Proust #15 | de même une tempête mécaniquement imitée

on aurait pu disposer d’un enregistrement de la voix de Proust


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Il y a trois occurrences du mot « phonographe » dans À la Recherche du temps perdu – et toutes trois sont postérieures à la publication du Swann de 1913. La première et la deuxième concernent le simple fait de ressemblance induit par la reproduction mécanique. Elles témoignent que Proust a bénéficié d’au moins une démonstration de reproduction phonographique de la voix, que cela l’a suffisamment troublé pour qu’il la considère comme essentielle.

Pour la première occurrence, probablement liée à l’Exposition universelle de 1900, pas possible de se débarrasser des limitations dues à son imperfection technique : « De même que le beau son de sa voix, isolément reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas d’avoir perdu notre mère, de même une tempête mécaniquement imitée m’aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de l’Exposition. »

La deuxième occurrence est dans Le Temps retrouvé, et ajoute à la notion de ressemblance une disjonction de temps : « Cette voix semblait émise par un phonographe perfectionné, car si c’était celle de mon ami, elle sortait d’un gros bonhomme grisonnant que je ne connaissais pas, et dès lors il me semblait que ce ne pût être qu’artificiellement, par un truc de mécanique, qu’on avait logé la voix de mon camarade sous ce gros vieillard quelconque. »

La troisième suit aussitôt, bouclage de la métaphore (après un beau passage sur comment le rire qu’on ne contrôle pas – « son rire, son fou-rire d’autrefois, celui qui allait avec la perpétuelle mobilité gaie du regard » – décèle une vérité de la voix inaccessible dans les autres situations) dans la même description de personnage, mais nous donne un indice : « comme le visiteur d’une exposition d’électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée ne soit tout de même spontanément émise par une personne ».

Marcel Proust, ailleurs, fait référence au Palais de l’Électricité et ses « fontaines lumineuses », installées en 1900 sous la toute nouvelle tour Eiffel (que Proust évoque seulement à cause des projecteurs qui servent de protection aérienne pendant la Première Guerre mondiale). Le phonographe d’Edison a pourtant presque un quart de siècle en 1900, et l’ingénieur Pathé y reçoit un grand prix pour la qualité de reproduction de son nouvel appareil, Le Gaulois. Sans doute le modèle qui sert pour les enregistrements de Guillaume Apollinaire en 1913.

Alors pourquoi n’avons-nous pas un enregistrement de la voix de Proust ? On dit que c’est par l’entremise de l’électricien Mildé, lequel se consacre plutôt, à ce moment, à ses tricycles électriques, que Proust et Baudelaire se présentent ensemble chez Pathé pour une séance d’enregistrement, le premier étant d’accord pour payer de ses fonds le cylindre. Le temps des réglages, Proust lit son texte sur les trois clochers, et Baudelaire un de ses textes sur la ville (Babel de palais et d’arcades…, comme Proust en témoigne dans une lettre ultérieure).

Mais, au moment d’enregistrer, les voici qui se saisissent d’un vers de Musset, puis d’un autre, et quand le cylindre arrive au bout il n’y a plus que deux fous-rires entremêlés coassant du Musset qu’ils déforment à l’envi.

Proust payera la séance, il n’a pas le choix, mais se débarrassera du cylindre – en tout cas, on ne l’a pas retrouvé.

« Comment vouliez-vous qu’il eût compris l’intérêt de la démarche », écrit-il à Reynaldo Hahn le soir même, parlant du coup de folie de Baudelaire, « alors que nous pourrions écouter sa voix même, la voix de Baudelaire… »

« Il a tout foutu en l’air », aurait dit plus familièrement Proust à Montesquiou qui le rapporte.


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1ère mise en ligne 22 novembre 2012 et dernière modification le 6 septembre 2013
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