#gestes&usages #01 | Annie Ernaux, à cause de la couleur

un cycle sur le corps, le mouvement, et l’interaction avec le monde


 

#01 | Annie Ernaux, à cause de la couleur


Un cycle sur les gestes ?

Bien sûr, il y aura un certain nombre de rendez-vous obligés. À commencer par Vilèm Flusser (son livre Les gestes dans le dossier abonnés, scandaleusement indisponible).

Un exercice descriptif ? Et si c’était tout le contraire : un travail du mouvement, qui met en relation le corps et le monde. Alors, en l’écrivant, c’est le corps même qu’à rebours on écrit, depuis son interaction avec le monde.

En tout cas, c’est cela notre enjeu.

Ce texte d’Annie Ernaux, La honte, a été écrit en 1996, publié en 1999. Un texte bref et dense, compact, avec de la violence. Mais le contraire aussi : une respiration et une lumière, à revenir dans le Yvetot de l’enfance, refaire à rebours le chemin vers l’année 1952.

D’ailleurs, la page qui va nous servir de socle n’est pas dans le trajet continu, tragique, du livre. Vers le premier tiers de la narration, ayant cité Rouen et Le Havre, les deux « grandes villes », on revient à Y. Et c’est par ce retour qu’on entre dans cette autre strate, celle du contexte.

Lisez bien l’extrait proposé : le mot gestes y figure, et le mot usages aussi.

On pourrait s’en contenter pour écrire : « gestes du quotidien qui distinguent les femmes et les hommes ». Mais, juste après l’énumération qui en surgit, et avant d’entrer dans une autre, justement les « usages collectifs et familiaux », ce passage sur — à distance de temps et de lieu — la mémoire de la couleur.

1952 : un monde où dominent les monochromes. Livres, magazines, journaux en noir et blanc. Pourtant, dans ce souvenir-là, ce qui vient trancher : tissu imprimé des robes, papiers peints, fleurs du jardin. C’est par le souvenir de ces couleurs, se détachant du fond terne, qu’Annie Ernaux ouvre cette intimité et aux gestes, et aux images.

Et ce paragraphe sur le seul thème de la couleur (qui sera suivi d’un autre plus bref sur le contexte sonore) nous propose deux outils imprévus :
 son incipit : À cause de la couleur..., et trois lignes suivent...
 un rebond : Mais... et trois lignes suivent.

La couleur : À cause de la couleur de poussière des démolitions et des reconstructions d’après guerre, des films et des livres de classe en noir et blanc, des canadiennes et des pardessus foncés, je vois le monde de 52 uniformément gris, comme les anciens pays de l’Est. Mais il y avait des roses, des clématites et des glycines débordant des grillages du quartier, des robes bleues imprimées de rouge comme celle de ma mère. Les murs du café étaient tapissés d’un papier à fleurs roses. Il y a du soleil le dimanche de la scène.

Et si vous repreniez exactement ce mouvement d’opposition : À cause de... puis Mais..., sur le thème de la couleur, dans un lieu et un temps précis assignés, qu’est-ce que vous allez vous-même faire émerger comme gestes, puis comme usages ? Cette émergence même alors la suite même, ou l’imbrication, de ce qu’ouvert par la couleur... J’y crois.

Les gestes : Les gestes quotidiens qui distinguent les femmes et les hommes :
approcher le fer à repasser près de la joue pour en vérifier la chaleur, se mettre à quatre pattes pour frotter le sol ou jambes écartées en cueillant le manger à lapins, sentir ses bas et sa culotte le soir.
cracher dans ses mains avant de saisir la pelle, coincer une cigarette en attente derrière l’oreille, s’asseoir à califourchon sur la chaise, claquer son couteau et le ranger dans la poche.

C’est plus clair, comme ça ? Le lanceur (couleur), et ce qu’on ramène du lointain (les gestes) ?

Je souhaitais que ce cycle qui s’ouvre puisse être en continuité avec le cycle précédent, #enfances. SI vous avez travaillé à ce cycle, ou à celui qui s’intitulait de l’autobiographie comme fiction, à vous d’écrire. Ici, Annie Ernaux, de 1996 à 1952, en revenant pour de vrai à Yvetot dans le récit (les protagonistes y reviennent depuis Rouen ou Le Havre dans le temps du livre, elle-même à 40 ans de distance se rend dans les archives du journal local pour retrouver ce qui s’est passé cette année-là), rouvre le contexte occulté des choses familières : les gestes, les paroles, les rituels.

Mais, si vous n’avez pas travaillé sur le cycle #enfances, aucun problème pour s’embarquer ici. Un seul préalable : définir un lieu, définir un temps. Qu’il ne soit pas lié à l’enfance n’est pas principal (à discuter d’ailleurs pour le récit d’Annie Ernaux : est-ce qu’elle ne décrit pas précisément, pour l’année de ses 12 ans, la sortie terrible de l’enfance ?).

Et puis cette épigraphe du livre, prise à Paul Auster : « Le langage n’est pas la vérité. Il est notre manière d’exister dans l’univers ».

Cela devrait nous permettre à toutes et tous une magnifique entrée dans l’écriture, dans un territoire entièrement nouveau.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 janvier 2024
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