Bob Dylan | Chroniques vol. 1

en lisant les Chroniques du grand Bob


Que l’histoire récente du rock traverse en profondeur toutes les strates de notre rapport immédiat au monde, catalyse l’espace laissé pour compte des mythes et légendes, se fasse une sorte de prisme des usages et fonctions symboliques, j’en suis convaincu depuis longtemps, c’est ce que j’ai essayé de pister pour les Rolling Stones tout au long des années 60, et pour Led Zeppelin pour ce livre qui, dans mes dossiers ordinateurs, s’appelle simplement "70" malgré ses 400 pages bon poids dans son état actuel.

Mais les kilos de livres qui m’entourent dans mon garage, et qui me servent de doc sur la question (devant, dessous, derrière, au-dessus : c’est devenu une caverne où à peine je peux poser le pied par terre, avec des écroulements, des accumulations, et les bonnes âmes, Tilden et Sam, qui m’envoient régulièrement de la doc depuis New York), c’est toujours le musicien plus un journaliste, ou le journaliste en solo, ou un écrivain (genre Nick Toshes, ou en France l’ami Alain Dister) qui monte au front. Mick Jagger s’était bien engagé pour une autobio grassement à-valoirée, mais il a dû renoncer et rembourser.

Alors, Bob Zimmerman, ce qu’on attendait c’est de voir un peu la légende. Dans le livre de Marianne Faithfull, il y a ces scènes à son hôtel de Londres, en 1966, où tout le monde vient voir l’idole de la révolte américaine, lui tapant à sa machine à écrire sur du rouleau de PQ les paroles hallucinées de nos hymnes (et qu’est-ce qu’il chante incroyable, dans cette tournée de 66, la première électrique, quand c’est Visions of Johana ou Balad of a thin man...).

Dylan arrive avec ses chroniques, et voilà. C’est à côté d’où on croyait. C’est en écrivain. Oui, il parle du chanteur, mais l’essentiel du chanteur est dans ses chansons. Lui, il parle du monde.

Par exemple, dans ce livre, et non, on n’est pas chez Perec, on n’en finit pas de traverser des chambres, dans ce moment du matin bizarro où on se réveille sans trop savoir où on est. Et cela nous donne à voir mieux que tout autre chose une époque. Y compris en cela que si l’écrivain n’avait pas été le chanteur Bob Dylan, ce n’est pas dans cette piaule-là qu’on se réveillerait ce matin-là :

Je me suis redressé et j’ai regardé autour de moi.Ça n’était pas un lit, mais le divant du salon. La rédiateur en fonte était couronné de vapeur. Encadré au-dessus de la cheminée, le vieux colon emperruqué a croisé mon regard [...] Ça sentait le gin-tonic, le méthanol et les fleurs. J’étais au dernier étage d’un immeuble de style fédéral, dans Vestry Strett après le croisement de Canal Street, à quelques pas de l’Hudson... [...] J’ai traversé Hudson Street jusqu’à Spring Street, je suis passé devant une poubelle pleine de briques, et je suis entré dans un café. Au comptoir de midi, la serveuse portait une veste de daim, elle avait les cheveux noir-bleu sous un fichu, des yeux bleus perçants, les sourcils soulignés d’un trait de crayon clair. Lorsqu’elle m’a servi une tasse de café fumant, je me suis retourné vers la vitrine. La ville entière se balançait devant mon nez. J’aais une idée nette de l’endroit où se trouvaient les choses. Il n’y avait pas à s’inquiéter pour l’avenir. Il était infiniment proche.

En ce moment, je suis beaucoup dans Marguerite Duras, pour la séquence que je voudrais insérer dans la réédition de Tous les mots sont adultes, j’ai fait hier soir séance à partir de Duras rue d’Ulm à Normale Sup, et avant-hier une pleine journée Duras en stage avec les bibliothécaires de Seine Saint-Denis, j’avais le livre dans mon sac, je le lisais dans le métro, dans le train : plusieurs fois la tête glissait, c’était un livre de Duras.

Même s’il s’en va aussi dans des zones plus provoc :

Sans aucun doute, mes textes avaient touché des sensibilités qu’on n’avait pas encore touchées. Mais s’il n’y avait eu que les textes, pourquoi Duane Eddy, le grand guitariste de rock’n roll, faisait-il un album d’instrumentaux avec mes musiques ? Les musiciens ont toujours compris que mes chansons sont plus que des paroles. Seulement, la plupart des gens ne sont pas musiciens. J’avais vraiment besoin de remettre de l’ordre dans mes idées, de cesser d’en vouloir au monde extérieur. De m’éduquer, de faire le tri dans mes bagages. Il me manquait le temps et la solitude. Et pour ce qui est de la contre-culture - allez savoir ce que ça veut dire -, j’en avais vu assez. J’étais malade des extrapolations bâties sur mes morceaux, de les voir retournés à des fins polémistes, d’être sacré Frère aîné de la rébellion, Pape de la contestation, Tsar de la dissidence, Baron de l’insoumission, Leader des écornifleurs, Empereur de l’apostasie, Archevêque de l’anarchie, grand Manitou. Qu’est-ce que c’est que ces salades ? On peut retourner ça comme on veut.[...] J’allais devoir lancer des signaux divergents, remettre le train en route avant qu’il ne déraille, brouiller les pistes. Je n’ai réussi au départ qu’à accomplir de petites choses, de gauche et de droite. De pures manoeuvres. A donner dans l’inattendu - me vider une bouteille de whisky sur la tête, entrer dans un grand magasin avec l’air bourré, sachant que les langues se délieraient quand j’aurais le dos tourné...

Et la biographie elle-même, le factuel : en une ligne et une seule il évoque l’accident de moto qui sépare Highway 61 de Nashville skyline (peut-être je me gourre, j’ai pas révisé, les savants me rectifieront, enfin dans ma tête l’accident de moto c’est vers ces disques-là...).

Par exemple, une biographie d’artiste, en général le type est au milieu comme le roi Soleil. Lui, Bob, il paye ses dettes, Hank Williams, les Seeger et tant d’autres. Par exemple, rendre visite à Woody Guthrie à l’asile :

Il était confiné dans sa chambre de l’hôpital Greystone, à Morristown, dans le New Jersey. Je prenais en général un bus à Port Authority qui faisait le trajet en une heure et demie. Je parcourais ensuite les derniers huit cents mètres jusqu’à l’hôpital, un bâtiment de granite sinistre et menaçant du haut de sa colline - une forterresse médiévale. Woody me demandait toujours de lui apporter des cigarettes, des Raleigh. Le plus souvent, je lui chantais ses chansons dans le courant de l’après-midi. Il en demandait parfois certaines, Dust Bowl Blues, Pretty Boy Floyd ou Tom Joad, qu’il avait écrites après avoir vu Les Raisins de la colère. Je les connaissais toutes, et bien d’autres encore. On entendait gémir dans les couloirs. La plupart des patients portaient des uniformes rayés, trop petits ou trop grands, ils entraient et sortaient pendant que je jouais avec ma guitare. Un type avait la tête qui lui tombait sur les genoux. Il se redressait, et ça recommençait. Un autre se croyait poursuivi par les araignées, il virevoltait sur place en tapant ses cuisses et ses bras [...] C’était un spectacle effroyable et Woody Guthrie ne semblait pas en avoir conscience. Un infirmier allait le chercher quand j’arrivais, puis, au bout d’un moment, on le reconduisait dans sa chambre. Vous sortiez de là douché, vidé.

On le respecte tous, Bob Dylan, un peu aussi comme on respecte Duras : malgré ce qui loupe, malgré ce qui exagère. Les concerts où il a oublié les paroles, et le lendemain trois heures de génie. Ces disques récents, seul avec sa guitare sur ces vieux classiques dont il parle.

Pour lire Chroniques, vous pouvez télécharger quelques concerts récents ici. Suivez par exemple Desolation row, encore une de mes grandes préférées, et comment il la chante 30 fois différentes dans 30 concerts en 40 ans... Pour ça, il faut pister Dylan sur freakin - attention, le sliens ne durent jamais longtemps, c’est de la pêche à la sauvette. Accessible en ce moment, les répétitions de Johnny Cash et Dylan, juste avant Nashville Skyline, sur ces chansons qu’ils connaissent tous deux par coeur, moment aussi évoqué dans le livre (pas le studio, mais la bouffe qui avait précédé), merci Philippe Fougeroux pour le lien !

Si vous voulez poursuivre, dans l’univers des Dylaniens pur jus, voir cet index des bootlegs. Attention, c’est facile d’y entrer, pas facile d’en sortir, il y a même les allusions bibliques des chansons...

Plein de choses sur le livre sur bobdylan.com, y compris lectures audio de la version anglaise par Sean Penn.

On vous l’offre, lecteur qui êtes venu jusqu’au bout de la page : Desolation Row (+ touche ALT enfoncée pour télécharger), enregistrement public, 21 novembre 2004.

Quant à un petit voyage Dylan sur le site de son éditeur français ou quelques photos ou documents complémentaires, on n’est pas encore à l’âge du Net !


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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 juillet 2005
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