dans les US d’aujourd’hui, avec les contraintes de la GoPro et du montage téléphone, c’est la continuité du journal de Jonas Mekas, du Route One du cher disparu Robert Kremer, mais aussi ce qui nous concerne au plus direct pour l’écriture urbaine, quand bien même on est aux antipodes de l’équipée motels de Bruce Bégout.

Donc voici l’histoire : Mark Baumer, équipé d’un gilet réfléchissant, marche à contre-sens, comme la sécurité le lui impose, le long d’une autoroute sans doute pas faite pour les piétons. Un lourd SUV, ces bagnoles à la mode là-bas, le fauche de plein fouet : pour avoir voulu lui faire peur, par surprise ou inadvertance ? Je n’ai jamais voulu en parler, mais 2 fois sur mes ronds-points j’ai failli avoir une tuile par la seule surprise du conducteur, et c’est ce qui m’a aussi refroidi pour continuer sous cette forme. Le monde des SUV se moque bien des marcheurs (lisez, 9€ seulement, le magnifique livre de David Le Breton.

L’histoire finit ? Non. Pour moi, l’autre infatigable marcheur de Providence (les marches urbaines sous protocole de H.P. Lovecraft c’est un des caractères les plus surprenants de ses stratégies d’écriture, et un des plus niés par les théologiens du reclus) est un lien de plus à Baumer, j’aurai deux morts à saluer, à mon prochain séjour. Noter aussi que l’hommage rendu à Mark Baumer le 4 février prochain, au Creative Arts Center de la Brown, à Providence, se tiendra Angell Street, la rue natale de Lovecraft.

Mais aussi, cette histoire a déjà été écrite. Tous vous connaissez le livre essentiel de Stephen Hawking sur l’écriture : On writing (en anglais, par pitié, le français est tout fade). Le King y raconte comment il est fauché, à quelques centaines de mètres de chez lui, marchant entre deux sessions d’écriture, par le 4x4 d’un beauf qui, à cet instant, s’était retourné pour faire taire son chien aboyant sur le siège arrière. Le King écopera de six mois d’hôpital, deux ans de convalescence, mais, une fois guéri, rachète au gus le 4x4 et le démolit à la masse.

Mark Baumer n’a pas eu l’infime chance qui nous vaut aujourd’hui la suite des livres de Stephen King, dont son 22.11.63 qui m’a tant troublé.

Guillaume Cingal, hier, a ouvert le livre de Baumer, I am a road, et s’est livré à un exercice de traduction simultané. Merci de cet hommage, Guillaume, et merci à vous tous de le partager. Profitez-en pour vous abonner à la chaîne de Guillaume, même si vous ne regarderez pas tout, et d’en visiter quelques-unes... Et répondez, après ça, pour savoir où est l’écriture aujourd’hui, et en quoi l’expérience même, pieds nus ou pas, est déjà et pour toujours écriture...


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 31 janvier 2017
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