fictions du corps | Notes sur les hommes sans pensée

pour en finir avec l’humanité joyeuse, 9


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On disait que les hommes sans pensée étaient de corps plus fin et souple, de visage plus lisse, en somme d’une beauté plus régulière que les autres hommes de la ville – ce n’est pas prouvé.

On disait que les hommes sans pensée avaient une vie plus calme : partageaient des loisirs, allaient au cinéma, lisaient des livres, se promenaient dans les parcs – peut-être, mais nous aussi, et cela ne suffisait en rien à les distinguer.

On disait que les hommes sans pensées allaient moins vite, s’agitaient moins, dormaient mieux, vivaient plus longtemps – mais comment savoir s’il y avait lien de cause à effet.

On disait que les hommes sans pensée, s’ils avaient tracas et souci suffisant, revenaient dans la part ordinaire des hommes de la ville, et qu’à l’inverse des hommes comme vous et moi connaissaient des périodes, des jours, des mois entiers ou des années, où penser n’était plus possible et donc changeaient de catégorie – comment alors définir une vraie frontière.

On disait les hommes sans pensées susceptibles de rester plus longtemps devant un paysage, un tableau, assis dans un parc ou patientant sans se plaindre dans une salle d’attente – mais moi aussi, tout simplement moi aussi.

On disait qu’une des façons de reconnaître les hommes sans pensée, c’est l’indifférence qu’ils avaient les uns pour les autres : ils restaient peu ensemble, s’éloignaient vite ou préféraient suivre à plusieurs qui les entraînait – mais qui pour en être sûr.

On disait que les hommes sans pensée étaient difficilement reconnaissables en société, que certains qui parlaient ou enseignaient ou écrivaient à la perfection ne pensaient pas forcément plus que celui-ci, qui marchait les mains vides, ou attendait dans sa pièce nue, sans rien dire, sans sortir – tant d’activités dans la ville sont seulement mécaniques.

On faisait même de la publicité pour vivre sans penser.

On disait que la pensée elle-même ne se laissait pas si facilement définir : la pensée supposait l’inquiétude, soit – mais ceux que l’inquiétude torturait, pensaient-ils pour autant ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 22 mai 2012 et dernière modification le 8 mai 2014
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