#photofictions #07 | Boltanski, au risque de l’intime

se traverser soi pour rejoindre et appeler les fondations communes


 

 

#photofictions #07 | Boltanski, au risque de l’intime


Retrouver, matériellement ou de mémoire, une photo de soi-même. Ou trois photos de soi-même. Ou la collection (penser à Annie Ernaux, Les années sur lequel nous avons déjà travaillé) des photos de soi-même. Ou une seule, mais la plus ancienne, la première des photos de soi-même.

Et de cela, non — on ne parlera pas.

Justement, parce qu’il s’agit de valeurs communes, d’archétypes de la prise de vue dont la fonction, symbolique ou sociale, vaut pour chacun·e d’entre nous, bien au-delà de la photo elle-même. La demande qu’on fait (ou qu’on n’ose refuser) des photos de famille qu’on vous montre sur un écran de téléphone, quand bien même on se connaît à peine.

Et de suite le paradoxe : ce partage essentiel, cette fonction en ce qu’elle est à la fois archétype et commune, a valeur symbolique pour la communauté, contraint à en passer par la sphère intime, la sphère privée.

Et c’est frappant dans l’ensemble de toutes les contributions mises en ligne depuis le début de ce cycle : l’oscillation permanente autour de ce curseur qui est frontière entre la convocation nécessaire et le dévoilement, ou l’exposition à faux.

Et de tout cela je ne me justifierai pas, sinon du souhait de le convoquer, ce curseur, de solliciter cette oscillation même. Faire que le texte expose l’intime et le privé dans l’image, quoi de plus radical que se saisir de photographies de soi-même.

Et c’est là que l’oeuvre majeure de Christian Boltanski peut nous donner les clés pour le passage étroit : faire oeuvre d’une collection de ces stéréotypes liés au rite de la photographie familiale, oui il va le faire : ainsi en 1971 son Album photo de la famille D., 1939-1964. Recomposition anonyme, rôle des photos trouvées. L’écart avec toute archive personnelle, autobiographie ou privée (sur la vie qu’a été celle des enfants Boltanski durant la guerre, et pour leur condition juive, voir les livres de Luc, le frère de Christian).

Chez Boltanski, la photographie n’est jamais une fin en soi, se détermine toujours (comme pour les objets d’ailleurs, et ses fameuses « boîtes » ou malles) selon le dispositif de monstration, installation, exposition. Voir le dispositif, et la prise d’écart avec toute projection biographique possible, en 1973 dans le diptyque associant les objets d’une jeune fille étudiante à Oxford et un étudiant du même âge, en cité U aussi, à Bordeaux-Talence.

Ce sera donc cela notre contrat pour cette proposition : point de départ, une, ou trois, ou collection (réelle ou virtuelle : série des photos perdues de moi-même, c’est un point de départ aussi) de soi-même, que ce soit intangible et justement pour la résistance ou réticence que cela peut provoquer en nous. Parce qu’on en sait le contexte, le non-dit, le secret — quand celle ou celui qui lira le texte, ou verra la même image-source, devra piocher dans sa propre biographie et sa propre expérience pour interpréter le trouble ou cela le met, ou la fausse reconnaissance que cela provoque.

Et techniquement ? Eh bien elle sera là, la renverse, la protection... et la fiction.

Et si on passait réellement dans la subjectivité (3ème ou 1ère personne, ou narration omnisciente, ou même — je le cite — le tu de Charles Juliet dans Lambeaux) de celle ou celui qui a pris la photo ?

S’il s’agit d’une photo de classe, avec 30 gamins, 2 profs, des bancs, et le photographe nomade qui y trouve son gagne-pain, voit-il et perçoit-il que ce que nous on regarde, dès lors qu’on reprend cette photo en main, et parce qu’on y figure ?

J’ai choisi pour appui ces pages de Pierre Michon dans son Rimbaud le fils (1991), où Banville et quelques autres accompagnent l’auteur du tout frais et scandaleux Bateau ivre à l’atelier de Carjat, rue Notre-Dame de Lorette (Baudelaire aussi s’y fera photographier) pour ce portrait qui deviendra iconique. Est-ce qu’il nous enseigne quoi que ce soit sur Rimbaud ? Non, il en renchérit l’énigme. Il nous la rend plus présente. Michon décrit l’atelier, les interactions entre les personnages qui accompagnent Rimbaud et lui-même, et les gestes, les gestes précis, les injonctions aussi, de Carjat artisan autant qu’artiste.

Voir aussi, en pièce jointe, le début fou de La maison rose de Pierre Bergounioux (1987) et le surgissement des yeux « piqûres d’épingle » à la 3ème page.

Alors oui, partir de cette image de soi-même (ou ces trois, ou cette collection) et se jeter résolument, pour écrire, dans la subjectivité de qui opère la photographie, la construit, l’organise, la fabrique.

Alors évidemment, Pierre Michon il n’est pas dans la photo, lui. on pourrait utiliser ce dispositif dans n’importe quel jeu fictionnel. Mais si justement l’enjeu était là (et c’est là où Christian Boltanski nous happe) : oui, on développe ce dispositif, énoncé subjectif depuis le point de vue du photographe, en tant que fiction et sans rien révéler du sujet photographié — mais peut-on développer une fiction qui serait gratuite, non nécessaire, ou simplement imprécise, si soi-même, l’auteur, on est à la fois ce qui est sur la photo et celle·celui qui pense à l’arrière du photographe ? Là commencerait cette proposition #07.

Alors bonnes écritures.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 octobre 2022
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