fictions du corps | Notes sur les hommes-crâne

Pour en finir avec la vie joyeuse... 31


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Au début on les nommait les hommes-carrefour.

Mais on n’avait pas pu les laisser toujours dehors aux carrefours : on leur avait construit des guérites vitrées, puis aménagé directement les vitrines proches, puis légèrement rehaussé leurs socles.

On aimait à se rappeler cette période des hommes-carrefour : on entrait directement en contact avec eux, on posait une question et ils répondaient avec cette façon qui avait fait leur célébrité – un peu de travers, un peu biaisé, avec du mystère. Parfois vous passiez avec des amis ou collègues, sans prendre garde à leur présence, et ils s’immisçaient dans votre conversation attrapée au passage, lui donnant un tour neuf, une profondeur imprévue.

Et puis, pour leur immobilité, pour leur concentration, pour tout ce qu’ils savaient et méditaient, même, peut-être, leurs fronts et leurs crânes avaient pris une tournure qui les faisait reconnaître de loin : tournure vraiment, puisque leur crâne était comme rond, cylindrique, haut sur des yeux ternes.

On en posait aussi, mais plutôt comme ornement (quelle confiance accorder à qui seulement parle) dans les radios, les bureaux, les organismes de pouvoir — c’était une valorisation, ou comme ces fontaines dans le hall des bâtiments de luxe.

Et l’extension de ces crânes cylindriques, au-dessus brillant et poli (et qu’ils entretenaient tel) avait mécaniquement entraîné une diminution d’épaisseur, une fragilité pour laquelle ils exigeaient des égards. Une sorte de transparence aussi, assez malsaine quand on les regardait de près : un peu comme une ampoule malade.

C’est dans cette période qu’au lieu de les appeler hommes-carrefour, on les appela hommes-crâne. Et qu’il arrivait qu’on accélère le pas, lorsqu’on passait à proximité de l’un d’eux.

Alors il y eut de l’arrogance dans leurs réponses, il y eut leur mutisme parfois à des demandes qui ne leur convenaient pas. On a dit que c’était dû aussi à leurs guerres intestines : dans les radios, aux assemblées de pouvoir, ils parlaient à la place de ceux qui, pendant ce temps-là, prolongeaient leur causeries de machine à café ou, tout simplement, travaillaient dans les bureaux anonymes. Radios, journaux, politique : triste était devenu le monde où seuls les hommes-crâne parlaient.

On dit que, dans cet abandon où on les laissa, et où ils se complaisent, le corps s’est atrophié. Que ces colonnes mi-transparentes, émettant des paroles, dans les radios, les assemblées de pouvoir et autres réunions tristes, étaient d’anciens hommes-crâne, qu’on ne pouvait même plus nous-mêmes reconnaître.

Défions-nous des hommes-crâne. Défions-nous de qui parle pour ne rien dire.

Défions-nous de ceux dont le goût pour la parole a transformé même l’apparence et le corps.

Dans les rues, on a supprimé les socles et guérites, où autrefois nous étions venus
emprunter tant de science.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 février 2014
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