Bartleby, commis aux écritures | partie 2

... une histoire de Wall Street... – l’inépuisable fable d’Herman Melville




Bartleby le copiste, d’Herman Melville, nouvelle traduction.

 introduction, traduire Bartleby ;

 Bartleby – partie 1 ;

 Bartleby — partie 2 (ci-dessous) ;

 

Le jour suivant, je remarquai que Bartleby ne ­faisait rien, sauf d’être debout à sa fenêtre, dans sa rêverie du mur mort. Comme je lui demandai pourquoi il ne recopiait pas, il me dit qu’il avait décidé de ne plus jamais écrire.

«  Quoi, comment cela  ? Quoi encore  ? m’exclamai-je... Ne plus écrire ?
— Plus.
— Et pour quelle raison ?
— N’en voyez-vous pas la raison pour vous-même  », me répondit-il avec indifférence ?

Je le regardai d’un air inébranlable, et m’aperçus comme ses yeux semblaient ternes et vitreux. Je pensais immédiatement que copier avec une telle et exemplaire diligence, toutes ces premières semaines, auprès de cette fenêtre glauque, avait pu temporairement altérer sa vision.

J’en fus touché. Je lui dis un mot de condoléances. J’insinuai que bien sûr il faisait sagement de s’abstenir d’écrire pendant quelque temps  ; et le pressai de saisir cette opportunité de prendre un peu d’exercice salutaire au bon air. Ce que cependant il ne fit pas. Quelques jours plus tard, mes autres clercs étant absents, dans la nécessité urgente d’envoyer un certain nombre de lettres le soir même au courrier, je pensais que, n’ayant rien d’autre à faire sur la terre, Bartleby condescendrait à moins d’inflexibilité que d’ordinaire, et porterait ces lettres à la Poste. Mais il le refusa d’un air absent. Et, non sans grand inconvénient, j’y allai moi-même.

Et d’autres jours passèrent. Si les yeux de Bartleby s’amélioraient ou non, je ne peux rien en dire. À ce qu’on pouvait en juger, je pense que oui. Mais quand je lui demandai s’ils s’amélioraient, il ne m’octroyait pas réponse. En tout état de cause, il ne reprenait pas la copie. À la fin, alors que je l’en pressais, il m’informa qu’à la copie il avait définitivement renoncé.

«  Quoi, je m’exclamai  ! À supposer que vos yeux soient redevenus parfaitement bien, et même meilleurs qu’auparavant, refuseriez-vous de copier ?
— J’ai renoncé à la copie  », répondit-il, et il s’éclipsa.

Il demeura comme auparavant, une sorte d’appareil dans ma pièce. Non — si cela est concevable, il devient encore plus une sorte d’appareil qu’auparavant. Qu’y avait-il à faire  ? Il ne faisait plus rien dans le bureau  : pourquoi restait-il ici  ? À l’évidence, il était devenu pour moi une pierre, pas seulement comme en sautoir inutile, mais affligeante à porter. Et pourtant j’étais désolé pour lui. Je ne dis pas la moitié de la vérité quand je dis que, à sa propre charge, il me créait un malaise. S’il m’avait seulement indiqué un parent, un ami, j’aurais instantanément écrit, les aurait pressés d’emmener le pauvre compagnon dans une retraite convenable. Mais il semblait seul, seul absolument dans l’univers. Un morceau d’épave en plein océan. À la fin, les besoins de mon affaire passèrent outre toute autre considération. Aussi décemment que je le pus, je prévins Bartleby qu’il aurait inconditionnellement à quitter ces bureaux dans un délai de six jours. Je l’incitai, dans l’intervalle, à prendre les mesures pour se procurer un autre abri. Je lui proposai de l’aider dans cet effort, si lui-même n’arrivait pas à faire les premiers pas pour ce transfert. «  Et quand vous me quitterez définitivement, Bartleby, ajoutai-je, vous verrez que vous ne partirez pas si démuni. Six jours à compter de maintenant, souvenez-vous. »

À l’expiration de ce temps, je jetai un œil derrière le paravent, et bien sûr, Bartleby y était.

Je boutonnai ma veste, me préparai  ; avançant lentement vers lui, je lui touchai l’épaule et dit  : «  Le moment est venu. Vous devez partir d’ici. J’en suis désolé pour vous. Voici votre argent, mais vous devez y aller.
— Je préférerais ne pas, répondit-il, continuant à me tourner le dos.
— Vous le devez. »

Il resta silencieux.

Notez que j’avais une confiance illimitée dans l’honnêteté de cet homme. Il m’avait fréquemment rendu six pences ou shillings retrouvés par terre, parce que je peux être plutôt insouciant quand je me boutonne. L’échange qui s’ensuivit ne doit pas être considéré comme extraordinaire.

«  Bartleby, dis-je, je vous dois douze dollars sur votre paye  ; en voici trente-deux. Les vingt supplémentaires sont à vous. Vous les acceptez ? », et je posai le compte devant lui.

Il ne fit aucun mouvement.

«  Je vous les laisse là  », et je pris un poids sur son pupitre pour les recouvrir. Puis, prenant mon chapeau et ma canne, je gagnai la porte, me retournai tranquillement et ajoutai :

«  Quand vous aurez enlevé vos affaires de ce pupitre, Bartleby, bien sûr vous refermerez la porte — puisque tous les autres ont fini leur journée sauf vous —, et, s’il vous plaît, glissez votre clé sous le paillasson, que je la retrouve demain matin. Je ne vous verrai plus, donc au revoir. Si plus tard dans votre nouvel emploi je peux vous être d’une aide quelconque, n’hésitez pas à m’écrire. Adieu, Bartleby, portez-vous bien. »
Mais il ne répondit pas un mot  ; comme l’ultime colonne d’un temple ruiné, il restait debout, muet et solitaire, dans le milieu de la pièce déserte.

Comme je revenais tout pensif à la maison, ma vanité reprit le dessus sur ma pitié. Je ne pouvais que m’enorgueillir de ma maîtrise des ressources humaines en licenciant enfin Bartleby. Oui j’appelle cela maîtrise, et cela apparaîtrait ainsi à n’importe qui y réfléchirait de façon dépassionnée. La beauté de ma démarche se révélait à ma parfaite quiétude. Aucune empoignade vulgaire, pas de provocation d’aucune sorte, pas de colère autoritaire, ni d’allées et venues intempestives à travers les bureaux, éructant des ordres véhéments pour que Bartleby rassemble son paquetage de mendiant et disparaisse. Rien de tout cela. Sans même avoir à ordonner bruyamment à Bartleby de partir — comme l’aurait fait un génie inférieur — j’assumai le fait qu’il ait à partir  ; et sur ce fait était construit tout ce que j’eus à dire. Plus je pensais à ma démarche, plus j’en étais enchanté. Néanmoins, le matin suivant, en me réveillant, j’avais des doutes — j’avais en gros laissé s’évanouir toutes les fumées de vanité. C’est toujours l’heure la plus agréable et la plus sage qu’ait un homme, celle qui suit l’heure de son réveil. Ma démarche me semblait aussi sagace que la veille — mais juste en théorie. Qu’est-ce qu’il en serait en pratique, là était la difficulté. C’était vraiment bien pensé, d’avoir ainsi géré le départ de Bartleby  ; mais, après tout, moi seul l’avais assumé, et non pas Bartleby. C’était cela la question  : aurait-il assumé de me quitter, ou bien avait-il préféré ne pas. Il était beaucoup plus un homme à préférer qu’à assumer.

Le petit-déjeuner avalé, je descendis centre-ville, argumentant les probabilités, pro et contra. Un moment, je pensais que tout cela se révélerait un misérable échec, et qu’on retrouverait Bartleby bien vivant, dans mon bureau, comme d’habitude  ; le moment suivant, il me semblait sûr que je trouverais enfin sa chaise vide. Et je balançais d’un à l’autre. Au coin de Broadway et de Canal Street, j’aperçus un groupe de gens très excité, dans la plus sérieuse des conversations  :

«  Je tiens le pari qu’il ne l’a pas fait, dit une voix quand je passai.
— Pas fait  ? je tiens  ! dis-je, sortez votre mise. »

J’avais déjà mis instinctivement la main à la poche pour sortir ma propre mise, quand je me souvins qu’on était jour d’élection. Les mots que j’avais entendus ne faisaient aucunement référence à Bartleby, mais au succès ou à l’insuccès d’un des candidats pour la mairie. Obnubilé comme je l’étais, j’imaginais que tout Broadway partageait mon souci, et discutait de la même question. Je m’éloignais, très reconnaissant au vacarme de la rue d’avoir occulté ma provisoire absence d’esprit.

Comme je l’avais prévu, j’étais plus tôt que de coutume à la porte du bureau. Je restais écouter un moment. Tout était calme. Il devait être parti. J’essayais la serrure. La porte était verrouillée. Ainsi, ma démarche avait fonctionné comme un charme, il avait bien sûr dû s’évanouir. Pourtant, une certaine mélancolie s’y mêlait  : je m’excusais presque de mon si brillant succès. Je fouillais sous le paillasson pour retrouver la clé que Bartleby avait dû me laisser, quand mon genou heurta involontairement le panneau, émettant un bruit comme un appel à comparaître, et une voix parvint en réponse de l’intérieur  : «  Pas tout de suite. Je suis occupé. »

C’était Bartleby.

J’étais abasourdi. Pendant un instant, je restais comme cet homme, la pipe à la bouche, un chaud après-midi sans nuages, il y a longtemps, en Virginie, frappé par un éclair d’été  ; il avait été tué devant cette fenêtre où il se tenait, et était resté penché là tout cet après-midi de cauchemar, jusqu’à ce quelqu’un le touche, et qu’il tombe.

«  Pas parti  !  », je murmurai enfin. Mais obéissant de nouveau à cette extraordinaire ascendance que l’énigmatique copiste avait pris sur moi, et dont malgré mon irritation je ne pouvais complètement me déprendre, je redescendis lentement l’escalier, repris la rue, et faisant le tour du bloc, examinai ce qu’il me restait à faire, dans cette perplexité totalement inédite. Le mettre dehors juste en l’expulsant, je ne pouvais pas  ; le conduire jusqu’à la rue en l’appelant de tous les noms, je ne saurais pas  ; appeler la police était une idée déplaisante  ; et cependant, lui permettre de se réjouir de son triomphe cadavérique sur moi-même, cela non plus je n’osais y penser. Alors, que faire  ? Ou bien, s’il n’y avait rien à faire, y avait-il quoi que ce soit que je puisse mieux assumer en l’espèce  ? Oui, comme avant j’avais assumé prospectivement que Bartleby partirait, maintenant je devais rétrospectivement assumer qu’il était parti. Je pouvais assumer de le mettre en œuvre légitimement, entrer au bureau comme de me dépêcher, faire semblant de ne pas voir Bartleby du tout, marcher droit jusqu’à lui comme s’il était de l’air. Un tel procédé aurait à un degré singulier l’apparence d’un coup d’éclat. Il serait difficile à Bartleby de résister à une telle application de mon principe d’assumer. Mais, à la seconde vue, le succès d’un tel plan semblait plutôt douteux. Je me résolus une fois de plus à tenter d’en discuter avec lui.

«  Bartleby  », dis-je, entrant dans le bureau avec une expression tranquillement sévère  : «  je suis vraiment mécontent. Je suis peiné, Bartleby. J’avais auguré mieux de vous. Je vous imaginais un gentleman d’une telle organisation, que dans tout dilemme délicat une légère allusion aurait suffi — en clair, je l’ai assumée. Mais il se révèle que vous me décevez. Pourquoi  ?  » J’ajoutais, recommençant sans plus d’affectation : «  Vous n’avez même pas pris votre argent », en le lui montrant, juste là où je l’avais laissé le soir précédent.

Il ne répondait rien.

«  Allez-vous, ou n’allez-vous pas me quitter ? », je lui demandais d’une passion soudaine, m’approchant brutalement de lui.

«  Je préférerais ne pas vous quitter », répliqua-t-il, en mettant l’accent sur le ne pas.

«  Mais quel droit sur cette terre avez-vous de rester ici ? Payez-vous un loyer ? Payez-vous mes impôts  ? Est-ce qu’il s’agit de votre propriété ? »

Il ne répondait rien.

«  Êtes-vous prêt à travailler et écrire, désormais  ? Est-ce que vos yeux vont mieux  ? Pouvez-vous me copier un bref acte ce matin  ? Ou aider à collationner quelques lignes  ? Ou aller jusqu’à la Poste  ? En un mot, ferez-vous la moindre petite chose qui donnerait consistance à votre refus de quitter les lieux ? »

Il se retira silencieusement dans son ermitage.

J’étais dans un tel état de ressentiment nerveux que je pensai plus prudent de me garder pour l’instant d’autres démonstrations. Bartleby et moi étions seuls. Je me souvenais de la tragédie de l’infortuné Adams et de l’encore plus infortuné Colt dans le bureau solitaire de ce dernier  ; et comment le pauvre Colt, après avoir été ignominieusement provoqué par Adams, et l’autorisant imprudemment à devenir encore plus énervé, avait sans y prendre garde précipité lui-même l’issue finale — issue que personne ne pouvait certes plus déplorer que les protagonistes eux-mêmes. Cela m’avait souvent frappé, dans mes réflexions sur le sujet, qu’une telle altercation aurait eu lieu sur la voie publique, ou bien dans une maison privée, qu’elle ne se serait pas terminée comme elle l’a fait. C’était la simple circonstance d’être seuls dans un bureau vide, en étage, d’un immeuble où rien n’était voué ni humanisé par la vie domestique — un bureau sans tapis, sans nul doute d’apparence poussiéreuse et défaite — c’est ce qui avait dû se produire, et avait grandement contribué à augmenter le désespoir irrité de Colt l’infortuné.

Mais quand ce vieux ressentiment de l’affaire Adam me revint, et me tenta à propos de Bartleby, je me débattis et le rejetai. Comment  ? Simplement en me souvenant de l’injonction divine  : «  Voici le nouveau commandement que je vous fais, aimez-vous les uns les autres  ». Oui, c’est ce qui m’avait sauvé. Hors de plus hautes considérations, la charité opère souvent comme une profonde sagesse et un principe de prudence — une belle sécurité pour qui l’applique. Des hommes ont commis le meurtre par jalousie, par colère, par haine, par égoïsme, par ambition intellectuelle  ; mais je n’ai jamais entendu que personne n’ait commis un meurtre symbolique au nom de la douce charité. À tout prix, en cette occasion, j’avais à rabattre de mes sentiments d’exaspération envers le copiste, et juger avec bienveillance de sa conduite. Pauvre type, pauvre type  !, pensai-je, il n’a pas eu de mauvais but. Et à côté de ça, il en a vu de dures, on doit lui pardonner.

Je tentai immédiatement de m’occuper comme je le pouvais, et en même temps de compenser mon découragement. J’essayais de me convaincre qu’au cours de cette matinée, et de son plein gré, Bartleby émergerait de son ermitage, et tenterait une ligne de marche décidée en direction de la porte. Même pas. Arriva midi et demi. Le visage de Turkey se mit à rougeoyer, renversant son encrier, recommençant son habituel tapage  ; Nippers s’amollissait progressivement jusqu’au calme et à la courtoisie  ; Gingembre grignotait sa pomme du déjeuner  ; et Bartleby restait debout devant sa fenêtre dans une de ses plus profondes rêveries du mur mort. Devais-je l’en rémunérer ? Ou seulement l’en remercier  ? L’après-midi, je quittai le bureau sans lui avoir adressé un seul mot de plus.

Quelques jours passèrent, pendant lesquels, à mes moments de loisir, je jetai un œil à «  La volonté selon Edwards  », et à «  La nécessité comme sacerdoce  ». En ces circonstances, ces livres me semblèrent un soulagement. Progressivement, j’en venais à me persuader que tous les troubles que j’éprouvais, liés à mon commis d’écriture, m’avaient été réservés depuis l’éternité, et que Bartleby m’était envoyé pour un mystérieux projet de la Providence en sa haute sagesse, ce qu’il n’appartenait pas à un simple mortel comme j’étais d’élucider. Reste, Bartleby, reste derrière ton paravent, je pensai  ; je ne te persécuterai plus  ; tu es aussi inoffensif et silencieux que ces vieilles chaises  ; en bref, je ne me sens jamais dans une telle intimité, que quand je sais que tu es là. C’était ce que je voyais, ce que je sentais  ; je pénétrais dans les buts mystérieux de ma vie. J’étais satisfait. D’autres peuvent avoir des tâches plus nobles à accomplir  ; mais ma mission en ce monde, Bartleby, est de te fournir d’un pupitre aussi longtemps que tu souhaiteras y demeurer.

Je crois que cette sagesse et cet état d’esprit béni auraient pu se prolonger longtemps, si ce n’avait été les remarques non sollicitées et pas très charitables que me lançaient mes relations professionnelles, quand je les accueillais dans mon bureau. Il en est souvent ainsi, que la constante confrontation des âmes intolérantes vient à bout des plus généreuses. Encore que pour sûr, quand j’y repense, il n’était pas étrange que les gens entrant dans mon bureau puissent être choquées par le singulier aspect de l’énigmatique Bartleby, et soient tentées de me lancer quelques sinistres réflexions le concernant. Parfois un substitut, en affaire avec moi, se présentant au bureau et n’y trouvant personne que le commis, tentait d’obtenir quelque information précise touchant ce qu’on avait en cours  ; mais sans tenir aucun compte de ce qui venait de lui être dit, Bartleby restait là, inamovible, au milieu de la pièce. Alors, après l’avoir contemplé dans cette position un moment, le substitut s’en repartait, pas mieux renseigné qu’il était venu.

De même lorsqu’une audience était en cours, et que la pièce se remplissait d’avocats et de témoins, et que le travail devait aller vite  ; quelque gentleman légitimement présent et dûment occupé, voyant Bartleby à ne rien faire du tout, lui demandait de courir à son propre bureau (le bureau du gentleman) et en rapporter tel ou tel papier. Et immanquablement Bartleby refusait, demeurant aussi inoccupé qu’auparavant. Alors le collègue en restait tout ébahi, et s’en prenait à moi. Mais qu’aurais-je pu dire ? Au moins j’étais prévenu que dans l’ensemble de mon cercle professionnel se propageait une rumeur étonnée à propos de cette bizarre créature que je gardais dans mes bureaux. Cela me tracassait réellement. Et l’idée se faisait jour qu’il pourrait renverser l’œuvre d’une longue vie, se faire maître de mes bureaux et me dénier toute autorité  ; rendre perplexes mes clients  ; et ruiner ma réputation professionnelle  ; et projeter une ombre continuelle sur ces lieux  ; se concentrer corps et esprit sur ses économies (aucun doute qu’il dépensait moins d’une demie pièce de dix cents par jour), et à la fin peut-être me mettre dehors, revendiquer la possession de mon bureau par le droit de son occupation perpétuelle  : et toutes ces sombres anticipations me brouillaient de plus en plus, tandis que mes amis me lançaient sans repos leurs piques à propos de ce fantôme chez moi. Cela décida d’un grand changement en moi. Je me résolus à me remettre toutes les facultés d’aplomb, et rejeter au loin pour toujours cet intolérable cauchemar.

Avant de me décider à un projet compliqué pour parvenir à mes fins, je commençai simplement par suggérer à Bartleby d’organiser lui-même son départ définitif. D’un ton calme et pondéré, je soumis cette idée à sa mûre et soigneuse considération. Mais ayant pris trois jours pour y réfléchir, il me confirma que sa détermination finale restait la même, en bref qu’il continuait de s’héberger chez moi.

Que pouvais-je faire  ? me disais-je à moi-même, boutonnant mon manteau jusqu’au dernier bouton. Qu’allais-je faire  ? que pouvais-je oser  ? Que pouvais-je en conscience décider à propos de cet homme, ou plutôt ce fantôme  ? M’éloigner de lui, je le devais  ; partir, il le ferait. Mais comment  ? Tu ne veux pas le chasser, le pauvre, pâle, passif mortel — tu ne veux pas mettre dehors une telle créature sans défense ? tu ne veux pas te déshonorer par une telle cruauté  ? Non, je ne le veux pas, je ne le peux pas. Je le laisserais plutôt vivre et mourir ici, ensuite j’y emmurerais ses restes. Et tu feras quoi ensuite  ? Aucune de tes cajoleries ne le ferait changer d’avis  ; en gros, c’est évident qu’il préfère se cramponner à toi.

Il fallait faire quelque chose de sérieux, quelque chose d’inhabituel. Quoi  ! tu ne vas quand même pas le faire arrêter par un policier, et envoyer son innocente pâleur à la prison des pauvres  ? Et sur quelle base vous appuieriez-vous pour qu’une telle chose soit faite  ? — qu’il soit un clochard  ? Quoi  : il est un clochard, un vagabond, qui refuse de déménager  ? C’est parce qu’il ne veut pas être un clochard, justement, que tu veux le faire arrêter comme clochard. C’est trop absurde. Aucun moyen de vie  : là tu le tiens. Faux, de nouveau  : parce qu’indubitablement ses propres moyens lui suffisent, et si ses possessions sont l’ultime preuve qu’un homme peut montrer de ses moyens, il peut en faire état. Alors rien d’autre. Puisqu’il ne veut pas me quitter, je dois le quitter. Je vais changer de bureau  ; déménager plus loin  ; je l’en préviendrai, et que s’il tente une intrusion dans mes nouveaux locaux je le poursuivrai comme un vulgaire cambrioleur.

Et c’est ainsi que je fis. Le lendemain, je m’adressai à lui le premier  : «  Ces bureaux sont vraiment trop loin de la mairie  ; et l’air y est confiné. En résumé, j’ai le projet de déménager mes bureaux la semaine prochaine, et n’aurai plus besoin de vos services. Je vous en préviens, que vous ayez le temps de trouver un autre emploi. »

Il ne fit pas de réponse, et il n’y avait rien d’autre à dire.

Le jour prévu, je louai des charrettes et des bras, les requit à mon adresse, et n’ayant que peu de mobilier, le tout fut emballé en quelques heures. Tout du long, le copiste resta debout derrière le paravent, dont j’avais ordonné qu’il soit déménagé en dernier. On le retira, et une fois replié comme un grand livre, il dévoila son occupant debout immobile au milieu de la pièce nue. Je restai dans l’entrée à le regarder un instant, alors que déjà à l’intérieur de moi quelque chose m’en faisait reproche.

Je ré-entrai, la main dans ma poche — et... et le cœur dans l’estomac.

«  Au revoir, Bartleby  ; je m’en vais. Au revoir, et que Dieu vous soit en aide. Mais prenez ça...  » Je lui glissai quelque chose dans la main. Mais cela retomba sur le plancher et alors, c’est étrange à dire, je me sentis comme déchiré d’avec lui, dont j’avais été si longtemps à me séparer.

Installé dans mes nouveaux quartiers, je gardai pendant un jour ou deux la porte fermée à clé, et guettai les bruits de pas dans le couloir. Quand je revenais au bureau après n’importe quelle petite absence, je m’arrêtais sur le palier un instant, écoutais attentivement, puis poussai la clé. Mais ces peurs étaient sans fondement. Bartleby ne nous poursuivit jamais.

Je pensais que tout allait bien, quand un inconnu à l’apparence troublée me rendit visite, s’enquérant de si j’étais la personne qui occupait il y peu des bureaux au n°... de Wall Street.

Pris d’un mauvais pressentiment, je répondis que oui.

«  Alors, monsieur  », dit l’inconnu, qui se révéla être un avocat, «  vous êtes responsable de cet homme que vous avez laissé là-bas. Il refuse de faire aucune copie  ; il refuse de faire quoi que ce soit  ; il dit qu’il préfère ne pas  ; et il refuse de quitter les lieux.
— J’en suis désolé, monsieur  », dis-je, d’un ton d’une impassible tranquillité, mais troublé à l’intérieur. «   Mais vraiment, l’homme auquel vous faites allusion ne m’est rien — il n’est pas de mes amis ni de mes commis, et vous ne sauriez me rendre responsable de lui.
— Mais par pitié, qui est-il ?
— Je ne peux même pas vous renseigner. Je ne sais rien de lui. Si je l’ai employé autrefois comme commis aux écritures, il n’a rien effectué pour moi depuis bien longtemps.
— Alors je vais vite régler ça. Mes hommages, monsieur. »

Plusieurs jours passèrent et je n’entendis plus parler de rien, si bien que souvent je me sentais la charitable pulsion de venir frapper à la porte et de voir le pauvre Bartleby, mais une certaine délicatesse ou je ne sais quoi me retenait.

Tout est fini avec lui, maintenant, je finis par penser, quand après une autre semaine rien ne me fut venu aux oreilles. Mais arrivant au bureau le jour suivant, je trouvai plusieurs personnes attendant à ma porte dans un grand état d’excitation.

«  Voilà le monsieur, c’est celui qui vient  », cria le principal, que je reconnus comme l’avocat qui était précédemment venu me voir seul.

«  Vous devez le faire partir, monsieur, et très vite  », cria un homme corpulent parmi eux, s’avançant sur moi, et en qui je reconnus le propriétaire du n°... de Wall Street. «  Ces gentlemen, mes locataires, ne peuvent pas le supporter plus longtemps  ; M. B... (il montrait l’avocat) l’a mis hors de son bureau, mais maintenant il vit dans les parties communes de l’immeuble, assis sur la rampe de l’escalier toute la journée, et dormant sur le palier la nuit. Tout le monde est concerné, les clients ne viennent plus aux bureaux, on craint un lynchage, vous devez faire quelque chose, et sans délai.  »
Atterré par ce flot, je reculais devant lui, et aurais préféré m’enfermer à clé dans mes nouveaux bureaux. En vain je persistais à redire que Bartleby ne m’était rien — pas plus qu’à aucun d’eux. En vain  : j’étais la dernière personne connue à avoir eu affaire avec lui, et ils me tendaient la facture. Effrayé qu’ils exposent tout cela dans la presse (comme une personne parmi eux m’en menaçait obscurément), je mis les choses en balance, et à la fin suggérai que, si l’avocat voulait me permettre un entretien confidentiel avec le copiste, dans son propre bureau (à l’avocat), je viendrais dans l’après-midi et ferais de mon mieux concernant la nuisance qui était l’objet de leur plainte.

Grimpant l’escalier de mon ancienne tanière, je découvris Bartleby assis silencieusement sur la rampe du palier.

«  Qu’est-ce que vous faites là, Bartleby  ? demandai-je.
— Je suis assis sur la rampe  », il répondit avec douceur.

Je l’emmenai dans le bureau de l’avocat, qui nous laissa.

«  Bartleby, dis-je, êtes-vous conscient que vous me causez grande affliction, à vouloir continuer d’occuper le palier après avoir été renvoyé du bureau ? »

Pas de réponse.

«  Maintenant, de deux choses, l’une va se produire. Soit vous faites quelque chose, soit c’est à vous qu’on va faire quelque chose. Dites-moi dans quelle sorte de métier vous voudriez trouver un poste  ? Voudriez-vous recommencer à travailler comme commis aux écritures pour quelqu’un  ?
— Non, je préférerais ne pas faire aucun ­changement.
— Voudriez-vous être employé dans un magasin  ?
— C’est trop renfermé, ça. Non, je ne veux pas être employé. Je ne suis pas exigeant.
— Trop renfermé, je m’écriai, alors que vous restez enfermé tout le temps ?
— Je préférerais ne pas être employé de magasin, reprit-il, comme pour évacuer une fois pour toutes cette petite suggestion.
— Qu’est-ce que vous penseriez de serveur dans un bar, c’est un travail qui vous irait ? Cela n’use pas la vue, au moins.
— Je n’en voudrais pas du tout. Comme je vous l’ai dit tout de suite, je ne suis pas exigeant. »

Sa rhétorique décalée me désarmait. Je revins à la charge.

«  Est-ce que vous voudriez voyager dans le pays pour recouvrir les impayés de commerçants  ? Cela vous redonnerait de la santé.
— Non, je préférerais faire autre chose.
—  Est-ce que vous voudriez voyager en ­Europe comme compagnon d’un jeune gentleman, cela développerait votre conversation — cela vous conviendrait ?
— Absolument pas. Cela ne me frappe pas que cela pourrait arranger quoi que ce soit. Je veux une situation stable. Hors cela, je ne suis pas exigeant.
— Stable, alors, vous le serez  », je m’écriai, maintenant perdant toute patience, et pour la première fois dans toute la gamme des exaspérations subies avec lui, m’envolant dans la passion. «  Si vous ne quittez pas ces lieux avant la nuit, je me sentirai obligé — et bien sûr je suis obligé de... de... de quitter les lieux moi-même  !  » Je conclus en pleine absurdité, ne sachant plus quelle piste choisir pour bousculer son immobilité et obtenir son acquiescement. Désespérant de tout effort supplémentaire, je me hâtai de le quitter, quand me vint une ultime pensée — une de celles pour lesquelles j’avais déjà été trop ­indulgent dans le passé.

«  Bartleby, dis-je, dans le plus aimable ton auquel je pouvais me contraindre dans des circonstances si tendues, voulez-vous me suivre chez moi — non pas à mon bureau, mais dans mon appartement —, et y rester jusqu’à ce que nous ayons conclu un arran­gement qui soit de votre goût  ? ­Venez, on y va ­maintenant, tout de suite.
— Non. Tout de suite je préférerais ne pas faire de changement du tout. »

Je ne répondis rien. Mais échappant à tout le monde par la soudaineté et la rapidité de ma fuite, me précipitai hors de l’immeuble, remontai Wall Street jusqu’à Broadway, et sautant dans le premier omnibus je fus rapidement hors d’une éventuelle poursuite. Aussitôt que je retrouvai la tranquillité, il me semblait percevoir que j’avais fait maintenant tout ce qu’il était possible de faire, respectant à la fois la demande du propriétaire et de ses locataires, et vis-à-vis de mes propres souhaits et sens du devoir, au bénéfice de Bartleby et pour le protéger d’une persécution plus rude. Je m’efforçais de me sentir à nouveau insouciant et tranquille  ; et ma conscience me justifiait en cela  ; même si bien sûr je n’avais eu le succès escompté. Effrayé que je sois d’être à nouveau pourchassé par le propriétaire en colère et ses locataires exaspérés, je confiai à Nippers les affaires courantes, et pendant quelques jours je résidai dans la partie haute de la ville et ses banlieues, là où étaient mes racines  ; je traversai vers Jersey City et Hoboken, et fis même une brève visite à Manhattanville et Astoria. En fait je restai quasiment dans mon coin d’origine quelque temps.

Quand à nouveau je revins au bureau, hélas, je trouvai un message du propriétaire sur ma table. Je l’ouvris les doigts tremblants. Il m’informa que le copiste avait été remis à la police, qui avait transféré Bartleby à Tombs comme clochard. En outre, comme j’en savais plus sur lui que n’importe qui d’autre, il me suggérait de m’y rendre et d’établir une déposition convenable concernant les faits. Ces nouvelles eurent sur moi un effet contradictoire. D’abord je fus indigné  ; mais ensuite, je les approuvai plutôt. L’énergie et le pragmatisme du propriétaire l’avaient conduit à adopter une démarche dont je ne pensais pas que j’aurais pu la décider moi-même  ; et à tout bien considérer, en des circonstances si particulières, cela semblait bien la seule solution.

Comme je l’appris par la suite, le pauvre copiste, quand on lui apprit qu’il serait conduit à Tombs, n’offrit pas la moindre résistance, mais, à sa terne et ­impassible façon, acquiesça silencieusement.

Quelques badauds passionnés et curieux se ­joignirent à l’assemblée  ; et conduite par un agent fermement bras dessus bras dessous avec Bartleby, la procession silencieuse se fraya un chemin parmi le vacarme, la chaleur, la joie et la bruyante animation du déjeuner.

Le même jour que je reçus cette note, je me présentai à Tombs ou, pour parler plus exactement, le ­Palais de justice. Devant l’officier responsable, j’exposai le but de ma démarche, et fut informé que l’individu que je décrivais y était en effet détenu. J’assurai alors au fonctionnaire que Bartleby était un parfait honnête homme, qu’il fallait prendre soin de lui avec compassion, même si son comportement était quelque peu excentrique. Je racontai tout ce que je savais, et terminai par l’idée de le garder ici comme détenu de la façon la moins rude possible — même si bien sûr je savais comme c’était difficile. En tout état de cause, si rien de mieux ne pouvait être fait, qu’on l’accueille à l’hospice de charité. Je sollicitais ensuite de pouvoir m’entretenir avec lui.

N’étant pas inculpé de quoi que ce soit, et parfaitement inoffensif et paisible, on l’avait laissé déambuler librement dans la prison, et plus spécialement dans cette cour qui avait une pelouse au milieu. C’est ici que je le trouvai, debout tout seul dans l’endroit le plus tranquille, le visage face à un grand mur, quand tout autour, depuis les barreaux étroits des cellules, je voyais dirigés sur lui les yeux des meurtriers et des voleurs.

«  Bartleby !
— Je vous reconnais, dit-il, sans même se retourner, mais je n’ai rien à vous dire.
— Ce n’est pas moi qui vous ai expédié ici, Bartleby, dis-je, peiné durement de sa suspicion implicite. Et pour vous, ce n’est pas un lieu si exécrable. On n’a rien à vous reprocher, pour vous maintenir ici. Et regardez, ce n’est pas un endroit si triste qu’on pourrait le penser. Regardez, vous avez le ciel, vous avez de l’herbe...
— Je sais où je suis  », répondit-il, et comme il ne voulut rien dire d’autre, je le laissai.

Comme je revenais dans le couloir, m’accosta un grand homme sanguin, en tablier, qui, me désignant la cour du pouce sur son épaule, me dit  :
«  C’est votre ami, celui-là ?
— Oui.
— Il veut mourir de faim  ? Si c’est ce qu’il veut, la gamelle de la prison c’est parfait.
— Vous êtes qui  ? je demandai, ne sachant pas quoi répondre à une personne sans tenue officielle, dans un tel endroit.
— J’suis le cantinier. Quand les gentlemen ont des amis ici, c’est moi qui m’occupe d’eusses et qu’ils aient de quoi déj’ner.
— Ça se passe comme ça ? », dis-je, me retournant vers le gardien.

Il me répondit que oui.

«  Bon, alors, dis-je, en glissant un peu d’argent dans la main du cantinier (ou celui qu’ils nommaient ainsi), je vous demanderai de bien surveiller mon ami, ici  ; procurez-lui le meilleur déjeuner que vous pourrez. Et soyez poli avec lui le plus possible.
— Vous voulez me présenter  ?  », dit le cantinier, me regardant avec une expression prouvant son impatience de donner un échantillon de son savoir-faire.

Pensant que tout cela serait au bénéfice du copiste, j’acquiesçai ; et demandant son nom au cantinier, je retournai avec lui vers Bartleby.

«  Bartleby, c’est M. Cotlets  ; il vous sera bien utile.
— Votre serviteur, m’sieur, votre serviteur, ajouta le cantinier, lui faisant une basse révérence derrière son tablier. J’espère que vous trouverez votre séjour agréable, m’sieur  ; — de grands espaces, des appartements frais, m’sieur — j’espère que vous resterez avec nous quelque temps. On fera tout pour le mieux. Puis-je espérer que Mme Cotlets et moi-même aurons le plaisir de vous recevoir pour déj’ner, m’sieur, dans notre propre appartement ?
—  Je préfère ne pas déjeuner aujourd’hui, dit Bartleby, se détournant. Je suis en désaccord avec cela. Je n’ai pas l’habitude de déjeuner. » Et après avoir dit cela, il se rendit sur l’autre côté de la cour, et reprit position face au mur.

«  C’est quoi, ça  ? dit le cantinier, s’adressant à moi avec ébahissement. L’est bizarre, non  ?
— Je crois qu’il est un peu dérangé, dis-je, tristement.
— Dérangé  ? Vous appelez ça dérangé  ? Bon sang, sur ma tête, je pensais que cet ami à vous était un gentleman faussaire  ; ils sont toujours pâles et avec l’air innocent, les faussaires. Je peux pas avoir pitié, je peux pas les aider, m’sieur. Vous connaissez Monroe Edwards  ?  », ajouta-t-il de façon touchante, et il s’arrêta. Alors, posant avec compassion sa main sur mon épaule, il soupira : « Il est mort de consomption, à Sing-Sing. Vous s’riez pas en relation avec Monroe ?
— Non, je n’ai jamais été en relation avec aucun faussaire. Mais je ne peux pas rester plus longtemps. Gardez un œil sur mon ami. Vous n’y perdrez pas. Je vous reverrai. »

Quelques jours encore, j’obtins un nouveau permis de visite pour Tombs et m’en allai par les couloirs en quête de Bartleby, sans parvenir à le trouver.

«  Je l’ai vu sortir de sa cellule il n’y a pas si longtemps, dit un gardien. Il doit être à traîner dans la cour. »

Et je partis dans cette direction.

«  Vous cherchez l’homme qui ne dit rien  ? dit un autre gardien en me dépassant. Il est couché par là-bas — il dort dans la cour. Je l’ai vu encore il y a vingt minutes. »

La cour était parfaitement calme. Elle n’était pas accessible au commun des détenus. Les murs qui la bordaient, d’une épaisseur étonnante, retenaient tous les sons derrière eux. Le caractère égyptien de la construction pesait sur moi de façon glauque. Mais un doux gazon emprisonné poussait sous les pieds, poussé là au cœur des pyramides éternelles, semblait-il, par une étrange magie, à travers les fissures, ou les graines portées par les oiseaux.

Blotti bizarrement à la base du mur, ses genoux remontés, et couché sur le côté, sa tête touchant la pierre froide, j’aperçus Bartleby dévasté. Mais rien ne remuait. Je m’arrêtai, puis vins auprès de lui  ; me penchant sur lui, je vis que ses yeux étaient grands ouverts  ; sinon il semblait endormi, profondément. Quelque chose me poussa à le toucher. J’attrapai sa main, et un frémissement électrique me remonta le bras, me traversa la moelle épinière jusqu’aux pieds.

La face toute ronde du cantinier surgit devant moi. «  Son déj’ner est prêt. Aujourd’hui non plus, il ne déjeunera pas  ? Il vit toujours sans déj’ner  ?
— Il vit sans déjeuner, répondis-je, et je lui fermai les yeux.
— Eh  ! Il roupille, non  ?
— Avec les rois et les princes », murmurai-je.

*

Il ne me semble pas qu’il y ait besoin d’approfondir plus loin cette histoire. L’imagination suppléera aisément au maigre compte rendu de l’internement du pauvre Bartleby. Mais avant de quitter le lecteur, je voudrais dire que, si ce bref récit l’a suffisamment intéressé, et éveillé sa curiosité à savoir qui était Bartleby, et quel genre de vie il mena avant que le présent narrateur en fasse rapport, je peux seulement répondre que cette curiosité je la partage entièrement, mais suis incapable d’y satisfaire. Au point de difficilement savoir s’il m’est possible de divulguer un point mineur de cette rumeur qui me parvint quelques mois après le décès du copiste. Sur quelle base elle repose, je ne peux même pas le vérifier  ; et bien sûr, en quelle proportion elle est vraie, je ne peux l’établir. Mais attendu que ce vague rapportage n’était pas sans avoir suscité de mon côté un intérêt étrangement suggestif, même si triste, il pourra en être de même pour d’autres  ; aussi j’en ferai brièvement mention. Ce bruit, le voici  : que Bartleby avait été un commis aux écritures subordonné au Bureau des Lettres Mortes à Washington, et qu’il en avait été soudainement révoqué par un changement administratif. Quand je pense à cette rumeur, je ne peux pas préciser plus adéquatement l’émotion qui me prend. Lettres Mortes  ! est-ce que cela ne sonne pas comme homme mort  ? Concevez un homme par nature et infortune enclin au désespoir blafard, est-ce qu’aucun poste ne serait plus apte à le rehausser que celui de continuellement manipuler ces lettres perdues, et de les livrer aux flammes  ? Parce qu’on les brûle annuellement par pleines charretées. Parfois, du tas de papier, le terne commis trouve une alliance  : le doigt auquel elle était destinée, peut-être, est devenu cendres  ; un billet de banque offert par élémentaire charité  : et celui à qui il était destiné ni ne mange ni même n’aura plus jamais faim  ; de l’espoir pour ceux qui meurent sans espoir  ; de bonnes nouvelles pour ceux qui meurent suffoqués par de constantes calamités. Aux courses de la vie, ces lettres conduisent à la mort.

Ah, Bartleby ! Ah humanité !

 

partie 1 _ partie 2

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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 avril 2013
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