#été2023 #05 | ce qui échappe (compressions du temps)

un cycle dédié à l’élaboration et à l’invention du roman


 

#05 | ce qui échappe (compressions du temps)


Se saisir d’un point d’intensité du réel, et en démultiplier le récit par témoins interposés.

Dans la proposition #4, on ouvrait le domaine du temps : deux situations semblables, même lieu ou trajet, mêmes personnages, mais une superposition de deux temps à distance, avec usage de l’italique pour les départager dans le bloc-récit.

Dans la proposition #4bis, on ouvrait le texte à une superposition arbitraire de ces temps.

Je voudrais ouvrir aujourd’hui à un principe majeur, devenu invisible dans nos usages, mais qui aurait été inaccessible à Balzac, voire même à Flaubert : développer le récit en relation inverse à la durée dont il traite, faire récit d’une compression du temps.

Ces rapports comme élastiques du temps référentiel et du temps récit, on les voit s’amorcer (chez Balzac, à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes par exemple), mais Walter Benjamin pose Baudelaire comme pont de rupture, dans son emblématique poème urbain À une passante : « La rue assourdissante autour de moi hurlait [...] / Un éclair, puis la nuit. Fugitive beauté [...] » etc, tout un poème sur le seul croisement des regards et la dispersion comme instantanée aussi (« Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais... »).

Dans le roman, ce serait sans doute la marque de Dostoievski que ce grand virage : c’est le principe même des Karamazov, des nappes entières de continuité qui se rassemblent en pics dans une série extrêmement réduite de points d’intensité narratifs (la mort du tsarets, l’assassinat du père, l’arrestation dans l’auberge).

À partir de Dostoievski, c’est un principe qui traverse l’ensemble des dispositifs en prose, on le retrouve condensé et épuré à l’extrême chez Proust bien sûr, mais comme structure même de la novation de Faulkner.

Et si le chapitre d’ouverture (le célèbre monologue de Benjy) dans Le bruit et la fureur est un exemple consacré de notre proposition #04, superposition de temps pluriels et distincts dans une continuité de récit, c’est dans Tandis que j’agonise, écrit dans l’échec même à publier Le bruit et la fureur que Faulkner l’exploite au plus nu : six narrateurs, chacun s’exprimant par monologues disjoints. La rupture décisive avec l’ancien principe convenu de réalité, puisque la réalité n’est que la somme disjointe de ses perceptions et représentations.

Mais, surtout, ou pour ce qui nous concerne ici, le fait que ces monologues vont pouvoir devenir récitatif, ou induire la continuité de narration, mais, lorsque le récit se focalise sur un de ses points d’intensité (la mise en bière de la mère, le passage à gué de la rivière, l’incendie de la grange), les monologues semblent s’accumuler sur le même point temporel, se rejoindre tous sur l’énonciation de ce même moment précis. Et pourtant : comme un éclatement de cette réalité concentrée dans l’instant qui la fait intensité, et aucun de ces récits qui corresponde.

Ce qu’on retrouve sociétalement dans les compte-rendus de ces moments-clé où tout échappe ou dérape. Reconstruction de ce qu’on peut établir de ce moment-clé par la somme disjointe des récits de témoins. Récits opposés, disparates, variables aussi avec le temps.

Il ne s’agit pas ici d’aller vers le fait divers (même si c’est une piste majeure et valide). Plutôt s’en tenir à ces points d’intensité que dès à présent vous pouvez associer à ce qui s’ébauche dans votre écriture en cours. Moments d’inflexion dans une situation collective, lors d’un point de bascule.

Alors, si vous disposez de ce point d’intensité, partir en confiance dans ces monologues disjoints qui vont en rendre compte. Monologues qui tous désignent le même instant de compression, sinon de bascule, mais que rien ne force à être compatibles entre eux.

Et donc la notion de témoins. Et, dans la notion de témoins, le vocabulaire associé au métier de chacun. Ce qui conditionne sa perception par sa fonction. Leur possible extériorité par rapport aux protagonistes les plus rapprochés ou impliqués.

Et nous, franchir une étape décisive dans ce qui va littéralement démultiplier, d’un seul coup de baguette magique, l’élan du récit.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 juillet 2023
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