Tout ce chemin pour rejoindre Séréna |
Ce jeudi commence vraiment comme une journée ordinaire, de St-Pierre des Corps, où on a pu trouver en douce une place dans un recoin du parking réservé SNCF (rares qu'on puisse les prendre, les quelques places sans PV), le TGV vous dépote à Montparnasse en 55 minutes, on part dans la nuit, on arrive au premier jour.
Souterrains de Montparnasse, ils n'ont pas changé depuis ma première arrivée à Paris, en 1977, même si maintenant on a droit au tapis roulant grande vitesse, le sol devrait être usé, à force que j'y remette les pas.
Ce matin-là, descente à Odéon, il pleut, pour se rendre au CNDP rue Valette. Etrange de se retrouver soudain dans cette permanence historique des choses, la bibliothèque Sainte-Geneviève chère à Rabelais, le Panthéon en perspective. Une pensée pour l'amie écrivain qui habite en face, mais que ce matin-là on ne croisera pas, et qu'on n'oserait pas déranger à cette heure.
Les bureaux de la mission Arts et Cultures, qui résiste aux vents contraires. Il s'agit d'organiser, pour cet hiver, des interventions d'écriture dans un lycée professionnel. Chaleur, enjeux, se battre pour quelque chose, intelligence des rapports, précarité de ces dispositifs dans l'hostilité politique qui nous environne.
Arrêt 2. Deuxième étage de cette cour, derrière la fenêtre, la petite société de production avec laquelle Fabrice Cazeneuve et moi-même avons pu monter Paysage Fer, que Fabrice projette ce soir à la Scam, malheureusement je n'y serai pas. On pose les ordinateurs en vis-à-vis sur la petite table de bois familière, le projet en cours est mis pendant une heure sous le double regard: mais on sait bien que même à Arte documentaire les temps sont aux nuages. Puis plat de pâtes à l'italien d'en dessous, divagations. Amitié de dix ans.
14h, petit coup de RER, escalators de la gare de Lyon, transit encore, pensée qui vient sur le nombre d'heures que ferait le total de ces attentes et arpentages sur une année ou sur dix ans de vie.
C'est les vacances scolaires, le TGV est comme une boîte à sardines. Casque sur les oreilles (Norman Blake et Tut Taylor), et préparer pour tout à l'heure les extraits de Saint-Simon et Nathalie Sarraute. Dormi un moment. C'est Philippe Minyana qui nous invite. Philippe a su, en vingt ans d'écriture perpétuellement rejouée au même point, Chambres, Pièces, Inventaire, inventer un théâtre tout près des choses, des mains, de la mémoire des photographies, des lieux dont Perec aussi nous apprend à faire matière d'art et de sens, et leur garder par les voix du théâtre cette tension et cet arrachement d'humanité fragile: dommage, ombrageux et secret Philippe, mais sûr en amitié, que tu te refuses toujours à l'Internet et au mail, tu ne te verras même pas sur cette page. Depuis le temps qu'on aimerait sur remue.net un texte de toi... (on a parlé de Balzac, qu'il relit - voir cependant sur le Net vidéo de Philippe Minyana sur theatre-contemporain.net)
Ça y est, on l'a retrouvé, le frère de sang. Lui, il est venu de Toulon, et Dijon c'est géographiquement à mi distance. La proposition de Philippe Minyana est la suivante: "l'écrivain et sa valise". Chacun est censé amener dans son cartable les livres qui pour lui ont été des transitions ou des "embrayeurs". Cela, je l'ai déjà fait. Mais pas dans le partage, à quatre derrière la même table. La dernière fois, au même lieu, il y a eu Leslie Kaplan avec Yves Ravey, Eugène Durif et Noëlle Renaude. Une cinquantaine de personnes nous ont rejoints dans la salle du théâtre de Bourgogne, dirigé par Robert Cantarella. Avec nous, Denis Lachaud (2 romans chez Actes Sud, mais surtout metteur en scène), et un jeune acteur passé à l'écriture, Frédéric Sonntag. C'est Frédéric qui ouvrira la séance en parlant de sa découverte, et récitant à pleines pages par coeur, le Malte Laurids Brigge de Rilke, qui l'a mené à l'écriture. D'un seul coup, la magie des livres (son vieil exemplaire usé et corné), a remplacé le monde et la ville. Frédéric est né en 1978, nous dira-t-il, les livres magiques sont donc les mêmes à 25 ans de distance (oui, pile une génération). La soirée va durer trois heures, au lieu des deux prévues. Après le magistral enchantement Rilke où nous a entraînés Frédéric Sonntag, la barre est placée très haut. Mais il nous lègue un climat où je me dis que la seule stratégie est d'abandon. J'enchaînerai en parlant de ma découverte de Faulkner, le refus et puis la foudre, puis mon entrée dans Saint-Simon, enfin j'essayerai un hommage à Nathalie Sarraute: les écritures majeures peuvent être devant nous tout auprès et nous, pas assez le savoir. Denis Lachaud terminera la séance en lisant 25 fragments des 25 livres qui, après des études de mathématiques et de pratique assidue de piano classique, lui auront semblé le plus jubilatoire: il nous lira du Duras, du Peter Handke, un extrait de Marie Ndiaye...
Mais avant, il y a eu Séréna. Jacques lui aussi a amené des livres. Il commence par lire Beckett. Est-ce qu'il lit, est-ce qu'il est "dans" Beckett ? L'attention de la salle , l'appui des lumières, le partage intiié depuis Malte Laurids Brigge, chacun tour à tour aura pris au fond de lui pour une improvisation suspendue que doivent connaître les jazzmen. Après Beckett, il lira Mac Carthy, puis un étrange passage de Brautigan, sur ce gâteau au chocolat "à trois étages" acheté 30 dollars dans une vente aux enchères. A chaque extrait, nous on revisite un petit bout de la vie d'écriture, accès, pratiques, attentes, de l'atypique Séréna (lire Lendemains de fête, un obligatoire du paysage contemporain, ou son dernier Plus rien dire sans toi). Et puis, Jacques Séréna aux mille mains ouvre un livre de paroles des chansons de Lou Reed, puis de Tom Waits, qu'il retraduit à mesure, nous emmène dans une exploration de la notion d'intensité, de l'art du récit maintenu dans le plus bref, pour dire les vies les plus précaires, les instants les plus fragiles: moi je commence à la connaître, le Jacques, et on partagera jusqu'au lendemain matin l'heure du train (il neige, ce 24 octobre, sur Dijon encore dans la nuit), mais – et merci à Minyana, entre nous on ne parle pas comme ça. Il faut ce rituel, ce temps en partage, pour que d'un coup on aperçoive, confié un instant, un autre horizon de mots, qui va nous agrandir, l'engagement en fait qu'on a seul.
Bon, il y aurait encore des choses à dire: la prolongation tard dans le petit restau qui n'accueillera que notre tablée, la serveuse polonaise et le vin de Bourgogne. Robert Cantarella, qui travaille depuis 20 ans avec Philippe Minyana, nous a rejoints : il projette de monter l'immense fable de Strindberg, Le chemin de Damas. De cela on parle, et puis de Michel Surya (non, il n'y a pas de rapport, sauf qu'on parle encore d'écriture). Robert est fils de carrossier automobile, on a les voitures en partage, je lui ai amené un exemplaire de mon Billancourt. Et petit dej' à 7 heures le lendemain à l'hôtel des Ducs, c'est avec Jacques Séréna bien sûr: on n'avait pas eu le temps, hier soir, de se raconter nos ateliers d'écriture....
F Bon, TGV Dijon-Paris, le 24 octobre 2003, 7h52 -> 9h28.
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