fictions du corps | notes sur les hommes avec trop d’angoisse

pour en finir avec l’humanité joyeuse, 8


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Quand les hommes avaient trop d’angoisse, ils devenaient prioritaires pour l’attribution des chambres et logements les plus hauts dans la ville.

Dans les vieux quartiers, d’anciennes chambres de domestiques, mais qu’on refaisait à neuf, avec du confort, et de la paix. Le caractère exigu convenait aux hommes avec trop d’angoisse : ils étaient souvent là, assis sur le rebord du lit, ou devant leur table, posés sur leur chaise, et avaient peu de mouvement. Il leur fallait du silence, tout ce qui était vaste les effrayait. Et dans ces couloirs étroits on en plaçait parfois côte à côte, pourvu qu’ils ne se connaissent jamais.

Dans les nouveaux bâtiments, aux pourtours de la ville, on n’avait pas cette commodité. Alors on avait divisé les appartements du haut, ceux dont personne ne voulait, à cause du bruit de la machine d’ascenseur, à cause du toit juste au-dessus, à cause du vide qu’on voit, ou de l’horizon trop grand.

Parfois, s’ils étaient calmes et sociables, on leur remettait un appartement à plusieurs, et chacun y avait sa chambre, avec sa chaise à angoisse. Plus un lit, une table, puisque mais c’était leur occupation favorite, rester assis sur la chaise immobile et penser.

Peut-être pas penser : peut-être justement que l’immobilité seule et la chaise étaient favorables, aidaient à tenir contre l’angoisse. Chacun avec ses propres peurs, avec ses propres terreurs, et la propension qu’on a chacun à se cloîtrer, à ne plus bouger pour ne pas savoir ce qui ronge au dedans, de l’extérieur, il est difficile de savoir ce qui rend l’angoisse si incapacitante, pour tant d’êtres, si nombreux dans la ville.

Quelques-uns guérissaient. Mais ils restaient lents, indifférents, finissaient par quitter la ville, sans qu’on sache où ils étaient partis s’établir. On ne revient jamais complètement de l’angoisse. D’autres se soutenaient par des médicaments, qui les aidaient à dormir. La plupart affrontaient l’angoisse sans aide. C’était la raison de leur longue immobilité contrainte, dans les hauts de la ville.

Ainsi la ville, tout en haut d’elle-même, s’était dotée d’un véritable plafond humain. En bas, ce qui oeuvre, commerce, fabrique, circule. Dans les étages, les bureaux, l’administration, les logements, l’activité. Tout en haut, dans les combles des vieux quartiers, sous les toits plats des nouveaux bâtiments, ces silhouettes prostrées, comme accroupies, fixes et silencieuses. Dans les maisons particulières, pour les familles, on fonctionnait selon le même principe. On s’était même amusé à calculer l’apport en termes d’isothermie pour la ville. On disait aussi que ce serait une sécurité dans la guerre. On disait qu’ainsi l’angoisse faisait moins peur : si vous-même sentiez qu’il le fallait, maintenant, parce que vous ne maîtrisiez plus ce qui ronge au dedans, il suffisait de demander, et là-haut on vous trouvait une place.

C’était serré, là-haut, sur toute la surface de la ville. La ville elle-même, sous son nouveau toit de peur.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 1er septembre 2012 et dernière modification le 9 mars 2013
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