LightRoom | ou de la vie photographiée comme base de données

quelques remarques après reprise de 11 ans de photos numériques dans le logiciel d’Adobe


Initialement publié dans le petit journal, mais sa place est plutôt dans cette rubrique de réflexion sur matériels et logiciels.

 

Pourquoi j’aurais eu besoin d’un outil perfectionné, si mes images ne l’étaient pas ? Longtemps c’était GraphicConverter, puis depuis pas mal d’année Adobe Photoshop Elements (mais la dernière version est bien moins conviviale que celle qui précédait), et depuis qu’avec le Reflex je suis passé au format Raw, le logiciel Adobe Camera Raw, et je gérais la masse des images sur le disque via leur complément Bridge. En gros, quand je voulais retrouver une photo, j’allais dans Calendrier, je retrouvais la date où j’avais pu faire ce stage à Cherbourg ou cette lecture chez Rodolphe Burger, puis pointer sur les dossiers photos à cette date. Avec Lightroom (maintenant que je bénéficie du tarif enseignant, faut que j’en profite), laissé tourner l’ordi 5 heures en continu ce matin, et voilà le miracle : une seule base de données s’affichant en mur d’images, où je découvre en avoir 98 606, les premières ayant été prises dès 2001 (à l’IUFM Créteil, même si je ne me souviens que très vaguement de ce petit Olympus sur lequel je pouvais enregistrer 32 jpg de 454 ko, que toutes les 10 minutes on devait transférer par USB dans le Mac coquillage). Me suis toujours depuis servi de l’appareil photo-numérique, et plus tard de l’iPhone en complément, comme d’un calepin, un carnet de notes.

Jamais je n’aurais pensé en avoir autant stocké : 4960 pour 2001-2004, 3453 pour 2005, 6453 pour 2006 (pas fait exprès que ça tombe pareil aux 3 derniers chiffres près), 7815 pour 2007, 8861 pour 2008, 9970 pour 2009, 6866 pour 2010 (le séjour Québec à cheval sur les deux), 7876 pour 2011, 13 984 pour 2012 et 17 262 pour 2013 (avec les 2 séjours US, le voyage Maroc et les repérages Fos-sur-Mer ça gonfle vite). Mais tout d’un coup, ça me devient visible (ce qui est un comble pour une image), parce qu’accessible, ce qui ferait bien rigoler Philippe D J, qui doit en accumuler 20 000 par an depuis 18 ans...

C’est le changement de concept qu’inaugure Lightroom qui m’époustoufle – là aussi, petit sourire de l’ami Urbanbike, puisque Jean-Christophe Courte utilise Lightroom depuis 2006... La même révolution qu’avec ces traitements de texte comme UlyssesIII, où on ne crée plus de fichier texte, mais seulement une base de données infiniment modelable, le texte ne s’en séparant qu’à l’export et en fonction du support (mise en page, imprimante, blog, epub...).

Avec Lightroom, rien de changé à mon gros dossier rempli d’un bon millier de sous-dossiers par mois puis par jour de 342 Go sur le petit disque dur externe, ce qui est créé, c’est la base de données qui les répertorie, les convoque, déplace, tague (vais en avoir pour des semaines, à reconnaître les gens, les lieux) via image virtuelle recréée et éphémère – mais vraie révolution, il archive aussi le traitement que j’applique à ces images lors de leur réutilisation, impression, diaporama, site... Le fichier initial reste passif, et la base de données devient en même temps outil graphique : ils appellent ça développement, du même nom que l’argentique avec agrandisseur, révélateur, fixateur (et mes copains photographes comme Pierre Bourgeois utilisent aussi le mot). Longtemps que je sais que ces petites app de l’iPhone, NoFinder, iShake (la magnifique utilisation qu’en fait Emmanuel Delabranche), Hipstamatic etc ne sont que des algorithmes appliqués, selon une esthétique pré-déterminée, à une captation neutre.

Mais ce concept d’image algorithme est présent dans tout calcul jpg même des meilleurs appareils, à moins de les utiliser uniquement pour cette captation brute au format raw. Est-ce un tel problème ? On sait bien que toute l’imagerie scientifique qui nous permet d’imaginer Mars ou tel bout d’univers, ou des animalcules des fonds marins ou des virus et bactéries qui nous habitent, sont des reconstructions bien plus élaborées et artificieuses, des gens comme André Gunthert nous aident à penser cela depuis longtemps. Le fichier issu de la capture du réel et le fichier que nous manipulons pour devenir circulation visible sous le nom d’image sont strictement séparés et sans détermination réciproque.

Reste à savoir ce que je peux faire de cette masse, soudainement mise à jour : pas grand-chose. Mais beaucoup de choses, puisque par exemple la démolition de la centrale de Gennevilliers, en 2004-2006, redevient soudain grandiose et traçable. Et que le traitement graphique, pris comme instrument en soi, et non plus comme empreinte ou capture (ce mot de chasse transféré comme concept dans l’appareil-photo comme dans l’univers-logiciel, pour mieux séparer le réel de l’image), qu’est-ce qu’il produit, si j’ouvre au hasard, tombe sur cette image d’une vitrine d’un magasin de chapeaux quelque part dans nos provinces, il y a exactement dix ans, et la réchauffe de quelques coups de curseur ? En quoi ma vie non documentée d’avant 2001 diffère de celle que je documente ensuite ? En quoi l’album de famille est modifié par le fait que chacun a constitué sa propre collection dans son propre écosystème numérique privé ? Qui peut avoir le droit d’y farfouiller sinon moi seul (un collectionneur de manuscrits, comme Doucet pour le surréalisme, aurait la gentillesse aujourd’hui de s’en faire le mécène ?), et qu’est-ce que cette réalité si moi-même ne dispose pas (en tout cas, pas complètement) des outils nécessaires pour identifier les lieux, gares, villes, événements et encore moins les visages ?

Et si, parmi les 95 000 images, deux petites dizaines me semblent soudain digne de ce que je sais reconnaître d’un photographe qui est photographe, est-ce que ça les constitue comme photographie ? Je crois juste que le plaisir c’est ça, un peu comme on se ballade dans FlckR (mais je continue de considérer comme important d’être maître et propriétaire de ses données), faire apparaître ce grand mur continu de choses ordinaires, de choses dont on ne se souvenait même pas – celles qui comptent souvent n’y figurent pas, les enterrements par exemple – (et pourtant, comme il faudrait, aurait fallu, et c’est même probablement ce qui visuellement s’incruste le plus spécifiquement ou séparément dans la mémoire graphique), le voir se dérouler comme une immense mosaïque et puis revenir à sa page avec la minceur de ce qui s’ébauche, la même minceur depuis toujours, et sans image.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 31 décembre 2013
merci aux 1403 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page