41 | tabouret face rue à Providence

tags : USA, Providence, 2015, HP Lovecraft


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

41 | tabouret face rue à Providence


Ça passe très vite dans la vidéo, trois lettres un espace « U BON » donc bien sûr c’était Au Bon Pain, la chaîne américaine où on a souvent pris aussi des petits-dej à New York et la réticence à s’en souvenir c’est à cause de cette enseigne en langue française, si on entre l’expression au bon pain avec des guillemets pour avoir l’expression exacte Google nous en retourne 835 000 occurrences, un inventaire à faire des boulangeries françaises qui s’intitulent Au Bon Pain, il y en a presque une dans chaque ville (mais est-ce qu’on fait attention au nom d’une boulangerie), si je spécifie langue anglaise dans les options de recherche là je tombe sur la chaîne, donc plus exactement « Au Bon Pain, the Bakery Home », qu’ils ont 250 établissements sous licence (dont 80 en Thailande, et que l’enseigne a été fondée en 1978 par un certain Louis Kane en souvenir des parfums qu’il respirait dans les halles de Boston passant devant une boulangerie française et qu’effectivement il en reste deux à Providence, Rhode Island, mais seulement dans les halls de deux hôpitaux, dont celui pour enfants, mais plus celui où je m’arrêtais, plusieurs semaines durant, cet été 2015 en allant le matin depuis Angell Street (cette chambre sous-louée via des collègues du département creative writing de la Brown — merci Cole Swensen — à une étudiante toute contente de voir son loyer pris en charge pendant les vacances, et découvrir en arrivant qu’on était de fenêtre à fenêtre pile en face de la maison d’enfance de Lovecraft, la grande maison du grand-père rasée depuis, et dont la séparation lui avait été un tel deuil) jusqu’à la John Hay Library à quelques centaines de mètres, et m’asseoir pour trois heures dans la grande salle d’études avec mon carton de fac-simile, ou directement dans la salle protégée où on avait accès aux fragiles originaux, l’arrêt donc au petit café d’angle même si la rue en regorgeait, même la grande librairie de l’université, la Brown Bookstore, avait aussi un café au rez-de-chaussée mais très sombre et surtout une clim’ qui te donnait l’impression d’entrer dans une chambre froide merci donc, au coin de Thayer Street maintenant c’est un glacier, Chloé (sans accent, ils n’en ont pas besoin chez eux mais je le rajoute), indiquant avec seulement une suite d’icônes ce qu’on y vend, moi ça s’était fait comme ça la première fois : au coin en diagonale en face il y avait un Starbucks où je suis souvent entré aussi mais plutôt l’après-midi, à cause de la wifi c’était toujours bondé, et là, avec ce gobelet de café brûlant (ces cafés à consistance d’eau de douche trop chaude des cafets américaines et québécoises aussi) avoir grimpé sur ce tabouret tout contre la vitrine et avoir toujours repris le même siège ensuite puisqu’il n’y avait jamais beaucoup de monde, peut-être pour ça que l’enseigne ensuite a été revendue, mais qu’entraient et s’asseyaient là, juste à côté de toi les éboueurs du quartier, les livreurs et les égouttiers, la police municipale aussi, que tout ce monde-là se connaissait et s’apostrophait, l’impression alors de ne plus être bien sûr ni touriste ni rien, mais de faire partie du paysage, m’ancrer dans le quotidien de Providence comme je le trouvais chez Lovecraft, avant d’aller retrouver le manuscrit de son Commonplace Book ou le carnet de son New York Diary à décrypter, et face à moi ce tunnel inauguré en 1926, l’autre bout juste en face de son dernier appartement College Street et réservé aux bus, étroit et serré, pour escalader la colline — sur Street View il paye encore moins de mine avec les herbes qui poussent dans les fissures, continuant de déboucher à ras du Starbucks et donc heureusement que ce jour de grosse pluie d’été, pluie débordante, pluie extrayant du bitume chaud toute une couche de souvenir d’enfance, j’avais laissé mon appareil filmer les silhouettes pressées, le ballet des bus dans leurs doubles éclaboussures, et qu’un dixième de seconde on aperçoive « U BON » à l’envers sur la vitre, normal que je n’aie pas voulu m’en souvenir si en plus c’était mon patronyme et Providence aussi, Providence encore, mais downtown, dans ce fouillis de rues où, après l’époque de l’Empire State Builing, chaque ville a construit pour ses affairistes son propre Manhattan en petit : ce sont aussi des trouées d’anciens music-halls, de grands cinémas, et d’hôtels qui depuis longtemps ont été convertis en appartement mais là tu entres, il a suffi d’une carte postale des années 20, un jour que tu lisais la correspondance de Lovecraft, pour reconnaître la silhouette écrasée et trapue mais solennelle : il venait ici retrouver ses amis de passage alors tu entres, la salle est immense et sombre, il n’y a plus de grand lustre mais le plancher est le même, et l’enfoncement — et plus tard, penseras-tu, la porcelaine de ces gogues de roi — on dirait qu’à marcher sans cesse vers le fond de la salle, comme dans les rêves, tu n’en trouverais pas le terme alors là, maintenant assis dos contre le mur c’est une carte mexicaine qu’on te tend, certainement pas le genre de plats qu’on pouvait y servir il y a quatre-vingt-dix ans lorsque Donald Wandrei ou d’autres lui rendent visite, ou lorsque Sonia invitait par politesse les deux tantes à un déjeuner en ville, l’assiette mexicaine est fraîche et bonne, surprenamment copieuse, on te renouvelle ton Coca et puis tu restes là tout un temps à rêvasser, la dimension d’un espace intérieur ou tu peux t’asseoir, ou bien cette idée que marcher jusqu’au fond de la salle en ferait un terme aussi inatteignable que dans le rêve suffit à t’occuper – et Providence toujours (mais tu repenses à Benjamin en capitale étrangère s’installant dans Baudelaire : ces séjours à Providence pour toi c’est entrer, encore plus que dans les livres eux-mêmes, dans un recoin soudain matérialisé de ces années à traduire ou tenter de comprendre, y compris là où on bute sur l’injustifiable), que Kennedy Plaza, qui ne s’appelait pas encore Kennedy Plaza et pour cause, était déjà, sous la façade onirique de cet immeuble géant érigé par une banque et qui servirait d’icône à Superman escaladant (pour le bien, contre toutes les menaces et terreurs) les hauts d’une ville dans la nuit, et sans que je puisse bien refaire mentalement ce qui précédait cet infâme quartier bétonné, de ce côté de la rivière, sous la vieille colline d’où il descendait depuis College Street, entre la gare et le City Hall, probablement un entrêmelement de maisons serrées du siècle qui le précédait, n’avait pas dû tant changer depuis Edgar Poe, mais c’était bien là, sur la place en ovale devant le City Hall et qui servait déjà de gare routière, les longs Greyhound tremblant et grinçant s’élançant en horde à la tombée de la nuit (même si lui, Lovecraft, pour Boston ou New York prenait plutôt le train, mais ayant son lot de bus dès lors que chaque printemps il partait explorer la côte Est jusque tout au sud, la Floride chez son fidèle et tout jeune Bob Barlow, s’arrêtant au passage dans les grottes de Virginie et poussant une fois jusqu’à Mobile, là où le Texas a son port de mer — et le rôle des bars et restos ayant son rôle dans ce qui te provoque aujourd’hui à cette approche pour écrire, la figure du voyageur arpenteur comme décalée ou glissante sur les cartes des villes devenue la tienne propre), les boutiques où, à midi pour son seul repas, voire même un midi sur deux de la même façon qu’il dormait une nuit sur deux, consacrant l’autre à écrire, et qu’on a le détail du pain et du fromage qu’il achète le jour en contrepoint, plus les gobelets de café et ces parts de pie ou pudding qui suffisent à le caler, c’est ici — maintenant Kennedy Plaza — qu’il trouve ces échoppes à moins de 20 cents où s’arrêter prendre, sur un tabouret face mur, serré entre ces immigrants sur lesquels il tombera ensuite dans ses lettres, une assiette de spaghettis sauce tomate ou alternativement de haricots en sauce aussi, les échoppes ne sont plus là, la navette pour la riche Newport à une heure d’ici semble la seule relique de l’époque, et les bancs de la gare routière accueillent en grappes vétérans mutilés des guerres de notre temps et sans domicile fixe, les deux catégories là-bas si intimement mêlées, mais ce camion ovale en inox, bien entendu renouvelé dans les années 50 ou 60, si manifestement fier d’afficher sur son arrière photo à l’identique, au même coin de trottoir sous le City Hall, qu’il était au temps de Lovecraft et servant le même menu à emporter ou carrément sur un tabouret dans le camion alors tu prends un sandwich quelconque juste pour installer ce partage, tout près il y a ce bouquiniste en étage après l’escalier raide si étroit où chaque fois tu viens te perdre, même si les quelques survivances Lovecraft, dans la petite vitrine sous la caisse, sont à un prix exorbitant (c’est quand même d’ici, Cellar Stories dont le patron et fondateur est mort il y a deux ans et toi tu revois ses gros yeux à la fois blasés et inquisiteurs, que j’ai trouvé le livre hommage de Belknap Long à Lovecraft).


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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 janvier 2022
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