Pour Koltès, 2 | Devant un mur d’obscurité

reprise numérique de l’hommage "Pour Koltès", paru ux Solitaires Intempestifs en 1999 – 2, sur "Quai Ouest"


« Qu’est-ce que c’est que cette maison où vous me faites entrer, et qui forme un édifice si singulier ? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l’environnent ? Où me menez-vous ? » Marivaux, La Dispute, cité dans Quai Ouest, p 94.

 

Quai Ouest sera ici le point de départ symbolique parce que lieu du récit assigné à sa source réelle, une ville — New York — évidemment symbole de cet extrême contemporain, et dans cette ville, ruine ou abandon, un lieu hors du nom : visuel précis d’un entrepôt dans les zones portuaires, géométrie de blocs pris dans ce miroir de la nuit sur les eaux. En limitant ici le parcours aux premières pages du texte, on voudrait seulement assister à l’émergence par quoi cette nomination d’un lieu précis provoque dans la phrase résolution d’un écart : souvenir ou intuition, la visualisation reconstruite d’un lieu réel détourne et distend la phrase héritée, la contraint syntaxiquement et rythmiquement. C’est à partir de cette émergence que la pièce, ce que le texte désigne et suscite dans le noir qui entoure la scène, aura trouvé son registre et pourra se déployer. En quoi le lieu initial du texte lui astreint son mode rythmique contribuant alors, en retour, à élargir la langue, l’augmentant d’une nomination neuve : ce qui est de notre présent, matières, surfaces et blocs, et la place à cet endroit de l’homme et comment il regarde et parle, étranger encore à la langue dont il nomme le besoin.. FB.

 

table des matières du livre

 1, Seulement envie de raconter bien
 2, Devant un mur d’obscurité
 3, Territoire d’inquiétude et de solitude
 4, Le commerce du temps
 5, Le grand cri de la faim des chiens

 

les citations de Bernard-Marie Koltès renvoient aux livres suivants

 QO : Quai Ouest, Les éditions de Minuit, 1985.
 S : Dans la solitude des champs de coton, Les éditions de Minuit, 1986 (avec C pour client et D pour dealer).
 N : La nuit juste avant les forêts, Les éditions de Minuit, 1988.
 C : Combat de nègres et de chiens, Les éditions de Minuit, 1989.
 Pr : Prologue et autres textes, Les éditions de Minuit, 1991.
 PdV : Une part de ma vie, Les éditions de Minuit, 1999.

 


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Devant un mur d’obscurité. Bruit d’un moteur de voiture, au ralenti, au loin… J’entends des bruits, j’entends des chiens, c’est plein de chiens sauvages qui rampent dans les décombres… Peut-être qu’avec la lumière des phares on verrait, au moins, ce qui rampe par terre. QO 11/12.

Le bruit des voitures est concret, ne serait-ce que par la précision qu’on nous donne : au ralenti, puis glisse par juxtaposition et répétition à son équivalence imaginaire symbolique : J’entends des bruits, j’entends des chiens, avant transposition du symbolique au statut de réalité : c’est plein de chiens. Enfin reprise par le verbe du statut fantasmatique : qui rampent / qui rampe, pour le réaffirmer en amenant sur lui l’effet concret repris d’une réalité naturellement associée à celle du bruit d’un moteur de : l’expression toute nue et déterminée la lumière des phares, plus fort que le conditionnel on verrait qui augmente l’illusion en la laissant, finalement, comme simple possible. Entre temps, de ils rampent à ce qui rampe, c’est le fantasme qui a été renforcé, et est parvenu au statut de réel : le fonctionnement même du roman.

 

Rentrer à pied il y en aurait pour des heures, à travers ces quartiers sans lumière, et sans panneau d’indication. QO 13.

Le théâtre a cette magie hors de la littérature que ce qu’il nomme et qu’on ne voit pas prend statut de réalité par le fait même qu’on la nomme (au-delà de la scène, et dans le présent de ce qu’elle profère, ces quartiers sans lumière), mais ce dispositif encore doit être porté à ses limites pour être à l’instant même crédible et que ça fonctionne (Je crois très sincèrement que le théâtre est un art qui finit, tranquillement. Et c’est pour cela que ça devient intéressant. PdV 66), limites qui sont la capacité à jouer d’une superposition de ce qu’on dit, qui désigne le présent immédiat de l’espace, avec ce que par la langue seule on nomme, réalité du dehors supposé. Encore faut-il qu’un corps avec bouche soit là qui prononce, et c’est parce que le corps lui-même sera exposé dans ce que la bouche énonce que la limite deviendra matérielle et donc suggestive. On met tout devant les corps, corps contre matière, planches, arpentant espace avec corps, donc la marche à pied désignée par le texte une sorte d’effet miroir en amont de la scène (énigme de l’écriture de théâtre qu’elle commence par désigner ce reflet) : on reconnaît l’artifice qu’est le choc initial du théâtre comme fait accompli, lune bouche promenée au-dessus de pieds, arpentant les planches. Rentrer à pied désigne d’abord ce qui se passe ici pour ce corps : assez resterait pour échapper au champ de force qui l’enclôt là, traverser à pied permettrait de quitter le théâtre vers cette réalité au-delà, espace ici séparé du monde, mais en continuité avec le monde. En nommant sa réalité d’espace, on nomme du même coup le champ de force qui isole ici le théâtre, et pas de panneau d’indication, c’est vieux comme le théâtre mais à réinventer chaque fois dans la nouvelle réalité nommée : hangar, ville, et ce mur d’obscurité, mais toujours le corps, la voix qui nomme et les pieds qui arpentent.

 

Autrefois il y avait des lampadaires, ici ; c’était un quartier bourgeois, ordinaire, animé, je m’en souviens très bien. Il y avait des parcs avec des arbres ; il y avait des voitures ; il y avait des cafés et des commerces, il y avait des vieux qui traversaient la rue, des enfants dans des poussettes ; les anciens entrepôts du port servaient de parkings et certains, de marchés couverts. C’était un quartier d’artisans et de retraités, un monde ordinaire, innocent. Il n’y a pas si longtemps. QO 13.

L’image développée devient image fixe parce que boucle de récit assignée sur un temps bien défini, avant, bien avant, ou après, bien après, mais dont la netteté est réglées sur cette assignation comme par dispositif optique. Ici, après le autrefois initial, c’est visible et net, alors qu’avant cet autrefois ou juste après il n’y a que du flou, sans continuité de vision, hors le mot qui fait lien. C’est cette masse floue intermédiaire qui préserve qu’interfère l’image développée avec le temps du théâtre, séparé de l’épaisseur linéaire du monde réel, auquel se réfère l’image développée. Quitte à réamorcer par une autre assignation temporelle le retour potentiel de l’image du monde réel sur le théâtre qui s’en est séparé : il n’y a pas si longtemps gomme toute quantification qu’on voudrait induire depuis autrefois.

Mots des volumes intérieurs de la ville : parkings, marchés couvert, entrepôts — ce qu’on dit monde ordinaire, innocent est troué de poches. Ce sont des poches vides trouées dans réel normé et défini, espaces non pas juxtaposés mais soufflés de l’intérieur. Comme le récit jaillit de l’intérieur de la poche, le monde est là, convoqué, non pas désigné par un espace du théâtre qui serait devant, autour ou dessus, mais tenu à bout de bras ici-même : que la diction du récit cesse, et ce monde ordinaire et innocent, qu’on désigne depuis la poche, en réinvestirait tout l’espace, et ni prose ni théâtre ne seraient plus possible, par la teneur même du monde qui nous est confié, là où Baudelaire trouvait encore l’espace des poèmes en prose.

 

C’est un mur, on ne peut plus avancer ; ce n’est même pas un mur, non, ce n’est rien du tout ; c’est peut-être une rue, peut-être une maison, peut-être bien le fleuve ou un terrain vague, un grand trou dégoûtant. QO 11.

La capacité de tenir phrase devant les objets du monde, même quand la matérialité des objets que nous présente le monde ne souffre pas de meilleur détermination. C’est une surface qu’il faut appréhender comme telle et sauvegarder sa géométrie, ici plane, et qu’il n’y ait rien d’autre à dire, ni couleur ni signe. Inventaire qu’on peut faire en soi-même de tels objets, alors vient la liste des déterminations possibles, et qu’on les refuse un à un, jusqu’à l’emprise fantasmatique qui réinstaure notre propre liaison à ce monde en deçà des vieux sens : là où je marche, je nomme. Justifiant le coup de force grammatical qui avait précédé l’explication : devant un mur d’obscurité, où la matérialité même du mur, vidée par le mot obscurité qui n’est pas matériel, évidait non pas le mur, mais le sens.

 

…les murs se lézarder, les vitres brisées n’ont pas été remplacées. Ce n’est pas le monde vivant, ici. QO 14.

Inventaire de quelques mots clés récurrents dans chaque texte de Koltès : monde, chiens, bruits, lumières, ici déjà à nouveau tous prononcés, comme s’en tenir chaque fois à variation sur la même étroite matière, et tirer sa qualité abstraite de ce peu convoqué du vocabulaire du monde, les bruits qu’on en perçoit, les lumières qu’on y met, et chaque fois les chiens qui s’y promènent. Travail de la ruine sur le monde ordinaire, autre inventaire à développer. La ruine est ce qui permet la porosité et l’éloignement, que ce qu’on laisse en arrière se détache de la peau, ne tienne plus aux doigts, ne soit plus vivant. Vivant est ce qui agit de l’homme sur le monde et y porte sa trace, mais ce qu’on dit, qui doit se défaire de ce qu’on laisse, doit ruiner d’abord ce qu’il nomme. Reste une contradiction qui ouvre à tous les miroirs : le monde qu’on arpente maintient à sa surface réelle ces ruines. En investissant le non lieu de la ruine dressée par la parole seule, qui nomme le dehors obscur de la scène, on ne s’éloigne pas du monde réel : on porte jusque sur le théâtre cette garantie de réel, mais elle ne détermine pas, pour la scène, un lieu marginal : c’est effet d’abord de l’intérieur de la parole qui nomme.

 

Il y a le briquet. C’est un dupont, ça marche avec une espèce de recharge / et puis une bague / La montre … c’est une rolex, ça marche avec une espèce de pile / C’est des weston ? Quoi ? Les chaussures… / Avant même que vous ne descendiez de voiture, je l’avais repérée, j’avais entendu le bruit du moteur ; j’ai même reconnu la marque ; une jaguar / QO 16/17.

Non pas fétichisme, mais obligatoirement valeur d’abord symbolique, tissu matériel du texte fait de la part symbolique du monde, qu’on le rejette (l’usage des cartes de crédit) ou qu’on le hisse en pavois (montre rolex). Et pas de majuscule sur la détermination de marque : transformée en nom commun, la marque suppose qu’elle est reconnue par n’importe qui entend le mot, et s’affirme comme symbolique par le seul énoncé du mot, mais pose du même coup le mot comme symbole.

 

Et s’ils soupçonnent, de là-bas, de l’autre côté du fleuve, la moindre illégalité dans l’une de vos respirations ou dans l’un de vos rêves, ils accourront, ils l’arracheront au silence et à l’obscurité de votre repaire, ils l’engraisseront et le feront pousser, ils en feront un crime qu’ils montreront à toute la ville et alors, ils auront leur raison et on aura été pris pour des cons avec raison. QO 18.

Dans le temps séparé, la phrase répétée à l’identique, remplace une bulle par une autre, concentrique. Les surfaces concentriques se superposent exactement, c’est la répétition qui en élargit l’espace puisque le temps en un même lieu s’accumule. C’est le sens du point-virgule, qui désigne dans la ponctuation l’équivalence grammaticale, et de la répétition du verbe dans un temps grammatical repérable, troisième forme pluriel du futur simple : ils accourront, ils engraisseront, ils le feront pousser, ils en feront, ils le montreront, ils auront… C’est alors la variété des positions de complément qui donne à la phrase, pour chaque verbe, sa surface prismatique non répétitive, pour soumettre finalement le mot rêve, malaxé, au mot raison. C’est quasiment au seul « l’ » décliné qu’est confiée l’avancée linéaire, par quoi le théâtre soutient son déroulement.

 

Regardez autour de vous, vous ne trouverez rien ; cherchez dans les coins, creusez par terre, fouillez dans les têtes ; il ne reste plus rien, même pas le moindre rêve, nulle part. QO 19.

Dans l’intérieur de l’homme est la poche de volume comme dans le monde soufflé, et ce qu’on y trouve c’est les objets matériels qui permettent de retourner la phrase et ce qu’elle nomme sur l’homme qu’on creuse et qu’on fouille, presque des objets subjectaux. Ce qu’on trouve ce l’homme dans son intérieur est tenu à distance par l’espace même où on l’approche dans la poche vide de son intérieur. Se rejoint ici la plus ancestrale tradition par quoi un récit est théâtre : la juxtaposition à l’identique du volume réellement arpenté ou désigné et d’un volume au dehors, susceptible, puisque seulement convoqué, depuis l’essence rituelle de l’origine, de s’expandre au plus vaste. La parole qui souffle les poches intérieures trouve devant elle le rêve comme on ramasse un objet. Une sorte de bronze compact et mat, hérissé à la Giacometti ou rond comme un Moore : le rêve on peut l’engraisser et le faire pousser, le prendre dans les mains et l’élever devant son visage pour l’examiner. Creuser par terre et fouiller dans les têtes est dans la même équivalence symbolique, tête en terre et cervelle qu’on fouille et creuse, équivalence qui vient par virgule et doublement de l’impératif à l’intérieur d’une séquence close, délimité par le point-virgule qui est état mort, ou juste soufflé, de ponctuation.

 

Il n’y a que la sagesse (7), partout (2). QO 19.

Dans le battement des syntaxes, toujours instaurer, qui se maintient à bord de souffle, une cadence : avancée et suspens, et dans le suspens l’élan de la nouvelle avancée. Et pour le suspens dans la prose, l’art d’une syncope intérieure, comme une versification mangée, et c’est la syncope dans le vers mangé, jouant horizontalement comme par friction sous l’avancée linéaire de la phrase, qu’on produirait leur continuité et leur tuilage. C’est une mécanique continue qui se soude par recouvrements, mais élève dans son intérieur le battement qui fait qu’inexorablement on avance. Est reconduit alors cet accent qu’on attend, la syncope qui relance. C’est aussi l’attente dans l’écriture même, ce qui en avant ronge, par là au milieu de la phrase où on va descendre à la suivante, l’ouvert qui permet à la phrase de s’inventer au-delà des intentions de l’auteur. Ce qui est ensuite la trace inexorable, qui nous lie au texte, autant effet de cadence que trace quasi archéologique de ce qui se passe en avant de l’auteur et hors lui dans l’instant de son affrontement avec ce que nous lisons. Parfois dans un seul mot, parce que le suspens s’est porté dans ce mot, le trou ici dans sagesse, creusé par la phrase sur le rêve qui précédait, l’émergence du rythme dominant de Koltès, le sept de sa phrase impaire, ce qu’on pourrait presque lire en solfège sept syncope deux : il n’y a que la sagesse, partout.

 

Qui es-tu, celui qui a vu le diable, qui es-tu ? j’essaie de le dire : je rentrais une nuit par le grand jardin avec le sac d’école sur le dos, je vis un homme sous le réverbère le dos tourné, je m’approchais de lui, il tourna la tête seulement la tête, il avait la peau rose et pelée et yeux bleus, j’ai lâché mon sac et je me suis sauvé en courant jusqu’à la maison, j’essayais de le dire : qui es-tu ? QO 19.

Qui es-tu (3), celui qui a vu le diable (7), qui es-tu ? (3) : reprise de la dominante sept (il n’y a que la sagesse) enchâssée par le trois qui amorce l’oscillation sur décasyllabe ?

J’essaie de le dire : spécifique à Koltès, mais récurrent dans tout son travail, l’insertion dans une prose à cadence précise à l’extrême (non pas qu’on la construise sur le compte, mais parce qu’on n’accepte sa venue que depuis ou dans cet extrême de la précision rythmique, sentie, jouée), comme des didascalies, non pas hors du compte, parce que déjà hémistiche du décasyllabe à venir, mais comme glissée entre deux vers compacts, la didascalie interne au texte renvoyant en miroir sur son statut même : porosité du théâtre et du récit, pour accrocher le récit au théâtre, renvoi du discours à son dispositif.

Je rentrais une nuit par le grand jardin (10) : élision trois en deux sur une nuit fait décasyllabe parfait à quoi on est contraint par le second hémistiche.

Avec le sac d’école sur le dos, (10)

Je vis un homme sous le réverbère, (10)

Le dos tourné je m’approchais de lui, (10) : appui définitif sur décasyllabe, jeu de syncope maintenu sur les e muet, et noter, au regard de ce qui va suivre, une hallucinante découpe avec renvoi du je avant l’hémistiche, manière d’amorcer la bascule que seul ce quasi récitatif, stabilisé sur trois décasyllabes successifs, va maintenant permettre.

Il tourna la tête seulement la tête, il (10) : il faut la récurrence rythmique précédente, que le décasyllabe soit nettement établi pour produire une syncope aussi forte, qu’elle colle à une proposition le sujet de la suivante, et, le séparant de son verbe, induisant ici une circularité folle, lui opposé au je, et ce je en fin d’hémistiche annonçant déjà l’effet syncope, et la tête tournant désormais, par répétition avec adverbe (encore ce statut étrange de l’adverbe chez Koltès : fragment minéral neutre de langue figé comme un objet pour contraindre ce qu’il sépare au vivant) entre les deux il qui la nomment, à l’intérieur de la langue une parcelle d’elle-même qui tourne infiniment, sans lien avec ce qui précède et qui suit.

Avait la peau rose et pelée et des yeux (10) : déjà la syncope majeure, celle qui avait été annoncée deux vers plus tôt, jouée dans le vers précédent, ici s’affaiblit et s’éloigne, mais comme pourtant, sous le fil linéaire de la prose, par la récurrence du rythme, quelque chose qui grossit puis s’éloigne indépendamment de ce fil linéaire, comme plutôt un battement souterrain, qui modèle en retour l’ordre des contenus : à cette répétition plus haut du mot tête opposé à la circularité des il, comme un zoom avec taches de couleurs, rien de vraiment défini sauf ces taches, et les yeux séparés par le rythme de ce qui les détermine, le rejet de l’adjectif de l’autre côté du temps rythmique. Mille combinaisons ici de contenus seraient possibles, qui joindraient les mêmes mots, évidemment aucune ne conviendrait pour cet effet d’agrandissement local fluide, avec dédoublement dans la prose du rythme qui l’anime, lui-même animé d’un battement qui lui serait propre, sur une cadence plus large que celle de la phrase.

Bleus, j’ai lâché mon (5) : ce rejet donc de l’adjectif, amorçant, en sauvant la rythmique du décasyllabe mais juste sur un seul hémistiche, la fin de l’appui sur régularité comptée.

Sac et je me suis sauvé en courant (10), la poursuite mécanique du rythme maintenant séparée de son caractère nécessaire, mais on ne peut la défaire que progressivement, si on veut encore entendre le bourdon circulaire plus haut établi, dont le grondement souterrain se prolonge par le retour du je sur accent impair.

Jusqu’à la maison j’essayais (7) pas moyen de dire cela autrement que par heptasyllabe avec trois en deux sur la maison renforçant l’article et le posant à égalité du nom qu’il surdétermine.

De le dire : qui es-tu (7) retour cyclique, avec reprise du jeu de miroir sur le dispositif et premier appui des mots.

 

… à eux leur destinée bat le tambour comme la lèpre fait sonner les clochettes et le monde s’en accommode ; à d’autres, une bête, logée en leur cœur, reste secrète et ne parle que lorsque règne le silence autour d’eux ; c’est la bête paresseuse qui s’étire lorsque tout le monde dort, et se met à mordiller l’oreille de l’homme pour qu’il se souvienne d’elle … ne me demande plus qui je suis. QO 19/20.

A eux leur destinée bat le tambour comme (11) alexandrin avec retenue, soulevée du souffle jusqu’au comme, percussion séparée. La lèpre fait sonner les clochettes et le monde (12) alexandrin parfait contraignant rétrospectivement à la syncope élevée sur le comme, et établissant dans la prose le lien le plus direct entre le mot comme et le mot monde, instauration de cet effet Koltès de superposition interne à la prose, qui par circularité travaille immobile sur un point, arrêtée et creusant, convoquant même les contenus autour de cette superposition : parce qu’il y a comme et parce qu’il y a monde, la coïncidence organisée de l’image et de la phrase susceptible de rebondir de l’espace du théâtre à l’espace du monde. S’en accommode ; à d’autres : récurrence de cet effet narratif hors compte comme prise à partie de la nature théâtre du texte pour faire revenir à sa surface son adresse, et coup de force contre la ponctuation, délibérément immergée à l’intérieur du rythme et non plus comme organisant la diction.

Reste secrète et ne parle, retour à l’heptasyllabe dont la cohésion augment par cette fusion sur le e muet, sauf accent sur la coupe féminine, parle, du vers. Que lorsque : cheville grammaire hors compte. Règne le silence autour d’eux : minéralisation du vers image dans la prose, mise en syncope du eux qui est l’adresse comme ontologique du texte, cette sorte de percussion rhétorique d’eux et d’autres qu’on brasse comme une matière molle qu’il faudrait essorer ou tordre, qui devient explicite dans l’opposition suivante d’homme et de bête reprenant le comme opposé à monde, mais qui n’existerait pas dans sa crédibilité proférée si cette rhétorique d’eux et d’autres n’avait pas été si lourdement et précisément convoquée. Et le reste est affaire d’une oscillation lourde et maintenue délibérément bancale, en suspens ou déséquilibre, avec un appui sur l’heptasyllabe qui revient mais au contenu presque neutre (lorsque tout le monde dort ou bien pour qu’il se souvienne d’elle), oscillation autour du décasyllabe qui n’est plus jamais juste, avec deux fois des onze, donc un pied de trop souligné par le jeu élastique des e muets (c’est la bête paresseuse qui s’étire, ou bien se met à mordiller l’oreille de l’homme, où le et, très bizarrement, induit un effet de juxtaposition des formes rythmiques, mais ne déplace pas la proposition rythmique en alexandrin, mise à distance permanente, pour limiter et nier son emprise, de la versification interne à la prose), pour induire que sur le final en neuf pieds : ne me demande plus qui je suis, subsiste une attente horizontale de prolongement, un définitif manque rythmique, que prolongera encore le trois du dit Abad qui clôt, division pure du neuf pieds qui précède, trou parmi l’attente majeure en décasyllabe qui est l’organisation souterraine de la page.

Reste secrète et ne parle : à noter comment Baudelaire, dans les quatre occurrences des Fleurs du Mal où il utilise le verbe parler, le prend lui aussi à la troisième personne du singulier pour l’opposition du e muet à la lourde consonance presque allemande de la première syllabe, une fois au conditionnel (Tout y parlerait / À l’âme en secret) et trois fois au présent, trois fois sur trois accents différents majeurs du vers, mais pas une seule fois en terminale, qui contraindrait à rime autre qu’interne : Parfois il parle et dit : « Je suis belle, et j’ordonne (sur temps quatre), Dont la lumière parle un langage connu (sur hémistiche), Mon gosier de métal parle toutes les langues (sur temps sept). Noter, sur temps dix, Mallarmé : Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps. Ou bien, dans Une saison en enfer, parmi les trois occurrences du Je ne sais plus parler, avec Comment vous le décrire ! Je ne sais même plus parler. Je suis en deuil, je pleure, j’ai peur, cette greffe reprise par Koltès, par le glissement du vers à la prose du neuf syllabes impair sur une rythmique paire issue de l’alexandrin mais sourde ou souterraine (comme la phrase ultime de Saison : posséder la vérité dans une âme et un corps réimpose une seconde moitié d’alexandrin parfait à un rythme impair préalable pour que la syncope du temps en trop vienne creuser par effet retard dans le mot âme cette place qu’on y veut pour le travail du corps : rien ici n’éloigne de l’entreprise Koltès). Sur parler, un verbe si simple : comment en poésie ou en théâtre on aurait droit de l’utiliser simplement ?

 

Pour une histoire à moi, une histoire d’argent. QO 21.

Pour qui s’étonnerait que le détail rythmique soit convoqué de façon aussi microscopique, cet alexandrin parfait où le seul décalage est induit sur l’intérieur même du mot principal répété, l’instaurant comme principal non par la répétition mais par ce décalage rythmique, autorisé seulement par un décalage de temps sur le e muet de la rime féminine à l’hémistiche, induisant mise à distance du contenu, le rapport du personnage à son idée de lui-même, une histoire à moi, sans convoquer sur le théâtre le contenu qu’évoque alors de façon lointaine et indéterminée le deuxième terme, une histoire d’argent : l’art d’élever l’indéterminé à la surface signifiante, sans changer sa nature est encore affaire de manipulation sourde des rythmes. Comme on règle un stroboscope, arrêter la prose sur ce mot histoire et le décaler lentement, non par répétition mais lui-même arrêté avec retard créant battement relatif sur le rythme qui, régulier, continue.

 

Puis il m’arracha mon nom et le jeta dans l’eau de la rivière avec les ordures. QO 19.

Que ce qui se joue ici, par l’évocation ritualisée des choses, convoquées par le dire sur la scène où celui qui parle s’expose, où donc le théâtre seul fait advenir que dans la nomination elles soient réellement rivière et ordures supposées, c’est nommer : d’une matérialité à construire de nommer qu’il est question, le nom en avant de l’être et ce qu’il faut arracher du nom pour approcher l’être et se trouver de soi-même plus près, ce qui est enfin de soi-même dans ce qui nomme je, ici le double jeu accepté des possessifs. Le nom jeté dans le mouvement de la rivière conquiert au moins la matérialité de l’eau et des ordures : reste ce mouvement même de la rivière, l’éloignement par quoi le nom tolère de laisser après lui un peu d’être. Ce qui parle n’a plus nom, mais est.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 25 novembre 2013 et dernière modification le 6 janvier 2014
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