#été2023 #02 | du lieu au personnage, via Jane Sautière et les cartes postales de Balzac

un cycle sur les techniques de construction et d’ampliation du roman


 

#02 | du lieu au personnage, via Jane Sautière et les cartes postales de Balzac


Roman sans lieu, roman sans personnage ? Tout a bien dû être tenté (quoique, mais ce seraient de bons titres, en soi, non ?)

Plutôt cette ambivalent ou ce constant balancement : pour la construction renouvelée en chaque instant de lecture, d’une représentation mentale qui remplace le réel (on pourrait écrire sans représentation ? Duras parle de ça dans l’entretien qui suit son Camion).

Mais un des coups de bélier qu’apporte Balzac pour agrandir la littérature, c’est l’autonomie apparente de ses traversées de lieu. Et surtout pas description, on viendra plus tard au concept. Chez Balzac, plutôt une combinatoire, mais surtout une traversée : un narrateur anthropomorphe, qui avance dans des pièces vides. Et chez lui, c’est une telle constante qu’André Breton, dans une expression fameuse, dira avec mépris que : il nous envoie ses cartes postales. Et c’est un des plus hauts admirateurs de Breton, Julien Gracq, qui reviendra sur cette expression, et l’annihilera en parlant de Béatrix.

Et nous, aujourd’hui, ces traversées de lieux nous sont comme des poèmes, comme la marque même de ces livres.

Sauf que la magie technique de Balzac, qu’on ne qualifie pas si souvent d’agile, c’est ce moment ténu et impalpable où on découvre, dans ces ouvertures, que des personnages sont déjà présents, comme immobiles dans un mouvement suspendu, une distension du temps, et que lorsque le texte-traversée, le texte-lieu les rejoint, alors le mouvement suspendu reprend, les silhouettes s’animent, elles parlent, il y a récit — le roman peut commencer (ou bien a-t-il déjà commencé, justement, y compris par cette manie de considérations générales, même brèves, mas à valeur programmatique, qui ouvrent chacun de ses livres ?).

Et nous, ce sera ici aujourd’hui notre proposition : la traversée d’un lieu, et qu’au bout de ce lieu une transition s’établisse avec apparition, même immobile, même suspendue, d’un personnage.

Et que l’idée de la proposition (j’aurais dû en parler dans la vidéo, et j’ai zappé) serait justement d’un effet retard : avancer dans le lieu, s’immerger dans le lieu, établir la présence la plus fouillée possible du lieu, justement en retardant, mais retardant au maximum, l’apparition immobile et suspendue de ce personnage (pas d’inquiétude, on s’en occupera pas plus tard que dans la proposition suivante).

Avec immédiatement une précision, ou une mise en garde : dans Balzac, souvent, on part de l’extérieur pour entrer dans la maison puis la traverser, nous on sera déjà dans un intérieur pour établir notre traversée –– qu’elle mène à un lieu mi-ouvert ou ouvert, comme le jardin clos des Grandet, ses huit marches au fond et le petit brin d’herbe sauvage dans les pierres disjointes du seuil, ça oui.

Autre exemple ci-dessous, le tout d’ébut d’Honorine [1].

Et puis les lire en détails, chacune de ces ouvertures, leur mécanique. Narrateur figuré ou supposé. Architecture et objets. Verbes ou adjectifs en diffraction par trois pour annihiler la fonction toujours fragile de l’adjectif dit qualificatif et en faire le lieu d’énonciation même. Mais surtout, la façon dont chaque point atteint par le regard, à mesure que posé dans le texte, devient sujet de l’énonciation suivante. Parce qu’on se déplace à mesure qu’on installe le texte, il n’y a pas d’arrière : chaque point d’où s’établit le regard réinstalle le mouvement d’apparition qui a enclenché le texte, et c’est cela qui amorce loin en amont la possibilité d’une transition du lieu au personnage, ce fait spécifique à Balzac que les personnages soient déjà dans le lieu avant même qu’on ne puisse s’occuper d’eux.

Et maintenant, Jane Sautière. Je ne sais rien de son rapport à Balzac (certainement plus Duras ou Proust ?), ce n’est pas la question. Mais cette magie que je relis et relis chez Balzac, et dont je souhaite qu’on l’explore ici, elle me frappe dans ce livre paru en 2022, Corps flottants.

On y apprend que l’auteure a vécu d’abord, avec ses parents, en Iran, qu’elle n’a découvert la France qu’à 18 ans, et que de ses 15 à ses 17 ans ses parents s’étaient installés au Cambodge.

La question du roman, la question du continu et du discontinu (avancée par blocs discontinus pour reconstituer une illusion de lecture continue), l’impossible autobiographie — puisque si ses souvenirs d’enfance en Iran sont multiples et précis, ces 3 années ne lui ont laissé que peu de mémoire —, tout cela est théorisé en permanence dans le livre, et sont ce par quoi elle nous happe, en nous forçant d’en appeler à notre propre expérience.

Cette question de la fragmentation étant une constante dans le travail de Jane Sautière depuis son premier livre, Fragmentations d’un lieu commun, depuis son expérience de travail à la vieille prison de Lyon, ou dans l’exercice qu’on avait construit sur ses notes de voyage intra-urbaines dans Stations.

Et dans un de ces passages voilà : on traverse, dans un deuxième étage (quoique même cela on n’en soit pas sûr), l’appartement provisoire, le lieu familial. Sensations, couleurs, livres, perceptions lacunaires. Mais, dans ces trois pages, le lieu devient sujet, et c’est cela qui importe.

Alors, bien sûr, on ne va pas ici prétendre que Jane Sautière illustre ce fonctionnement balzacien. Plutôt que nous venons à elle pour installer notre propre présent, notre part du contemporain, dans une mécanique basée, un instant, sur cette traversée intérieure d’un lieu, un déplacement, un mouvement.

À preuve que, chez elle, les deux personnages qui fondent l’écriture, la quête à distance du père et de la mère (et cette quête même est sa part d’universel dans le défi du livre, bien en amont du seul exposé autobiographique, d’où l’importance de se saisir d’une période délimitée, d’une ville où on n’est plus revenu, et dont les souvenirs se sont en grande partie dissous), viennent antérieurement à cette traversée de l’appartement, plutôt que d’en surgir.

Avec humble requête à Jane Sautière qu’elle me pardonne : dans l’extrait que je vous propose de télécharger, j’ai repris cette traversée, et l’ai fait suivre, artificiellement, arbitrairement, du paragraphe d’ouverture, quinze pages plus tôt, par lequel le père surgit dans le livre.

Et c’est cela, cela exactement, que je vous propose : au terme de la traversée, déjà là mais qui ne nous était pas perceptible, ou accessible, le surgissement d’un personnage.

On l’aborde de front, désormais, notre cycle roman.

 

[1En frappant à l’immense grande porte d’un hôtel aussi vaste que l’hôtel Carnavalet et sis entre cour et jardin, le coup retentit comme dans une solitude. Pendant que mon oncle demandait le comte à un vieux suisse en livrée, je jetai un de ces regards qui voient tout sur la cour où les pavés disparaissaient entre les herbes, sur les murs noirs qui offraient de petits jardins au-dessus de toutes les décorations d’une charmante architecture, et sur des toits élevés comme ceux des Tuileries. Les balustres des galeries supérieures étaient rongés. Par une magnifique arcade, j’aperçus une seconde cour latérale où se trouvaient les communs dont les portes se pourrissaient. Un vieux cocher y nettoyait une vieille voiture. À l’air nonchalant de ce domestique, il était facile de présumer que les somptueuses écuries où tant de chevaux hennissaient autrefois, en logeaient tout au plus deux. La superbe façade de la cour me sembla morne, comme celle d’un hôtel appartenant à l’État ou à la Couronne, et abandonné à quelque service public. Un coup de cloche retentit pendant que nous allions, mon oncle et moi, de la loge du suisse (il y avait encore écrit au-dessus de la porte : Parlez au suisse) vers le perron, d’où sortit un valet dont la livrée ressemblait à celle des Labranche du Théâtre-Français dans le vieux répertoire. Une visite était si rare, que le domestique achevait d’endosser sa casaque, en ouvrant une porte vitrée en petits carreaux, de chaque côté de laquelle la fumée de deux réverbères avait dessiné des étoiles sur la muraille. Un péristyle d’une magnificence digne de Versailles laissait voir un de ces escaliers comme il ne s’en construira plus en France, et qui tiennent la place d’une maison moderne. En montant des marches en pierre, froides comme des tombes, et sur lesquelles huit personnes devaient marcher de front, nos pas retentissaient sous des voûtes sonores. On pouvait se croire dans une cathédrale. Les rampes amusaient le regard par les miracles de cette orfévrerie de serrurier, où se déroulaient les fantaisies de quelque artiste du règne de Henri III. Saisis par un manteau de glace qui nous tomba sur les épaules, nous traversâmes des antichambres, des salons en enfilade, parquetés, sans tapis, meublés de ces vieilleries superbes qui, de là, retombent chez les marchands de curiosités. Enfin nous arrivâmes à un grand cabinet situé dans un pavillon en équerre dont toutes les croisées donnaient sur un vaste jardin. — « Monsieur le curé des Blancs-Manteaux et son neveu, monsieur de L’Hostal ! » dit le Labranche aux soins de qui le valet de théâtre nous avait remis à la première antichambre. Le comte Octave, vêtu d’un pantalon à pieds et d’une redingote en molleton gris, se leva d’un immense bureau, vint à la cheminée, et me fit signe de m’asseoir, en allant prendre les mains à mon oncle et en les lui serrant.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 juin 2023
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