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2017.03.03 | alors, à la retraite

« Alors, à la retraite ? »

C’était bizarre de se faire apostropher comme ça. Comme aux US, dans les musées, la question « Senior ? » alors que c’était clairement indiqué tarif senior à 65 ans, après j’ai fini par dire oui qu’est-ce que ça change à la fierté et on paye moins cher.

On était au supermarché, faut dire il y a au moins 10 jours qu’on n’avait pas fait le ravitaillement c’était vraiment syndrome frigo vide.

La nouveauté, c’était l’irruption de la question justement parce qu’un jeudi 11h vous êtes à pousser un caddy devant le rayon poissons du Auchan (y en a pas d’autres, de toute façon). Chez moi ma meilleure phase c’est le matin tôt, les vidéos ou l’occupationnel c’est en fin d’après-midi et je retravaille un peu le soir. Donc fin de matinée c’est rituellement le moment de reprendre un peu les obligations concrètes – et pourtant ces temps-ci l’enthousiasme n’y est pas toujours. Ai toujours fait mes ravitallements obligés dans ces moments creux.

L’interlocutrice on l’a reconnue tout de suite et on l’aime bien, ancienne prof de maths de nos mômes et on a maintenu le contact. « Et vous », j’ai rétorqué. Bien sûr que non mais à temps partiel, elle a ri en donnant le nombre des élèves qu’elle avait encore, je lui ai lancé le nombre de ceux que j’ai à Cergy et on s’est quitté copains.

Après, le poisson pris et poussant caddy, je me suis mis à regarder les gens. La moyenne d’âge. Puis ce qu’on pouvait supposer d’occupations sociales. La misère sociale ça se sent dans la façon de remplir les caddies, mais c’est à d’autres heures et pas forcément dans cet hyper là, ne serait-ce qu’à cause de la voiture pour y accéder.

Il y a quelques années, je les connaissais les 2 types en charge du rayon poissons. Ils m’appelaient « le vacancier » à cause de mes horaires de type qui bosse à la maison, qu’on aimait taper 30 secondes la causette, et que des fois je passais à la télé. Mais tout ça a changé, la télé n’intéresse plus et quand ça invite des auteurs c’est de la comédie pauvre ou jouée d’avance, et la rotation du personnel sous-payé par l’empire Auchan fait qu’on n’a jamais plus la possibilité de s’appeler par son nom, ce qui n’empêche pas quand même trois mots de sourire.

Donc voilà, de l’artiste en heures creuses j’étais inclus dans le wagon retraite pour qui la sortie hebdo de l’hyper à 11 h meuble la journée.

Ça m’a laissé quand même de l’amertume. C’était déjà venu sur la table lundi, au Pôle des arts urbains, le pOlau, quand Maud m’a demandé combien j’avais encore à enseigner à Cergy, où la limite d’âge ça doit être 66, donc il me reste encore 2 ans (à savoir si j’irai au bout, c’est une autre histoire, beaucoup de délitement, ce qui se ronge par le salariat contrant des étudiants, la misère des frais de fonctionnements et d’équipements, de plus en plus un oeil qui bigle sur autre activité). Maud qui brasse plein de projets et a la vue claire, pour ça aussi que ça fait du bien de venir, m’a lâché crûment : « mais toi tu t’en tireras avec 1200 balles ou plus ça te suffira pas ». Ben non, et pas sûr que d’ici là mes petits bouquins Tiers Livre Éditeur (à preuve, semble qu’aucun des amis du pOlau ne s’était aperçu de leur existence, Internet ne sait pas briser ses cloisonnements) puissent prendre le relais. Sûr que je n’hésiterai pas à aller faire des semestres hors frontière, et qu’après tout le temps usé à Cergy il sera réinvesti dans quelques livres rêvés mais pas faits, ou films etc. C’est une des choses sur lesquelles depuis 1 an je suis en plein doute, insoluble : ce qu’on donne à l’enseignement, si on l’avait gardé pour soi – par contrainte – où cela vous aurait-il emmené ? Et, symétriquement, qu’est-ce qu’on n’aurait pas trouvé de soi-même parce qu’on n’aurait pas eu ce dépassement et cette confrontation permanente des mardis mercredis, j’ai encore qui me résonnent dans la tête tous ces échanges individuels ces 2 jours, les écritures et films qui naissent.

Là on en parlait aussi avec Pifarély, que je rejoins à Tulle pour 2 perfs : on les sent dans les os, désormais, nos voyages. Et la semaine prochaine c’est mardi Grenoble, mercredi Montpellier et vendredi Dax – dans le genre retraite c’est plutôt retraite active, tu vois. Ce serait même plutôt cette dispersion permanente de la vie à tâtons qui serait usante.

La question de l’âge on en est déjà tellement traversé en permanence. Avec l’infini positif du renouvellement de génération, et comment ça vous brasse le dedans. Avec le désarroi physique, et pourtant je me bagarre (zut, déjà 3 semaines sans la salle de gym), sur ce qui ne va plus de la même façon dans la vitesse du ciboule ou dans le pli des genoux. On compense par des exercices. Je travaille le rêve. Je travaille le sommeil. J’essaye que viennent au devant des expériences qui apprennent. Par exemple, à 10 jours de distance, l’intégration mentale du voyage US est encore un travail. La question de l’âge n’est pas une question de statut social quant à la nature du travail (avec mon EURL je pourrai toujours facturer mes interventions, même là où ils virent les gens à 66 ans, et je ne dépends plus de personne pour publier ce que je fais), mais de façon d’aborder d’autres étapes du travail. On a assez d’exemples, sans parler de comment Nathalie Sarraute a amorcé de ses 66 à ses 96 ans le plus grand cycle de son oeuvre.

Le rapport à l’âge, pour moi et mes frangins, et pensée plus serrée cette semaine pour les cousins, c’est plutôt ce qui vous revient de la prise en charge de la génération qui s’en va. Ça aussi, ça use et ça travaille en soi.

Juste que, finalement, la prochaine fois qu’à Auchan on me dira « alors, à la retraite », je reprendrai ma réponse habituelle « depuis mes 29 ans, madame ». Et on fera avec les 1200 balles si ce sera ça la base d’échange pour mes cotises Agessa et autres prélèvements, on continuera toujours la même chose, en fait.

La question est peut-être moins dans tout ça que dans l’hypermarché lui-même.


François Bon © Tiers Livre Éditeur, mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 mars 2017
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