38 | Fos-sur-Mer, et surtout le Mistral Gagnant

tags : Fos-sur-Mer, 2013, Jean-Yves Yagound, Pierre Bourgeois, Serge Geairain


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

38 | Fos-sur-Mer, et surtout le Mistral Gagnant


Et-ce que c’est à cause de l’ambiance usine : elles n’ont rien de commun, c’est comme de passer d’un extrême à l’autre toute cette année où tu venais à Fos-sur-Mer l’atelier d’écriture était au théâtre-cinéma de la municipalité, ils nous mettaient à disposition la salle de répétition on était isolé du monde, même pas de fenêtre tout ce qui s’écrivait de l’usine passait par reconstitution mentale, j’arrivais à Nîmes la veille au soir et venais avec Jean-Yves Yagound en voiture, ou alors le TGV qui me dépotait à Marseille Saint-Charles tôt le matin et je changeais pour le tortillard desservant Martigues, Fos et Port-Saint-Louis avec soudain ces échappées magiques sur échancrures de verts avec mer bleue scintillante au milieu jusqu’à ce que les cargos et pétroliers attendant au loin à la file signalent l’entée en pays industriel — au théâtre ils nous servaient un repas collectif dans une toute petite salle du rez-de-chaussée, ensuite on débarrassait nous-mêmes et on montait à l’étage, les bistrots c’est donc le soir très tard après l’atelier, encore un peu à la ramasse des sensations, des écrits, des visages aussi Serge nous emmenait à une pizzeria amie où dans la tradition italienne rien à voir avec ces ersatz caoutchouteux de fast-food et le vin était bon mais le motel ensuite moins flambant, il n’y avait pas le choix : chaque chambre avec devant la camionnette des intérims ou entreprises de services satellites de l’aciérie ou de la raffinerie, confort sommaire qu’est-ce que ça faisait, on pouvait prendre un café machine et un croissant industriel le matin dans une salle minuscule et sombre face à l’accueil mais on s’arrêtait plutôt, ça c’était lors des tournages dans l’usine, à un gros carrefour avec boulangerie offrant quelques tables, Pierre Bourgeois en profitant pour déployer ses caméras et préparer ses cartes et câbles, mais j’avais bien noté dans le calepin à souvenir « les trois bistrots de Fos-sur-Mer » ce qui signifie que le troisième c’est celui où n’étions pas invités, à même la « coulée » où chaque vingt minutes les gars revêtaient les combinaisons d’amiante, se fixaient chacun à leurs talkies-walkies, aux caméras de proximité et plus rien que des ordres techniques comme dans un aéroport, ils se retrouvaient avec plus rien, mais plus rien à faire sinon cette pièce directement entre vestiaires et rotonde de contrôle où chacun à son tour dans le service de nuit apportait le repas, ou bien rien qu’un café ensuite sur une table commune que je revois d’un bleu pâle, les regards sur nous, ceux qui nous étaient acquis ou favorables parce que Serge et les autres avaient prévenu, que les textes de l’atelier circulaient sur les messageries internes, ceux qui jouaient les indifférents parce que personnel extérieur ou préférant éviter qu’on leur pose même la question d’un éventuel entretien ou passage à l’image, enfin les quelques têtes que tu pouvais très vite repérer comme délibérément hostiles, cette diplomatie qu’il fallait en permanence gérer pour que les copains puissent filmer tranquille ah non ce n’était pas à ce moment que tu en profitais, mais ces échappées-usine dans la camionnette de service de Serge, la solidité de ce gars-là, quand en pleine nuit il venait se garer devant la cokerie et ces immenses champignons acides qui se déversaient dans la nuit, « vous filmez pas les gars hein vous filmez pas » tu parles et puis ces dérives comme fantastiques sous les trains à bande ou les pyramides de minerai butant sur la mer, le bruit que fait un déchargement de navire dans le creux de la nuit, les échos de ferraille si mystérieusement déployés et amplifiés par l’eau noire – c’était comme entrer dans une légende, entre canal et mer, directement sur la plage, sous les hautes cheminées de l’usine et l’odeur des raffineries, le droit de s’asseoir en terrasse au Mistral Gagnant.

 

Ailleurs sur Tiers Livre :
 Un chant acier _ la résidence à Arcelor Fos-sur-Mer _ nota : le film ni le webdoc ne sont plus disponibles sur France Télévision Nouvelles Ecritures, mais voir mon Patreon

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2022
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