#été2023 #11 | Gertrude Stein, écrire en marche arrière

un cycle sur les outils et techniques du roman


 

#11 | Gertrude Stein, écrire en marche arrière


Première configuration : c’est une scène déjà présente, construite ou ébauchée, dans l’une de vos précédentes contributions à ce cycle. Mais on veut l’alourdir, l’augmenter, la complexifier : l’écriture n’a pas tout pris, ici, de ce qu’elle avait à prendre.

Deuxième configuration : c’est une scène, une situation, une tension, un lieu, pour laquelle l’intuition vous dit qu’il y a potentiellement à en écrire, mais on n’a pas l’élan, on n’a pas l’outil décisif pour en faire récit.

Dans les deux configurations, on va prendre à Gerttrude Stein, dans son Autobiographie d’Alice B Toklas (ici citée dans la nouvelle traduction de Martin Richet, Cambourakis, 2021), une technique qui y est récurrente : au bord d’écrire cette scène, situation, tension, lieu, on repart en amont, avec une cheville directement à même le texte (« Avant que je ne parle de... », « Mais revenons à... », « Cette fois je veux vraiment vous parler de, mais... ») comme pour installer une suite de charrois — je dirais des charrois amont, comme René Char parle de retour amont —qui accumulent des ensembles définis de matières ou d’approches, occurrences, personnages, meubles mêmes et autres flash-back sans entrer dans la scène même, mais qui, narrativement, nous plongent déjà dans le corps même de ce qu’on a à dire, et qu’on repousse encore et encore plus loin dans le récit.

Avec un avantage immense pour la force du récit : ces différents « charrois », quantifiés, et partant de l’amont, peuvent être totalement indépendants les uns des autres. Quand on abordera la scène proprement dite, elle résultera déjà d’un éclatement disjoint de récits, occurrences, précisions, matières, dont paradoxalement on n’aura plus à s’occuper, puisque laissés en attente, avant d’entrer dans la scène même.

Hasard ? Certainement pas. Technique liée en profondeur à l’art du ressassement et de la répétition de Gertrude Stein. Amplifié aussi par la volonté de faire exister, jusqu’aux manières orales, le personnage fictionnel à fonction de narratrice : cette Alice Toklas, dans la vie réelle dactylographiant le texte de l’auteur, et y insérant au stylo rouge des « Non ! » rageurs dont l’auteur, Gertrude Stein, ne tiendra même pas compte, en installant comme strate décisive de conduite du récit sa maladresse supposée à raconter cette scène qu’on attend, puisqu’ayant chaque fois un de ses prémices à y ajouter : « Avant que je ne parle de... », presque jusqu’à nous frustrer, et que ce fonctionnement narratif sera réutilisé pour chacun des centres de gravité successifs du récit, les séquences voiture de 1916 par exemple.

Et c’est donc ce que je voulais vous proposer. Ce qui vous revient : déjà écrite ou ébauchée, ou seulement comme un rendez-vous prochain sur la route, à vous de déterminer la scène, la situation, le lieu. Ce que vous allez vous imposer : ne pas l’écrire, mais accumuler cet amont de matières complémentaires, disjointes, sans lien commun, sinon que toutes mènent à cette scène qui reste à écrire.

Vous savez cette scène qui représente un tel enjeu dans le développement de votre récit ? Alors allez-y pour trois, pour quatre fois la formule magique : « Avant que je vous parle de... »

Et on devrait être, toutes et tous ensemble, dans un pays bien surprenant.

Alors bonnes écritures.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 septembre 2023
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