55 | Oelde en Westphalie, séance d’aveux

tags : Allemagne, Oelde, 1972, Pierre Douteau, Philippe Chandernagor, Theodor Wiesengrund Adorno, Franz Kafka, Paul McCartney


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

55 | Oelde en Westphalie, séance d’aveux


De ce séjour à Oelde en Westphalie j’ai du mal à me souvenir exactement de l’année, j’hésite entre l’été 1970, celui du bac, et l’été 1971, avant d’entrer dans cette prépa aux Arts et Métiers à Angers, lycée Chevrollier, une sorte d’année grise ou terne, sans se trouver, une piaule à Poitiers avenue de la Libération (je ne saurais même pas retrouver la maison), une inscription à la fac de sciences où je pigerais vite que je n’avais rien à faire là, une impression de rien dans les mains : ni livre, ni musique puisque cette guitare injouable au manche recourbé rachetée pour un billet de cinquante francs ce serait justement l’année suivante, retournée très vite et le billet récupéré, c’est le moment où j’avais acheté — d’occase aussi et guère plus cher —, une Framus lestée de ferraille et si lourde, en tout cas cette année-là à Poitiers à part les itinéraires faits en Solex vraiment rien dans ta tête qui soit racontable, juste rien tu vois : la couleur des amphis, un gros livre de maths pris à la BU et qui m’émerveillait à lire mais tellement peu de liens avec ce qu’on apprenait et faisait, je ne l’avais pas rendu, l’avait gardé longtemps, des années et années de déménagement ultérieur le gros livre de maths pas rendu à la BU de Poitiers ferait partie de cette muraille de livres non lus qui m’entourent et définissent malgré eux de vagues possibles, souvenir aussi d’avoir voulu lire un livre de Bourbaki, souvenir de deux collègues de terminale qui eux s’y illustraient, à la fac de maths, un qui s’appelait Besson et dont le père y enseignait, sa spécialité (au fils, pas au père) étant de marcher pieds nus dans la rue et sur la grande avenue qui menait de la ville à la fac, par delà la rocade, marcher donc pieds nus sur la bande blanche au milieu, et un autre dont le nom était Yétérian et lui je pense toujours à lui avec sympathie, Bourbaki c’était à cause de lui, et pourtant : pourtant je me revois dans cette chambre (chez une vieille dame, deux piaules d’étudiants dans son premier étage, de chaque côté du palier, de vieux meubles et un lit façon campagne, une petite table et trois étagères, un magnéto-cassettes) assis à la petite table devant ces copies doubles grand format qu’on utilisait pour les cours et les partiels (d’ailleurs je n’allais plus que partiellement aux cours) et les noircir mais de quoi : enquêtes sur soi-même qui n’en finissaient pas, et sans rien pour les nourrir — à part d’avoir existé aucune possibilité de rien me remémorer sur ces copies doubles noircies qui progressivement prenaient le dessus et donc ce serait plutôt à la fin de cette année vide, justement parce que suite à négociation parentale il y avait eu cette deuxième chance offerte d’une prépa beaucoup plus nettement orientée, la garantie d’un statut ou d’un sursis quand rien ne se dessinait encore (je revois aussi quelques livres de poésie, un Éluard, un Tzara, je revois la lecture de Freud, et puis ce livre de maths, mais la ville même finalement beaucoup moins complice qu’elle ne l’avait été l’année précédente interne à Camille-Guérin pour le bac, c’est l’année aussi où Pierre Douteau était mort d’un accident de moto, toutes ces choses que je n’aurais pas su démêler), stage obtenu par une vague relation de ma tante, première fois que je prenais l’avion, venu ) Paris par le train c’est ma tante et son compagnon qui le lendemain m’avaient accompagné à Orly et c’était une Caravelle, elle atterrissait à Cologne où je prenais un train pour Oelde, Westphalie, tout cela dans des univers de réalité comme parallèles, plus aucune idée de comment s’était organisé le fait de disposer d’une chambre, le premier soir je m’étais rendu dans un Imbiss (tout ce séjour en plein été, dans l’été continental de l’Allemagne du nord) et le goût plus tard retrouvé de la Bratwurst mayonnaise là comme un comble sinon d’exotisme, d’un décalage où toutes les règles étaient à réapprendre, le lendemain dans une épicerie avoir acheté du Nescafé soluble et des pâtes mais à errer dans la ville avoir repéré assez vite (est-ce que ça s’appelait Biergarten comme à Berlin ça je ne sais plus) ce lieu en plein air où on vous servait de la bière pas très fraîche dans des gobelets de carton et des haut-parleurs déversaient de la musique, ces musiques par contre je les connaissais et reconnaissais, un type tout seul et muet parmi d’autres du même âge mais eux tous venus en groupe la conversation avait fini par s’ébaucher, immergé dans ce travail d’usine et la ville la langue s’établissait — là aussi je me revois gribouiller sur des feuilles récupérées ça et là, mais surtout pas de cahier, pas encore de cahier, pas l’idée du tout d’une légitimité à partir par là, tous les soirs maintenant je revenais à cette sorte de cour où on buvait une bière et où je restais à proximité de ce groupe avec lequel non pas liaison (je revois juste un gars, qui avait plus de patience ou qui baragouinait le français comme moi l’allemand), eux dansaient et moi pas : souvenir par contre très précis d’une fois où, sur ce que déversaient les haut-parleurs, j’avais essayé moi aussi ces sortes de pas glissés ou chassés d’un bout à l’autre du bitume de la petite cour et qui te permettaient d’être seul dans la compacité du mouvement de tous et que je m’y risque enfin, moi le muet, ça les avait fait rire, l’autre souvenir qui prévaut c’est que la même bande m’avait proposé de se joindre à eux pour un samedi soir qu’ils passaient en forêt, on s’était serrés plus qu’autorisés dans une voiture et là c’était le soir, ils avaient fait du feu, je n’avais pas de duvet mais avais une couverture sauf qu’eux ils s’étaient apporté leur bouffe et je n’avais pas été prévenu, on était allé au bled chercher de la bière et j’avais pris un de ces bocaux de verre avec des saucisses conservées comme des cornichons, plus un paquet de chips, souvenir très clair d’avoir mangé ça devant le feu de camp, les saucisses molles et froides et que ça ne tenait pas tellement au ventre, la nuit blanche, le sommeil au matin roulé dans la couverture, qu’ils fumaient et pas moi, le petit mépris qu’ils avaient eu de ce que je ne fume pas et que finalement j’étais content du retour à la ville mais je n’aurais certes pas pu rentrer sans les attendre, l’autre souvenir très mêlé c’est justement l’usine, la chaleur et cette sorte de permanence protectrice qu’est une usine, j’étais affecté au magasin de pièces détachées, il s’agissait d’une usine de trayeuses électriques ou plutôt de séparateurs centrifuges, ces machines où le lait se transforme en beurre et apparemment Westphalia Separator ça existe toujours, et toujours à Château-Thierry où ma tante, qui m’avait obtenu le stage, avait travaillé à telle période de sa vie, assez pour que le nom me reste, un drôle d’endroit où les vieux s’enfilaient du schnaps dans des bouteilles planquées parmi les casiers, et moi toujours dans l’obligation de faire semblant de comprendre beaucoup plus que j’avais compris, donc découvrant tout à la fin du séjour que, tout au long de ce mois, dans chaque lot de joints qu’on envoyait chaque soir jusqu’à Cuba j’avais systématiquement extrait un seul joint là où j’aurais dû insérer les cinq joints reliés par un bout de ficelle, ayant probablement causé, pour les semaines suivant mon départ, une série indéfinie de réclamations, doublés de tous les jeux dépareillés que j’avais à l’inverse laissé dans les casiers mais, et je dis bien mais, je revois avec précision deux choses : qu’avec l’argent ainsi (mal, très mal) gagné je biglais souvent dans la rue principale de la ville, dans la vitrine du magasin de musique une basse (Framus, justement, le nom Framus, d’ailleurs marque allemande) jaune vif et inox et de la forme même qu’utilisait Paul McCartney et que ça correspondait en gros à mon salaire au bout du mois, la chambre payée puisque le voyage c’était mes parents, que je m’étais retenu finalement de tout dépenser mais qu’au retour ça n’avait pas été l’avion mais un train (probablement train de nuit ? pas de souvenir) et que pour la première fois je marchais seul dans Paris, avais eu à traverser à pied — la valise n’était pas si grosse — de la gare de l’Est (ou du Nord) à celle de Montparnasse et j’avais voulu voir le boulevard Saint-Germain, je savais, j’avais appris que les librairies c’était boulevard Saint-Germain et à cette époque c’était parfaitement vrai, j’étais entré dans plusieurs et ça aussi ç’avait été une sorte de révélation, avoir à me fondre comme dans la cour du jardin à bière j’avais eu à passer inaperçu, que personne ne s’aperçoive que j’entrais pour la première fois dans un tel lieu, que je n’en comprenais ni les règles, usages ni même les classements, je voulais le Château de Kafka et je revois encore cet exemplaire épais avec la couverture pelliculée, blanche et brillante de la NRF, mon exemplaire du Château prêté plus tard à Philippe Chandernagor, redemandé près de trente ans plus tard au même Philippe Chandernagor retrouvé mais évidemment il ne l’avait plus, comment aurait-il pu l’avoir encore, et dans une autre librairie que plus tard j’ai identifié comme Payot (puisque, exactement dix ans plus tard, c’est là que j’achetais un par un les volumes rouges d’Adorno, le premier ayant été ses Minima moralia), un manuel de jeu d’échecs puisque ça m’occupait aussi ces années-là, l’année de latence, me mettre devant un échiquier et m’y absorber, sans jamais me confronter à d’autres joueurs pareil que les instruments de musique ou tout autre savoir plus tard ce serait d’abord et toujours m’absorber dans un livre, et heureusement pour ce qui est d’écrire là c’est la bonne façon, fin de Oelde et tant mieux — je revois aussi, maintenant au bout de ma phrase, que dans la petite piaule, chambre de bois clair sous son Velux, une plaque électrique pour les pâtes du soir et le Nescafé du matin, le gros livre des écrits de Gramsci que j’avais emporté et je n’en sais pas plus mais le revois clairement, et la sensation aussi de buter, qu’il faudrait lire mais que ce n’est pas ça que je dois lire, et que si je voulais tellement le Château lors du retour à Paris c’est que l’année précédente voire plus tôt j’avais déjà lu le Procès et donc rien que pour ça, ce n’était pas une année perdue ensuite il y aurait ces six ans sans lire mais au moins on a remis ça en ordre.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 11 janvier 2022
merci aux 104 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page