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2021.09.05 | les trois greniers du Grand Meaulnes

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C’est moi qui obscurément résistais mais dites, depuis notre installation qu’on croyait provisoire en région Centre. Le Grand Meaulnes, avec Edgar Poe, c’est des lectures qui datent de la 6ème, juste un peu après la découverte de Jules Verne, mais c’est le lieu sismique de la rupture : la littérature remplace le monde, on le tolère — avec ses yeux de myope — uniquement parce qu’elle est là, et je dis ça humblement, presque dans une énonciation de handicap intérieur, pas de triche. Alors oui, le Grand Meaulnes, relu probablement depuis tous les 3 ou 4 ans, mais j’en suis à 68 donc faites le compte. C’est ce qui me retient aussi à Simenon (aucun rapport) : les histoires de Simenon qui se passent entre la Rochelle, le pont du Brault et Fontenay-le-Comte je reconnais tout. Le Grand Meaulnes, pour moi, c’était forcément dans la scénographie de Saint-Michel en l’Herm. La totalité de la littérature dans l’horizon de ton village, et figure-toi que ça reste, c’est inamovible.

Donc, le détour par l’école-musée du Grand Meaulnes, cette peur non avouable que ça perturbe ton image intérieure de la fondation même de l’imaginaire en littérature : se perdre dans le plus proche. La forge du Grand Meaulnes (elle a disparu), moi à Saint-Michel en l’Herm je l’ai connue. L’école du Grand Meaulnes, je l’ai connue, avec Guy Boisseau et le père Galipeau, nos instits (mais ma mère et sa collègue Jeanne Blanchard aussi étaient institutrices, l’autre école, celle de filles). Et puis cette phrase qui vous est à jamais ancrée dans le crâne : dans le silence des trois greniers, moi je les connaissais, c’était le grenier de la maison de Damvix, celle de mon grand-père maternel, instit aussi (enfin non : instituteur agricole itinérant, toute sa fin de carrière). Le grenier de Damvix a brûlé en 1963, quelques livres que j’en garde ont encore l’odeur de brûlé sur la tranche, et je le revisite mémoriellement comme si j’avais encore mes 10 ans à venir. Je viens de faire une recherche d’occurrences du mot grenier dans la version en ligne du Grand Meaulnes.

Bien sûr ce sont les greniers qu’arpente Augustin Meaulnes à son arrivée, avant d’aller faire exploser ces vieilles fusées d’artifice dans la cour, figure allégorique de ce que sera le livre. Mais c’est clairement cette mansarde qu’occupent le narrateur et le grand pensionnaire, elle enclavée dans ces trois greniers. Je me souviens d’en avoir parlé avec le regretté Michel Chaillou : pourquoi trois ? Il y voyait la marque quasi absolue du génie littéraire, et on était sur la même longueur d’onde, quant à ces choses-là. Aujourd’hui je le sais : autour de la mansarde sont trois greniers, trois. J’aurais voulu appeler Michel, là où il est, pour qu’on en parle : prend la réalité telle qu’elle est, c’est elle qui fait tomber l’illusion dans la phrase comme dans un puits. Dans le silence des trois greniers ? Bien oui, tu y marches, compte-les...

Et donc on y était, à Épineuil-le-Fleuriel, l’accueil est dans un lieu moderne à cinquante mètres, pour ne pas défigurer l’école originelle, celle du livre, on vous reçoit bien, puis on vous ouvre et on vous fait confiance. J’ai pu aussi faire quelques photos 360 en toute tranquillité. D’ailleurs la Qoocam a parfaitement rendu les immenses greniers ténébreux alors que mon zoom Olympus 7-14 2.8 n’a pas trop réussi.

Découvrir aussi, dans cette recherche d’occurrences qui est notre manière de lire aujourd’hui, que le mot grenier revient symétriquement dans le domaine avec l’étrange fête : on quitte le réel pour l’imaginaire en passant de grenier à grenier. Et c’est encore dans un grenier que le narrateur retrouvera les lettres de Meaulnes, longtemps après l’histoire. Mais je ne sais pas si le mot grenier évoque une réalité perceptible, intérieurement représentable, aux collégiens des lotissements pavillonnaires, résidences à étage ou immeubles de périphérie aujourd’hui : on stocke plutôt dans les caves, et une circulation (revente, brocante) remplace l’accumulation pérenne.

Non, rien ici n’abîme votre liberté intérieure d’imaginer le Meaulnes. Affaire compliquée pour ceux de mon âge : nos écoles primaires d’avant 1960 avaient moins changé depuis 1910 qu’elles ne l’ont fait ces 30 ans. Alors on flotte dans cet espace transitionnel qui mêle vos propres souvenirs à ceux du livre, mais dans la paix, chaque strate nourrissant l’autre.

Et oui, on vous laisse dans les trois greniers, lestés d’objets comme l’était le grenier de Damvix. Disons que nos accumulations, nos meubles, même sans contrainte de pauvreté, s’en tenaient à cette simplicité rude dont ici le musée s’est émancipé, quelque chose de plus proche des tentures et objets de chez George Sand à Nohant, et non pas à Gargilesse. Je dirais, mais qui me comprendra, que ça vous a plus un petit air de mansardes de chez la cousine qu’on visitait une fois l’an, pharmacienne à Mirambeau, que de ce qui craquait dans les planchers de Damvix.

Bizarre fausse note intérieure, par rapport à mes souvenirs de tous les greniers d’enfance : — tiens, il n’y a pas un de ces vieux masques à gaz de Quatorze comme il en traînait partout. Et puis tu te souviens.

Quand même, drôle de sensation, le préau, le WC dans la cour qui n’est pas d’époque mais on s’y croit quand même, lorsqu’on sort : une sorte d’euphorie reconnaissante et légère, si à la fois on est revenu dans le voisinage même de ce qu’est le livre à l’intérieur de vous-même, et que vous n’avez pas été trompé. Puis après, en voiture, on fait une à une les rues du village et on le sait bien, qu’il n’y a pas là plus de miracle qu’ailleurs.

On est allé à Nançay, aussi, la maison de vacances d’Henri Alain-Fournier enfant, et celle qui correspond mieux (la forêt et les étangs, la proximité de Vierzon) à la géographie du livre, mais là en gros la cata, l’office de tourisme installé dans l’ancienne école massacrée avec un fake de l’épicerie supposée de l’oncle : et même, la place devant, baptisée Alain Fournier comme si c’était prénom et nom.

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 septembre 2021
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