théâtre dans l’usine (une imagination)
extrait de Daewoo, roman, éditions Fayard, septembre 2004

Daewoo Fameck, mai 2003, l'usine vide, photographie Rolleiflex Jérôme Schlomoff (détail)

Dans mon rêve initial de théâtre, les gens – on pouvait mettre à leur disposition depuis Nancy, Metz ou Thionville, des bus qui les emmenaient dans la vallée de la Fensch, dans le bâtiment vide de Daewoo à Villers ou Fameck – une fois arrivés dans l’usine marchaient librement dans le hall principal faiblement éclairé, tandis que les lieux qui y donnaient par des vitres : bureaux des chefs, la longue cantine self-service, couloirs de dessertes, étaient violement surexposés. On laissait au sol les marques tracées pour la circulation, les emplacements de machines. On laissait aux murs les indications que j’y avais vues, ainsi que les extincteurs, les arrivées d’air et tout ce détail d’objets de l’industrie. Puisle hall était mis au noir, et les actrices se déplaçaient, équipées de micro à émetteur haute fréquence, au milieu même des spectateurs, la voix retransmise dans l’ensemble du hall par des enceintes disposées aux quatre coins, tandis qu’une simple poursuite l’éclairait, elle et ce qu’elle isolait visuellement de l’usine par sa présence mobile, une porte, un encadrement, une géométrie. Et chacune prenait la succession de l’autre pour l’enchaînement des répliques :

« Pour avoir lu en janvier 2003 dans L’Est Républicain : “après avoir reçu leur lettre de licenciement, ils ont déjà pris contact avec la cellule de reclassement installée dans les locaux de la maison d’accueil pour personnes âgées du chef-lieu de canton“,

« Pour avoir lu, dans un entretien officiel, l’expression assez exceptionnel elle-même mise entre guillemets, assez adverbe signifiant en suffisance, suffisamment : “des vingt-quatre mois réclamés par les syndicats, seulement six mois renouvelables sur quatre mois ont retenus par les pouvoirs publics pour une allocation plafonnée à 65% du salaire brut antérieur, l’État estimant que l’effort en matière de reclassement était déjà assez exceptionnel“,

« Pour avoir lu parmi les déclarations de l’entreprise Daewoo dans les mois précédents les licenciements : “compte tenu d’une nécessaire réduction des stocks, l’écart entre le volume de production et les ressources humaines est de l’ordre d’une centaine de personnes, écart théorique qui ne veut pas dire que ces salariés seront licenciés“,

« Que la réponse côté travailleurs en fut : “les représentants du personnel se sont d’emblée mobilisés, votant la poursuite du droit d’alerte interne et proposant une intersyndicale“,

« Pour avoir lu : “après une journée d’interruption pour cause d’occupation du centre des impôts, le préfet de Meurthe-et-Moselle a accepté hier de reprendre les négociations avec l’ensemble des partenaires sociaux et les représentants des collectivités territoriales sur le financement du plan social chez Daewoo“ et rien d’autre pour témoigner de ce qui s’était passé entre occupants et occupés, dans les bureaux ternes de la collecte locale des taxes, et cette appellation “partenaires sociaux“ comme s’il fallait à tout prix que tout rentre d’avance dans une case,

« Pour avoir constaté que rien ne pouvait s’opposer à la loi régnante du mot rentable, qu’on en appelait à lui comme si tout le monde ne pouvait qu’en être d’accord : “en mai, le PDG expliquait que la production de certains fours à micro-ondes n'était plus rentable, qu’en Lorraine Daewoo perdrait 8 euros sur chaque four tandis que le même modèle fabriqué en Chine rapporterait 1 euro… La Chine est un sacré concurrent, ajoute la syndicaliste : – On a vu sur une brochure ce qu'ils fabriquaient là-bas, des modèles hypersophistiqués, design. Ici, on a l'impression d’avoir laissé tomber depuis longtemps“,

« Pour la notion étrange de “plan social préventif“,

« Pour ce constat désabusé : “ces usines-tournevis n'ont pas duré davantage que les subventions“

« Ou ce qui en est le parallèle : “Le syndicat a même refusé de négocier les 35 heures chez Daewoo pour que l'entreprise ne reçoive pas, une fois de plus, des subventions qui ne servent à rien“,

« Pour avoir lu une fois de trop cette arrogante expression toute faite, comme quoi on se refuse à tout commentaire : “annoncé en comité d'entreprise extraordinaire, le projet se traduit par le licenciement pour raisons économiques de l'ensemble du personnel, soit 229 salariés, a relaté la représentante du comité d'entreprise de Daewoo tandis que la direction s'est refusée à tout commentaire“,

« Pour le mot niveau appliqué aux capacités des ouvrières et ouvriers, quand la première stratégie du groupe était de n’employer, pour dépenser le moins possible, que la main d’œuvre la plus précaire ou la moins qualifiée : “le niveau de qualification du personnel est extrêmement bas, constate le conseiller : un mauvais point pour la compétitivité des sociétés, mais également pour les salariés menacés de plans sociaux“,

« Pour le même mot niveau, si on l’appliquait à la compétence de ceux d’en haut : “l’actuel chef de la cellule interministérielle en charge des plans sociaux préconise plusieurs pistes, telles que la création d'un Observatoire des mutations économiques, outil de veille sur le long terme (sept ans), et d'un Tableau de bord des mutations économiques qui permettrait l'analyse et le diagnostic sur le moyen terme (un à deux ans) , puis, pour revitaliser de manière préventive les bassins d'emploi fragiles, propose l’établissement de plates-formes régionales de reconversion permanente“,

« Pour le mot esquintées au féminin pluriel : “On a assez donné, on est crevées. On est beaucoup à arriver à la cinquantaine. Esquintées. On sait très bien que, sur la région, il n'y a rien pour travailler. Ça, c'est un préjudice important, on doit nous le payer.“

« Pour la comptabilité qui continue de veiller sur l’argent invisible, et se moque bien des plans sociaux et des feux de palette : “la maison mère de Daewoo s'est engagée à verser aux banques une caution de 15 millions d'euros en échange de la mainlevée des saisies conservatoires pratiquées sur les comptes de l'entreprise“,

« Pour la phrase plus discrète, mais comme deux ans ça peut passer vite : “le maintien pendant deux ans des droits à la mutuelle de santé“,

« Pour la réponse si tranquillement administrative de ceux qui ont charge de l’intérêt public : “[…] a annoncé ce matin la création un nouveau dispositif gouvernemental pour les régions frappées par la désindustrialisation“,

« Pour avoir lu le même jour dans deux phrases conjointes et comme mobiles, tendues, angoissées, le mot incertitude et le mot désemparé : “comment trouver un emploi maintenant on est désemparés : ce que les gens vont retenir de nous, c'est qu'on vient de la boîte où il y a eu le feu, la boîte où on a voulu polluer la rivière“, et puis “l'attitude des grévistes s'explique notamment par le climat d'incertitude qui règne autour de l'usine“,

« Pour la profession juridiquement établie et légalement retenue de liquidateur : “le liquidateur a fait part des dernières informations comptables, trésorerie inexistante, à peine susceptible de couvrir les engagements en cours si aucune collectivité locale ne veut, ou surtout ne peut prendre le relais, le financement de cette indemnité supralégale ne pourra être assuré“,

« Pour ces réflexions notées au mois de mai suivant la fermeture de Daewoo : “Nous, les ouvriers, on est comme dans un entonnoir, la tête dans le goulot, étranglés. Et ça, c’est pas bon. Partout, ça licencie. La fête du Travail bientôt on va la rebaptiser fête du Chômage.’

« Pour la réponse symétriquement entendue, le mois suivant, à l’Agence pour l’emploi de Metz : “Le marché est calme“,

« Pour le louche éblouissement toujours causé par l’étalement des chiffres dans les tournures officielles (il s’agissait de l’argent engouffré dans la faillite du cabinet Isocel ?) : “Ce sont désormais six millions d’euros que les pouvoirs publics seraient disposés à engager en faveur des congés de conversion, de la formation et de la mise en place de la cellule de reclassement qui devra traiter les cas individuels des licenciés salariés“,

« Pour le mot ancienneté, et le vœu pieux qu’il soit pris en compte : “que soit versée la prime supra-légale pour perte d’emploi réclamée par l’ensemble des syndicats à hauteur de 30 000 euros plus 750 euros par année d’ancienneté“,

« Pour ces choses simples et évidentes, humaines, à quoi du dehors on ne pense pas forcément tout de suite : “l’intersyndicale réclame également la prolongation de la carte de séjour à dix ans – contre un an actuellement – pour la centaine de salariés étrangers licenciés“,

« Pour la naïveté de ces effets de plume, dans un incendie l’espoir qui part en fumée : “Après l’incendie qui a ravagé a moitié des bâtiments détruits le stock des tubes cathodiques ainsi que les matières premières ont été intégralement brûlés le choc est terrible pour la population de Mont Saint-Martin et les salariés de l'usine qui voient partir en fumée leurs derniers et maigres espoirs“,

« Pour ces mondes momifiés des fonctions officielles oubliées ou surannées : “le tribunal de commerce va dès lundi se réunir pour envisager les répercussions de l'incendie sur la procédure de redressement judiciaire en cours“,

Et puis un silence bref, le noir à nouveau complet, les actrices évanouies. Et lentement, sur les parois, apparaîtraient successivement mais géants, sur le fond blanc des murs, les visages des cinq cents ouvrières de Daewoo Villers et Daewoo Fameck, parfois le même visage dix fois, parfois dix visages différents qui se décalent l’un l’autre en tournant autour du hall, parfois visages reparaissants, parfois très rapidement remplacés ou parfois s’incrustant de longues minutes en une place.

Pas de musique, silence.

Des femmes de vingt à cinquante ans, cinq cents visages.