77 | manger à Cergy, 4, brasseries

tags : Cergy, EnsaPC, Pierre Ardouvin, Christophe Cuzin, Patrick Souchon, Franck Senaud, Eric Rohmer, 2013-2019


manger à Cergy : 1, soirs, 2, petits-dejs, 3, brasseries, 4, cantine, 5, kebab

Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

77 | manger à Cergy, 4, brasseries


Donc une fois cette autorisation d’accès accordée aux enseignants école d’arts pour la cantine souterraine de la préfecture, beaucoup moins de cette errance deux jours par semaine, trente-quatre semaines par an, parmi les points ravitaillement de la ville anciennement nouvelle, mais comment tu aurais supporté l’idée d’aller deux jours de suite à la cantine souterraine ou d’y descendre seul, forcément on s’est mis à faire des économies mais on n’a pas lâché pour autant la suite de nos haltes du midi, soit : par exemple, au plus près de l’école, quasi sous ses vitres arrière, avec une petite salle repas en contrebas de quatre marches qui permettaient, depuis la rue, de voir si des collègues y étaient déjà auquel cas tu les rejoignais (enfin, selon, puisque ça pouvait aussi être un motif de fuite), tu entrais par le côté tabac, devant la porte sur la dalle quatre ou cinq tables et leurs cendriers, souvent la présence de l’aveugle, celui qui venait le soir s’asseoir à la réception du Kyriad : « ça va, monsieur Mourad, ça va aujourd’hui », je ne sais plus s’ils faisaient aussi PMU mais en tout cas cette surcharge sous les cigarettes de jeux à gratter, publicités de Loto, avant l’enfoncement noir, à gauche les banquettes dont la moleskine à l’inauguration de la ville avait été fraîche et colorée, puis au fond à droite la petite salle et l’immuable serveur mutique et lent, comme un air de conspirateur pour vous annoncer le bourguignon purée ou bien pour en appeler à votre complaisance témoignant de ce qu’il n’était ici pas du tout à sa place non, mais jamais il ne se trompait dans les commandes, savait assez son monde pour nous laisser monopoliser notre coin de table, les plats étaient à l’heure et on payait ensuite à tour de rôle à la patronne (« sans contact ? — sans contact »), mais c’était si près de l’école (moi je l’appelais la brasserie des sculpteurs parce que j’y venais plutôt avec les trois profs sculpteurs, Ardouvin, Cuzin, Cousinard et les affinités qu’on a dans le peu de paroles et le goût des choses solides, et parce que c’est plus facile aussi dans un lieu où on vous reconnaît comme client du mardi, ou du mercredi ou du jeudi selon les ans mais quand même régulièrement à répétition — ici les végés avaient omelette salade ou débrouille-toi, trop près de l’école pour une vraie pose ou échapper aux regards des étudiants rapportant de la boulangerie leur sandwich (ce que tu ferais souvent aussi, « la formule ? — oui, la formule, avec le jambon formage ou saucisson beurre plus un Coca mais tu rapportais ça dans l’amphi pour finir tel dossier ou mail avant l’heure de reprise, gardant le flan ou la pâtisserie incluse dans la formule pour le train au retour, à moins que tu ne la retrouves écrasée dans le fond de ton sac la semaine suivante), soit par exemple et en les prenant dans l’ordre la brasserie qui sur la dalle, mais plus à droite en sortant de l’escalator du RER, bien sûr le Columbia et même dès le premier jour du recrutement puisqu’on avait été cinq convoqués de la short list et qu’on se connaissait tous forcément (l’amie d’ailleurs qui reprendrait ton poste à ton départ, et puis ce copain auteur qui, vingt ans de moins que toi, avait fait la villa Médicis à vingt ans d’écart, mais assumait un poste de prof en lycée et pas facile d’échapper à cette orbite — un jour bizarre puisque, sans jamais avoir été féru de numérologie cette fois dans le TGV la SNCF t’avait attribué la voiture 19 place 53 et qu’en vingt-cinq ans de TGV ce serait la seule, seule fois où ça tomberait sur ton année de naissance bien sûr que sinon tu le remarques —, le copain m’avait attendu et on était allé au Columbia et on avait pris deux andouillettes frites, on en avait bien sûr plaisanté c’était exprès, celui qui aurait le poste on reprendrait ailleurs une andouillette frites et celui qui aurait le poste offrirait une bouteille à l’autre, la bouteille je l’avais achetée mais je ne crois pas que depuis lors on se soit revu, le Columbia avec ses grandes baies vitrées et sa façon de jouer les brasseries traditionnelles, aux beaux jours les tables déployées sur la terrasse c’est là que Rohmer avait tournée L’amie de mon amie donc c’était comme de s’inviter dans un film, Cergy était un rêve middle class tout neuf à l’époque, dans le prolongement direct de la Défense et toi en cinq ans à la dégringolade du Columbia tu verrais bien aussi la transformation en ghetto, ghetto tertiaire le midi et ghetto tout court le soir (le Columbia d’ailleurs fermé, lors d’un énième changement de propriétaire ils avaient retenté le soir et j’étais venu deux fois mais certainement pas trois), en tout cas les premières années en s’y glissant sur le tard avec les collègues (les étudiants prévenus que, compte tenu de ce retard, on ne réattaquerait qu’à 14 heures passées), ce que tu appréciais c’était le soleil sur les vitres, le hors temps que t’offre en hiver ou demi saison le soleil tapant ferme sur les vitres, ce qu’on mangeait était sinon plutôt ordinaire mais le café très correct, reste qu’au bout de trois ans tu as un peu plus de mal en t’asseyant pour le plat du jour (foie de veau ça vous va, ou d’autres fois langue en sauce ça vous va, ou bien plus simplement parmentier maison ça vous va) à t’imaginer que tu t’embarques pour le dedans d’un décor de film, ou par exemple en continuant la rue, à la bifurcation qui va vers la Poste ce vietnamien ou tu passais vingt minutes de queue debout, et quand bien même il y avait cinq personnes à attendre c’était vingt minutes de queue, un vieux couple avec le monsieur à lunettes qui venait faire un sourire depuis son recoin embué, avec une courbette mais amicale, façon de là-bas, même s’il y avait à ce moment-là des gens qui passeraient vingt minutes debout à attendre et rituellement c’était bobun, jamais Luc Lang (on a perdu contact, vies qui vont droit et ne se détournent pas) ne serait allé ailleurs, donc quand avec Luc chargé du cours d’esthétique mais on se connaissait bien avant que je le rejoigne ici (il doit y continuer certainement) c’est au bobun du vieux couple vietnamien qu’on venait attendre, vingt minutes debout puis dix minutes sur un coin de table pour le bol aux nems flottants et la soupe claire ça faisait quand même une demi-heure pour ce qu’on avait à se dire quand on avait à se dire, le café on reviendrait ensuite le prendre sur la place ronde, plus loin dans le renfoncement c’était un indien qui devait au moins s’intituler le Maharajah et qui était toujours aux trois quarts vides, là aussi tu testes une fois mais tu ne reviens pas, et par contre juste après la bifurcation vers la Poste si on traversait une pizzeria ouverte le soir mais sans alcool, et si par hasard le soir tu venais qui s’arrangeait toujours pour te mettre en vitrine des fois que ça attire d’autre monde, n’y venaient des gens, plutôt en groupe, que pour leur salle où un écran diffusait les matches de foot d’une chaîne arabe, un ensemble de trois bistrots donc mais il n’y a que le vietnamien qu’on ait fréquenté vraiment, parfois avec Luc Lang parfois avec d’autres, d’ailleurs on l’appelait « le bobun » le resto aux vingt minutes debout et qui devait avoir sa façon authentique puisque souvent on y croisait, mais qui rapportaient une barquette à l’école dans un pochon plastique, nos si chouettes étudiants et étudiantes de Corée, Chine ou Japon, ou comme par exemple, mais en suivant alors deux cents mètres plus loin cette rue qui longeait la bibliothèque universitaire, l’entrée du Auchan sur une esplanade en travaux, ou pendant une heure derrière la vitre tu te régalais des visages de passage, tout un monde lointain (puisque derrière la vitre) et si proche (le grand déferlement du monde tout entier avalé et rejeté par le Auchan deux étages au-dessus), les Cerclades on n’y venait pas aussi souvent mais le patron offrait le café, le service était rapide, les plats classiques mais généreux et c’était un public différent, plus ouvrier (électriciens, gens des eaux, du téléphone, agents de service de la ville) côté comptoir, plus équipes du même bureau pomponnées pour le repas de fête côté vitrine sur la place et moi j’aimais bien les Cerclades quand l’occasion d’un rendez-vous qui compte même si c’est juste une fois l’an mais qu’on y tient, deux fois avec Patrick Souchon au moins, une fois par an rituellement avec César, étudiant si atypique, une autre fois avec Franck Senaud, une avec Xavier Georgin et ça peut être bien de se forcer à prolonger une telle liste jusqu’à l’exhaustivité, une autre fois avec cette collègue américaine de Los Angeles (on avait un partenariat d’échange d’étudiants et d’échange d’enseignants) dont j’avais découvert sur son site que moyennant inscription en ligne et deux cent cinquante dollars elle se déplaçait à votre domicile et photographiait votre chien ou chat, ça m’avait donné des idées pour en faire autant : un livre sur votre chien à prix forfaitaire, ma page est toujours en ligne sur mon propre site mais ça n’a pas marché comme pour elle d’évidence ça marchait, on pouvait revenir à l’école soit par cette rue directement vers le RER soit en reprenant par l’entrée du Auchan, passant alors sous cet escalier qui menait à ce toit terrasse extrêmement curieux, l’idée des concepteurs ayant été d’y positionner, autour d’un vaste espace arborisé comme ça en plein ciel, des associations à vocation sociale, dommage qu’ils n’y aient pas plutôt installé un bistrot terrasse puisque personne ne savait comment s’y rendre, depuis l’intérieur du centre commercial géant, à ce toit terrasse qui devait lui redonner vocation humanitaire plus généreuse que les cinquante ou quatre-vingts boutiques à fringues, téléphones, électro-ménager et même une Fnac (et même quelques livres, mais peu) mais en architecture les bonnes intentions suffisent rarement en tout cas j’aimais y faire parfois une ballade ou bien sous n’importe quel prétexte le faire découvrir à d’éventuels hôtes de passage.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2022
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