53 | Qumran, la station-service puis Ein Bokek

tags : Israël, Qumran, Ein Bokek, 2018


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

53 | Qumran, la station-service puis Ein Bokek


Et parce que tu es derrière ta vitre et que le jour ne lève pas, que sous le plafond gris il y a eu ce grésil de neige fondu avec un battement aggravé par le vent tu te revois conduire la petite Honda rouge, on a la voix synthétique au téléphone qui a guidé pour le contournement est de Jérusalem mais ce n’était pas si difficile, une autoroute comme un cordon étanche et de l’autre côté des hauts grillages les immeubles d’une matière aussi minérale que le sol qui les porte, et les ordures balancées depuis les fenêtres par dessus le grillage comment on ne comprendrait pas, des passerelles ou d’autres autoroutes enjambent la nôtre et puis tout cela finit, plus rien que progressivement le désert, des ruines qu’on s’arrêterait bien photographier mais s’arrêter n’est pas possible, la première aire celle où des panneaux géants, un en anglais l’autre en hébreu, indiquent qu’on passe ici le niveau de la mer et donc qu’on entre en altitude négative, puis de nouveau l’autoroute mais dans le décor minéral des taches plus vertes, cette nouvelle bifurcation c’est le monde entier ciel compris et même le bitume de la route qui semble devenu blanc, blanc intégralement, il y a trois panneaux, la 1 cessant pour se greffer sur la 90, Jérusalem dont tu viens, Dead Sea à droite et Bet She’An à gauche, les panneaux maintenant trilingues anglais hébreu arabe, la station-service juste à l’intersection et sa terrasse avec parasols même en novembre après les deux heures de route depuis le Herz Tel Aviv comment on ne s’y arrêterait pas, novembre pas de touristes on sera les seuls sur le parking et ce type juste en bordure avec son chameau pelé mais qui ici et pour aller où et quoi voir voudrait monter sur ce chameau pelé, les produits dans la station c’est rupture complète avec là d’où tu viens et pas grave si on ne comprend pas les étiquettes, on prend aussi des bouteilles d’eau, on reste une demi-heure, même pas assis à la terrasse, plutôt le sandwich et le gobelet de café âcre directement là sur le parking dans le paysage minéral blanc — sur Google Street View le type avec le chameau et le chameau lui-même c’est forcément ceux qu’on a vus, je ne me souvenais pas de ce bâtiment blanc cubique avec presque rien d’ouverture qui doit être un poste de police ou douane ou on ne sait pas, ni des jeux d’enfants derrière grillage —, même heureusement qu’on s’est arrêté parce qu’ensuite Qumran c’est sans arrêt et rien d’autre que la marche dans les ruines, les trous dans la montagne parsemés comme des bouches sombres et c’est là ton histoire ou partie de ton histoire, comme on reste longtemps on devra renoncer à l’escalade de Masada — mais pourquoi on n’a pas dormi sur place, mais pourquoi on n’a pas prolongé d’une journée maintenant tu ne comprends pas —, on passera un poste de contrôle où les types se contentent de te regarder vaguement tandis que tu passes au ralenti, tu te souviens d’un panneau vers une des plages en contrebas avec mention de « le bar le plus bas du monde » mais comme tu ne savais pas qu’un jour tu aurais à écrire ce livre on n’y a pas fait le crochet, vers le bar le plus bas du monde avec son parking pour bus de tourisme — sur Google Street View où les silhouettes lourdes et déshabillées ont été soigneusement floutées on aperçoit les rangées de chaises longues en plastique sur le bord de la mer rigide, la caillasse tout autour et l’auvent du bar prolongé par des parasols jaunes au-dessus de tables et chaises en plastique, des palmiers qui semblent fatigués de tout et un touriste short et casquette qui photographie avec son iPhone, donc on avait buté l’après-midi déjà bien avancé sur Ein Bokek, ses immeubles blancs en amphithéâtres (on avait fait d’autres tentatives par les petites routes perpendiculaires pour rejoindre la mer mais toujours c’était barrières ou grillages, ou chemin trop défoncé pour la petite voiture de loc et la mer encore infiniment loin même si sa réflexion de métal nous aspirait comme par déflagration magnétique, la Jordanie de l’autre côté bien perceptible), et l’arrêt à Ein Bokek comme si déjà trop de choses reçues, trop de successions minérales et violentes, et l’obsession Jérusalem-Est enserrant comme de ses deux bras ton autoroute étanche alors bien sûr le billet allongé au type qui vient pour les chaises longues, et bien sûr la trempette dans l’eau tiède et comme mélasse et c’est si curieux une eau où on n’enfonce pas et tu regardes autour de toi un peu plus loin celles et ceux qui partagent même sensation et c’est tellement carte postale, si c’est un plaisir non je ne sais pas (il y a eu Qumram) ensuite la lente déambulation dans ces galeries où chaque boutique semble vendre les mêmes serviettes de bain à motifs ringards ou les produits dérivés du sel magique de ce fond de mer (mais quoi compenserait, tout au long de la route, les signes si manifestes d’un épuisement, d’une rétraction, d’une disparition annoncée, les lignes si récentes et successives des reculs du rivage), les façades dressées droites et semi inhabitées, la grande pizzeria avec vue sur mer et à peine quelques tables occupées — une fois de plus aucun souvenir de quoi dîné —, mais pourquoi on ne s’était pas renseigné sur une chambre et partir le lendemain escalader Masada (pareil qu’il y avait eu Qumran, que Qumran obsédait et enveloppait la déambulation vide dans Ein Bokek) et puis à la nuit tombée le retour en reprenant la 90 mais par l’autre versant, Arad et la bifurcation obligatoire à Beer Sheeva juste à frôler Gaza et ce désarroi du monde qui ne va pas, dans les lacets de remontée d’Ein Bokek à Arad cet orage soudain et le ciel déchiré, la violence comme ici tu ne conçois pas et soudain les trombes et bourrasques mais pourquoi on n’était pas resté dormir et repenser à Qumran, puis la lente arrivée dans les lumières de Tel Aviv la nuit sous ce ciel de toujours et comme à ignorer toujours ce puits d’où nous sortions, inamovible et immuable, longuement exploré sur Google Street View les rues de Sdirot au bord de Gaza où la Google Car sagement s’arrête à la route fermée qui continue derrière le portail rouillé : on peut faire quoi, on peut faire quoi tu crois (sinon ça justement, ça pourtant, savoir maintenant Qumran).

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 janvier 2022
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