[10] qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion

singuliers anachronismes de l’aviation dans la Recherche


 

Après le train et la voiture, comment l’avion n’aurait-il pas été un thème obligatoire pour Marcel Proust ? L’avion surgit, il faut l’écrire. Il l’écrit dans la splendeur de son fait. Se l’offrir, plus cher qu’une Rolls-Royce, plus cher qu’un yacht. En faire un objet de littérature : qui d’autre, puisque c’est attesté par Kolb, aurait eu cette idée de faire peindre sur un avion ce vers de Mallarmé, Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui ?. Mais l’avion ne peut répéter dans la Recherche ce qui s’est passé avec le passage de la calèche à cheval de la marquise de Villeparisis, à la voiture automobile louée avec son chauffeur pour la même promenade. Le train aussi, première scène l’arrivée à Combray aux vacances, deuxième scène la nuit en train pour la première arrivée à Balbec, ne pourrait laisser se reproduire une scène simplement décalquée en structure. Alors Marcel Proust a cet éblouissement : l’avion sera dans le ciel parfaitement bleu, l’avion volera sur la mer bleue. Il y a la guerre qui approche et menace au nord et à l’est, on enverra l’avion au Sud. Et ce sera une scène tragique, mais pour qu’elle soit infiniment tragique elle devra être infiniment d’amour. Marcel Proust n’oublie aucun détail : l’avion doit être relié au livre, en 1914 Swann est déjà publié, il a commencé la grande spirale circulaire qui l’emportera. L’avion s’écrase dans la mer et le pilote de vingt-six ans est noyé, c’était celui qui aussi avait à charge de dactylographier son livre. Marcel Proust a écrit ce texte d’une traite, comme d’un cri dans la douleur et le deuil. Ce sera l’ébauche, désormais plus rien n’importe, s’il y a trace écrite le livre saura bien la rejoindre. Mais Marcel Proust l’architecte n’a aucun moyen d’insérer l’avion ni la mer ni le corps du jeune pilote noyé dans son livre. Ce serait dans un deuxième livre, mais Marcel Proust sait qu’il n’y aura pas de deuxième livre. Ce 30 mai 1914, d’un seul jet de trois pages, Marcel Proust a inventé Agostinelli et la mort d’Agostinelli, et prit marque pour faire entrer l’avion en littérature, juste après les aéroplanes de Brescia écrits par Kafka (il ne le sait pas) et Pylone qu’écrira William Faulkner (il ne le saura pas). Agostinelli naît et meurt dans une lettre de Marcel Proust, à cause de l’avion même et du ciel bleu, pour le sens du tragique, et une page de livre qui n’entre pas dans la grande ronde circulaire.


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1ère mise en ligne 18 novembre 2012 et dernière modification le 17 février 2013
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