Raymond Penblanc | Bref séjour chez les morts

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l’auteur

Raymond Penblanc. Trois romans aux Presses de la Renaissance, des nouvelles et autres textes courts dans une quinzaine de revues, dont La Revue des Ressources, remue.net, Secousse, Coaltar, Paysages Ecrits, Levure Littéraire Brèves, Népenthès, Microbe, La Femelle du Requin, Harfang, ainsi qu’aux Editions de l’Abat-Jour.

Collabore au blog Les 807.

À lire sur nerval.fr : Femme à la robe rouge.

Sur Twitter : @PENBLANCR.

le texte

Une épreuve, un cauchemar. Le corps qui devient pierre. Aussi impossible à vivre qu’à entendre. L’autre corps, le médical, n’en veut pas, cette image le dérange, il la repousse. Fermement. Il préfère « paralysie », évacuant ce que la pierre, pierre de la croix, pierre tombale, pourrait véhiculer de douteux, d’inquiétant. Comment dès lors réchapper de l’enfer ?

Ni fiction, ni journal, Bref séjour chez les morts se présente comme un récit-témoignage se proposant de rendre compte au plus juste d’une expérience des limites.

 

Il essaya de fermer le poing mais il avait trop mal au bras. Il essaya de marcher plus vite mais il avait trop mal aux cuisses. Il éprouvait des picotements sous la plante des pieds et dans les orteils, une bizarre sensation de froid entre les fesses, et dans la gorge un goût de fer. Le lendemain, outre l’aggravation des douleurs lombaires, il lui fallut s’appuyer aux meubles pour se déplacer. Ses jambes ne le soutenaient plus. Les écartant du plus qu’il pouvait, il s’efforça d’élargir son polygone de sustentation. Il titubait. Le surlendemain il tomba pour la première fois. Il parvint tout de même à se relever. Après une deuxième, puis une troisième chutes il dut se résoudre à réclamer de l’aide.

Admis aux urgences il patienta une heure avant d’être brancardé, puis une heure encore avant de pouvoir trouver place dans un des box, et là, questionné à nouveau et à nouveau tenu de recommencer avec la perte de sensation et la sensation de froid, avec le goût de fer et les picotements, avec la douleur surtout, lui faisant penser à un serpent lui bouffant la moelle épinière, irradiant jusqu’aux épaules et dans le cou. N’avait-il pas effectué un séjour à l’étranger récemment ? Le petit docteur des urgences énuméra quelques noms de pays. Connu intimement des étrangers ? (L’analyse de sang laissait apparaître un taux anormalement élevé de globules rouges. Dès le lendemain il faudrait procéder à un prélèvement de liquide céphalo-rachidien.) Pas d’épisode dépressif ? De coup de pompe ? D’état grippal ? De rhumes à répétition ? Le petit docteur s’agitait devant lui en faisant tourner l’embout de son stéthoscope comme une fronde. La paralysie, annonça-t-il, était en train de s’installer. Elle menaçait d’être sévère.

L’interne du service se détacha du mur du couloir auquel il était adossé, les mains dans les poches de sa blouse, pour venir coller un œil rond contre le flacon de la perfusion. Et cet œil unique, démesurément agrandi, semblait avoir avalé la totalité du visage à l’exception de la bouche, elle-même arrondie en un O perplexe et pour tout dire complice. Une heure après, profitant d’un dernier reste de mobilité, le malade promena l’extrémité de son doigt sur sa joue. C’était comme si la moitié droite de son visage avait gelé au fil des heures, ce que l’interne ne put qu’enregistrer à son tour en hochant la tête. « Rassurez-moi, docteur, et dites-moi qu’il ne s’agit nullement d’une punition, ou de l’annonce du Jugement Dernier. Je ne suis pas sûr d’avoir mérité l’Enfer, ni de pouvoir le supporter surtout. » Pour toute réponse l’interne souleva son patient par les aisselles et le maintint sur son séant avant de se caler contre lui au bord du lit. Après quoi il lui dénuda le dos, frotta à l’éther quelques centimètres carrés de peau autour du renflement crénelé des lombaires. Le malade retint sa respiration. Il savait ce qui l’attendait.

Ne souhaitant communiquer avec personne, il refusa le téléphone. Il était en train de se laisser glisser sur une pente fatale au bout de laquelle il allait continuer à se recroqueviller, redevenir foetus, tandis que son corps amaigri deviendrait celui d’un vieillard, faisant se télescoper en lui la fin et le commencement. Il avait vu sa mère se tasser sur elle-même au point de disparaître, ne mangeant plus, ne buvant plus, ne parlant plus, ne pleurant même plus. Seuls ses yeux vivaient. La petite cuiller qui venait buter contre les lèvres closes semblant signifier que si elle refusait de se nourrir avec cette obstination c’est qu’elle restait encore terriblement vivante. Il renvoya la nourriture, prétendant ne plus pouvoir mâcher. On la lui resservit mixée. Il assura qu’il ne pourrait rien avaler. Les muscles de la déglutition avaient-ils cessé à leur tour de fonctionner ? Un spécialiste l’examina, plongea de ses narines jusqu’au fond de sa gorge de petits instruments de torture qui lui levèrent le cœur, sans réussir à rien trancher, ni dans un sens ni dans l’autre. La bouche de travers n’était pas que de travers. Elle bavait de chaque côté comme une huître, sur le menton et dans le cou.

Encore revêtu de son blouson de motard, son casque sous le bras, l’interne se présenta le lendemain matin, sans avoir pris de temps de passer par le service, et le malade en fut touché. Cet empressement à le visiter avait pourtant sa contrepartie. Il signifiait qu’il n’était pas nécessaire d’avoir enfilé la blouse sacerdotale pour faire ce qu’il avait à faire, c’est-à-dire rien. Evitant de commenter les progrès de la maladie, l’interne se contenta d’inviter son patient à lui serrer les doigts, et leurs regards se croisèrent. L’image d’une falaise dut s’imposer à chacun avec la même évidence, le rôle endossé par chacun également. L’un avait glissé dans le vide, il allait s’écraser en bas si la main que l’autre lui tendait spontanément ne le retenait pas. Et s’il n’y avait aucun risque de voir le second entraîner le premier dans sa chute, chacun dut y songer en même temps, car d’un commun accord leurs doigts se délièrent, et le malade se laissa retomber sur sa couche avec d’autant plus d’accablement qu’il avait conscience de ne pas avoir encore touché le fond.

Il se permit de faire des caprices, de réclamer pour son dos des coussins d’air, des boudins d’eau. L’infirmière de nuit était un dragon, il détestait la voir mais la sonnait à tout bout de champ pour lui demander de modifier l’inclination du matelas, la position des oreillers. Elle s’exécutait à contrecœur et à toute vitesse, le commentant d’une langue perfide. Excédé, il chia dans son lit dont il avait tellement emmêlé les draps qu’il s’y était ligoté comme une momie. Elle dut les découper aux ciseaux, en fit de la charpie, et passa une demi-heure à nettoyer le corps souillé avant de se résigner à lessiver par terre.

Peu avant le jour il surprit sa silhouette dans le faisceau de lumière en provenance du couloir. Elle se tenait au bout du lit, mains posées à plat sur la barre métallique comme sur la rambarde d’un pont d’où elle aurait regardé la merde couler sous elle, et il n’eut pas la force de détourner la tête, encore moins de se boucher les oreilles. « N’essayez pas de nous faire croire que vous n’avez pas dormi, que vous ne dormez jamais. Je vous observe depuis cinq minutes et je vous garantis que vous dormez comme un bienheureux. Seulement vous dormez les yeux ouverts. »

La nuit suivante il fit un cauchemar. Son rêve ne racontait pas quelque chose de précis, et ne se déroulait pas non plus dans un lieu très précis. Simplement il avait dû tomber très bas et être condamné à croupir au fond de son trou pendant le restant de ses jours, conjuguant la déréliction du Christ avec l’accablement de Sisyphe. Or il était parfaitement réveillé et ne le réalisait pas. Lorsque l’infirmière de nuit fut parvenue à le lui faire admettre, il en déduisit que non seulement il était entré dans un temps infini, mais que ce temps infini devenait du même coup celui d’une souffrance éternelle. Il dut attendre qu’un massage intensif des pieds et des mains lui permette d’oublier la prison de son corps pour que les ombres funestes consentent à s’estomper. Heureusement l’infirmière de jour était en avance ce matin-là. L’infirmière de jour était à l’infirmière de nuit ce que, par nature, le jour est à la nuit, son double inversé. Dans la chambre nue sa présence rayonnait. Elle passait pour avoir guéri les scrofuleux, remis d’aplomb les contrefaits, fait marcher les paralytiques, arraché quelques moribonds à la mort. Elle se couchait contre eux et les massait longuement, sans crainte et sans répugnance. Deux petites rides verticales lui barraient le front, qui tantôt se fermaient comme des parenthèses, tantôt s’écartaient comme deux petites ailes.

Le lendemain il recommença le même rêve que la veille, sauf que cette fois il tomba de son lit. Il lui fallut de longues minutes avant de réussir à faire coïncider la réalité de la chambre avec cette impression qu’il avait de ramper au fond d’un puits où il aurait plongé par mégarde, et dont il lui semblait entrevoir le cercle pâle au-dessus de sa tête. Il confondait avec le rectangle de la fenêtre. Mais parce qu’il ne pouvait que se traîner à quatre pattes, il avait songé à un piège de lianes et de branches solidement tressées, à peine rompu par sa chute. La grande forêt nocturne craquait autour de lui, et dans ce monde en train de s’ébouler, les pieds chaussés de sabots blancs et les chevilles nues de l’infirmière de nuit passaient et repassaient rageusement, rayant l’espace qui devenait à son tour celui du rêve, rêve d’oiseau pris au piège, de nageur prisonnier d’un étang gelé, rêve d’enfant égaré, mort de trouille dans la forêt vierge de son lit.

Cette nuit-là sa tension grimpa à 22, le transformant en une barre de métal chauffée à blanc. Démontée par cette nouvelle attaque, la dragonne appela à la rescousse deux malabars des étages supérieurs. On expédia le malade sur une planète où la lumière ne s’éteignait jamais. C’était là qu’on maintenait en vie les futurs morts, là qu’on les préparait à mourir. La lumière y était aveuglante, trop vive pour des yeux incapables d’abaisser sur eux leurs paupières. On décida de les protéger en lui collant d’office un bandeau noir. Ambiance assurée, de cave, ou de caveau. Que voit un aveugle ? Ce que voit un mort. Il essaya de s’ouvrir une brèche pour s’arracher mentalement à cet enfer. Il implora, tempêta. Ici de toute évidence on était condamné à crever seul. Autour de lui il enregistrait des plaintes et entendait des soupirs, preuve qu’il y avait d’autres réprouvés. Il implora de plus belle. A présent c’était sa raison qui menaçait de l’abandonner. De guerre lasse, et pour s’éviter d’avoir à recueillir son dernier souffle, un ange de miséricorde consentit à lui déposer sous la langue une toute petite goutte d’éternité. Il décolla aussitôt.

Une plage moelleuse étalait à ses pieds ses matelas de sable chaud que la vague venait lécher en se couchant. Les plaintes avaient fait place à des chants. Des voix jeunes, amicales, féminines se tressaient en couronnes et s’assemblaient en bouquets. La bonne humeur était générale, elle ne tarderait pas à lui mettre la larme à l’œil et le rose aux joues. Nausicaa et ses suivantes ? Leurs cris, leurs rires gonflaient des bulles, de gros ballons joyeux, versicolores, leurs voix lui parvenaient avec une intensité vibrante. Il se laissa bercer de lumière douce et de propos lénifiants. Il était dans une quarantaine magique, dans une maternelle d’anges. Il avait oublié son corps et renoué avec de vieilles sensations et des goûts très anciens, avec le chaud et le froid, le mouillé et le sec, le sucré et le salé, la douceur et la tendresse qui après l’avoir fait fondre lui arrachèrent ses premières vraies larmes depuis bien longtemps.

Quelques heures plus tard il sentit que son épaule droite se libérait d’une lourde bretelle plombée, son bras droit d’un gantelet de boue séchée. Le dur corset de fer qui lui comprimait la poitrine se détendit, et il lui sembla qu’il respirait mieux. On le remorqua dans les étages où il retrouva le long couloir encombré, puis sa chambre, intacte, comme s’il n’en était jamais descendu pour mourir et pour renaître, comprenant, encore que très confusément, qu’à défaut de recouvrer l’usage de ses membres il avait récupéré au moins sa tête, et avec elle tout un gisement à exploiter. Sa première pensée fut pour l’infirmière de jour. Elle lui annonça que puisqu’on avait gardé son repas au chaud elle se chargerait de lui donner la becquée. Bien que n’ayant pas faim, il la laissa rehausser les oreillers, puis redresser le lit en actionnant la manette, et quand il fut à hauteur elle lui présenta une première cuillerée de purée dont il se demanda si elle serait bonne, et surtout quel goût elle aurait proposée par elle, avec son sourire à elle, dans le chaleur bienveillante de son regard, et fut déçu de ne lui en trouver aucun. Elle avait beau être jeunette, presque une gamine, petite bouille ronde et pif à la retrousse, cheveux noirs coupés court plantés dru comme des piquants de hérisson, il se sentit plus chétif qu’un enfant, un oisillon tombé du nid. Il s’efforça d’élargir l’ouverture de son bec, tout en veillant à faire coïncider cette ouverture avec le contenu de la cuiller, sans quitter des yeux le bleu des yeux bleus de l’infirmière. Qui l’encourageaient, qui lui disaient qu’il n’y avait pas de honte à devenir un oisillon tombé du nid. D’ailleurs elle continuait à sourire en lui servant la becquée, s’interrompant quand il s’arrêtait pour réfléchir ou pour reprendre son souffle, certaines bouchées éveillant en lui d’autres souvenirs de bouchées moins insipides et plus compactes, comme s’il lui fallait apprendre à avaler aussi celles-là, les enfouir où elles auraient dû rester.

Se sentant sale il demanda à être douché. Si c’était bien le terme qui convenait, ça n’était pas la réalité qu’il en escomptait. Il demandait à être bombardé d’eau. Il demandait à être décapé, épluché, dépulpé sous les canons d’une batterie de lances à incendie. Il demandait un complet lavage de cerveau. Recroquevillé sur son tabouret, il avait stoïquement accueilli la demi-douzaine de jets tièdes jaillissant de petits orifices disposés dans les quatre murs carrelés de blanc de la salle de douche. Resté seul, il choisit de se laisser tomber par terre et de se coucher sur le flanc, position plus commode dont il profita pour se mettre à ramper. Ses doigts dérapaient sur le carrelage mouillé. Tant bien que mal il parvint à donner à ses jambes l’orientation nécessaire et s’en fit une nageoire caudale. L’eau ruisselait sous lui avant de rejoindre la bouche d’évacuation au milieu de la dépression centrale où il lui sembla qu’il s’évacuerait lui-même quand elle aurait fini de couler. Le désir de devenir poisson l’effleura. Il l’avait déjà expérimenté en nageant, sans en tirer aucun profit. Mais ici le manque d’eau rendait plus tangible la rugosité de ses écailles et la viscosité de son ventre. Ses hanches, ses cuisses, son sexe glissaient sous ses doigts. Il avait perdu la représentation de ce que pouvaient constituer ensemble une tête, un tronc et quatre membres. Il était une mécanique déglinguée, désassemblée. On n’avait pas su l’accorder. On n’avait pas su le langer. On n’avait pas su le choyer, le bercer, le protéger du chaud et du froid, des lumières aveuglantes et des cris, des coups. Il se retrouvait tout gluant de sang, coulant de glaires et de pisse. Il avait encore dû chier sous lui. L’eau ne le lavait plus. Elle se contentait d’huiler les rouages en anesthésiant la douleur. Soudain elle cessa de se répandre et il sentit le froid. Deux matrones plus nues que si elles s’étaient dévêtues, suant comme au sortir d’un bain de vapeur, déployèrent un drap où il se laissa rouler dans un ultime sursaut de ses pauvres muscles tétanisés.

L’infirmière de jour avait entrepris de remonter le lit à la bonne hauteur. Ensuite, solidement campée sur ses jambes et les mains bien à plat sur le bord du drap, elle se mit à observer son malade comme un peintre le ferait de son sujet. Elle souriait du bon tour qu’elle venait d’inventer. Car si elle tenait à la main une petite cuiller à dessert, si elle la dressait à la verticale devant son œil réjoui, ça n’était pas dans le but d’évaluer l’équilibre des volumes comme l’aurait fait un vrai peintre avec son pinceau, mais pour la proposer aux doigts gourds du gisant bien calé contre ses oreillers. « Tenez-la fermement. » « Ne me dites pas que vous n’y arrivez pas. » « Vous n’êtes plus un enfant. » « Ne vous laissez pas engloutir, vous n’êtes pas en train de franchir un ravin. » « Levez-la vers vous et commencez par avaler mentalement ce qu’elle contient. » « De la mousse au chocolat à l’orange, vous aimez ça, pas vrai ? » « Si vous visez juste elle n’aura pas l’idée de passer à côté. » « Ecartez bien les lèvres et ne pensez à rien d’autre surtout. » « De toute manière vous ne la briserez pas, et vous ne vous y casserez pas non plus les dents. « En cas d’accident on épongera. » Il fut agréablement surpris de pouvoir renouer avec le fonctionnement de ses papilles sans avoir à se faire greffer dans la gorge un kit de cellules fraîches, sans avoir à subir de délicats implants de langue et de glotte, ni à soutenir de sanglantes révolutions de palais. Et s’il ne retrouvait pas dans l’orange la saveur des Noëls de son enfance, si la mousse avait perdu de sa consistance d’écume marine, ce n’était qu’un début et il se sentait capable de progrès. Par bravade, il déclara pourtant qu’il s’accordait encore huit jours, et que si au bout de ces huit jours il ne parvenait toujours pas à marcher, il enjamberait la fenêtre et se jetterait dans le vide. Elle rit. « Dans ce cas il vaudrait mieux choisir un autre lieu. Ici on croise chaque jour un bon samaritain, infirmière ou médecin. Même les courants d’air sont médicaux. Ils vous ramasseront à la petite cuiller et recolleront facilement les morceaux. »

C’était justement l’heure des blouses blanches, dont la déferlante, qui remontait avec des bruissements d’ailes, se brisa en multiples vaguelettes au passage de la porte avant d’envahir la chambre, encerclant le lit. Alors, puisqu’il se tenait bien droit contre ses oreillers, on lui parla la main sur le cœur et les yeux dans les yeux. Puisqu’il était bien sage on testa ses réflexes avec un petit marteau de commissaire-priseur. Puisqu’il était propre on le parfuma, on lui tailla les ongles des pieds et des mains, on lui massa les orteils et les jambes, des chevilles aux genoux, des genoux jusqu’aux cuisses, avant de le retourner côté pile et de lui pétrir les reins et le dos comme une bonne farine. Il était plat comme une galette, mais doté d’un coefficient d’inertie qui rendait la tâche malaisée. Éprouvant la sensation d’intégrer un moule encore vierge, il eut envie de les remercier. Son esprit était pourtant loin d’avoir récupéré toute sa capacité d’expansion. Il se trouvait lent. Cloué au sol, il sentait qu’il aurait du mal à décoller et regretta de ne pas avoir la légèreté de ces barbes de pissenlit qu’un souffle suffisait à disperser dans le vent. Eux riaient entre eux, quand ils ne s’entretenaient pas à voix basse pour éviter de le déranger. Il ferma les yeux et les laissa à leur petite cuisine. On allait vers le printemps, dit quelqu’une, et ce propos le fit sourire. Entre-temps la neige qui menaçait depuis le début de l’après-midi s’était enfin décidée à tomber. Il les pria d’éteindre en partant pour pouvoir contempler les flocons qui se pressaient par milliers contre la vitre.



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1ère mise en ligne 18 novembre 2013 et dernière modification le 15 avril 2014.
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