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2020.09.22 | l’arrachement aux cartes

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Pour l’enfant amoureux de cartes et d’estampes, bien sûr je le porte en moi depuis si longtemps, ce vers, et dans le plus intérieur des intérieurs : hier, je retrouvais dans ce fond d’armoire du garage, que je n’en finis pas de déblayer, des partitions datant de mes apprentissages des années 70 et 80, violoncelle, bluegrass, chant classique — des partitions qui n’avaient strictement rien à voir avec le niveau de ma pratique, mais, tout comme pour les navigateurs solitaires ou le jeu d’échec et d’autres, l’illusion que le livre menait à ce qu’on cherchait, sans autre échange avec le dehors. On est dans une contrainte réelle de tri, élimination et évacuation, et je n’aime pas les archives. Mais j’ai buté sur un certain nombre de ces partitions ou méthodes (est-ce que j’aurais tant passé de vie à développer les outils d’atelier d’écriture sans les méthodes de guitare (Delta Blues Guitar, Country Blues Guitar, Contemporary Ragtime Guitar et autres de Stephan Grossman ?), et donc les ai gardées, disons une pile de 25 cm au lieu de 70 cm. Chaque fois, à la déchèterie, je me dis que ce serait bien de rester une journée, de filmer tout ça de près, mais il faudrait des autorisations etc. Une sorte d’envers social, et qui paradoxalement inscrit aussi l’éloignement progressif qu’on reprend de la consommation à fort taux d’obsolescence. Il y a une benne livres et journaux, et j’ai pourtant testé, toutes ces années, tous les biais locaux possibles de la redistribution des livres, mais j’avais apporté ce cageot de plastique rouge rempli à ras bord et serré, débordant, de dizaines et dizaines de cartes : trente ans d’achats de cartes ? Des Michelin routières, tous les pays où on a roulé, les villes où on a habité, et puis surtout toutes les IGN d’où on a marché. La moindre semaine en gîte rural d’hiver dans le Cézallier, 4 cartes adjacentes. Et la place invariable de ce lourd cageot dans les pattes. Mais nos pratiques ont migré : on voit plus de choses avec Google Earth et Street View. Et je suis abonné (16 balles par an) à l’appli IGN, assez buggée et maladroite il y a 5 ans, mais maintenant total au point : tu pars marcher ici, tu affiches la carte, puis tu la mets en cache, elle sera dispo, au mètre près, même sans réseau (attention, pas sans batterie) et cela vaut d’un seul coup pour tout le territoire Fr, y compris en pleine ville, ou lorsque juste pour un après-midi tu découvres un coin précis de pays (ci-dessous, pointe de Graves, côté Gironde). On avait dans le fond de la voiture un de ces épais annuaires avec toutes les routes secondaires, et des renvois pour passer d’une page à l’autre : deux dans le cageot, usés et déchirés, incomplets mais gardés — Waze a remplacé, dit à la minute près l’heure d’arrivée 700 bornes plus loin, plus où sont les stations et haltes bouffe. Alors j’ai vu les cartes tomber dans la benne et je suis resté avec mon bac rouge de plastoc à la main, d’ailleurs il est fissuré au prochain voyage il partira aussi. Ce n’est pas aux cartes que j’avais mal : on n’en avait vraiment plus l’usage. Quand je rouvre le vieil atlas papier grand format acheté il y a si longtemps, c’est plutôt l’index avec les milliers de noms de villes et de fleuves que je regarde, et les frontières ont toutes été bousculées, des zones rouges partout pour vous interdire de partir. Et puis ces inventaires partiels de monde, qu’on dresse tou.te.s chacun dans son coin avec ses outils, directement sur le web, est-ce que ce n’est pas une autre forme de carte ? Ce n’est pas aux cartes, que j’avais mal, mais au vers de Baudelaire. En toi-même inchangé, cet amoureux de cartes et d’estampes, tout comme l’idée qu’une partition que tu ne sais pas jouer contient quelque chose de la musique dont tu rêves (retrouvé carrément une sorte de bloc dans lequel j’avais « composé » un début de quatuor à cordes, oh la la poubelle).

Photos : GH5 + Sigma 16 1.4.

 

 


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 22 septembre 2020
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