#gestes&usages #04 | le lacet gauche défait de Nicholson Baker

un cycle sur corps, mouvement et interaction avec le monde


 

#04 | le lacet gauche défait de Nicholson Baker


En amont de cet atelier, j’ai enregistré une vidéo de présentation générale du livre de Nicholson Baker, La mezzanine.

La spécificité de ce livre, en passe de devenir un classique : dans un « mall » typique de la géographie urbaine nord-américaine, un bâtiment avec au rez-de-chaussée des boutiques de consommation à pas cher, et notamment ces enseignes fast-food, au premier étage une galerie avec bureaux et administrations anonymes diverses. Du rez-de-chaussée à l’étage, un escalator.

À la première ligne du livre, le narrateur pose le pied sur l’escalator, avec les lumières, les reflets, la perception du mouvement. Quatorzième chapitre, 160 pages plus loin, il pose le pied sur la galerie, quitte l’escalator. Le tout aura duré une quarantaine de secondes.

Dans un dispositif précis à l’extrême, ou chaque détail sera amplifié par de conséquentes notes de bas de page (ou réparties sur plusieurs bas de pages) qui sont en elles-mêmes une autre strate de narration, à l’image des deux étages que joint l’escalator, seront examinés la relation du narrateur à ses collègues de bureau, le répertoire entier des gestes qui constituent sa journée de travail, la complexité extrême d’organiser la pause de midi, rapporter ou pas dans un pochon plastique blanc ce qu’on a acheté — si possible pas trop cher — pour se restaurer, l’art de s’habiller, le nombre de chemises nécessaires et combien de jour les porter pour n’avoir besoin de les porter à la laverie qu’une fois par semaine, et ainsi de suite. Fascination de lecture qui ne tient pas aux thèmes explorés, mais à cette interaction socialisée du corps et des signes du corps avec les conventions sociales et les usages sociétaux qui se répercutent jusqu’à cette échelle individuelle et la suite précise de temps de moments qui organisent la journée, les paroles, le retour réflexif sur soi-même.

De ces quatorze chapitres, on trouvera ici en téléchargement le deuxième. Donc encore l’ouverture du livre, passée la brève phase d’exposition. Le thème : à peine le pied posé sur la première marche de l’escalator (non, pardon, la marche qui se présente à lui, puisque le mouvement est continu, et ça y est, l’enfer de saisir les plus petites choses et les assigner à ce qui les nomme nous a piégés), découvre que son lacet gauche est défait.

Le chapitre fait huit pages dans mon édition américaine, enlevons les notes de bas de page, puis une digression sur le savon (on se lave les mains quand on quitte le bureau pour aller chercher en bas de quoi grignoter), en restent cinq, c’est le texte que je vous propose.

Refaire son lacet : ah oui, mais ne faudrait-il pas en acheter une paire neuve, et où, et comment les choisir. Refaire son lacet : cette complexité du geste nécessitant soit de s’accroupir soit de poser le pied sur un support plus élevé que le sol, marche ou chaise. Geste associant les deux mains, un noeud, tirer, deux boucles, noeud des deux boucles.

Passionnant à écrire : faire déjà la liste des gestes relevant de la même catégorie. Pour le narrateur, s’habiller, nouer une cravate, se laver les mains, tenir une conversation avec ses collègues devant la machine à café avec pour règle de n’évoquer ni la vie privée, ni les problématiques réservées du travail. Mais démarrer une voiture, passer un portillon de métro, ouvrir le store de la cuisine, écouter une musique, la choisir et sur quel support et à quels moments le choix n’est pas restreint à vos lacets de chaussure (d’ailleurs, et là on est aussi dans Nicholson Baker, leur usage tend à diminuer) à vous de déterminer quel sera votre champ opératoire : ce qu’on ouvre en tant que geste à la fois intime et codé.

Et donc quels codes le traversent. Mais aussi : déploiement dans le temps de ce geste. Apprendre à nouer ses lacets, on avait quel âge ? Et qui vous l’a appris ? Et comment c’était à l’adolescence, quand on choisit autrement ses chaussures ? Et celles qu’on porte pour le travail, elles témoignent de quoi ?

Difficile ? Certes ! mais quel bonheur d’y arriver en découvreurs !

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 février 2024
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