autobiographie des objets | 13, sous cadenas

l’art de vivre en casier dans les années de secousse


L’autobiographie des objets est lacunaire, parce que les périodes ne manquent pas, où on vit sans les choses. C’est même sans doute là où s’ancre cette série : vouloir se débarrasser, s’alléger, se restreindre – on part un an à l’étranger, on reçoit par les yeux, la parole, l’expérience, on revient avec aussi peu qu’on est parti mais les choses sont là, elles vous attendaient, on enlève la poussière, on reprend sa vie assise : non, c’est bien ce qu’on balaye du bras. On est vulnérable, à ne pas assez se limiter à soi-même, et les temps sont dangereux, les nécessités mêmes, se loger, se nourrir, travailler, ne vont pas d’elles seules, sans parler de la fatigue du corps.

Une année sans objets, c’est pour moi l’année scolaire qui va de septembre 1969 à juin 1970. À distance, cela me paraît une période de gloire, tournant de la guerre au Vietnam, meeting de Jacques Duclos et grandes manifestations (pour Angela Davis, ou c’était juste après), ces albums rock de l’âge d’or, Get Yer Ya Ya’s Out, le premier Led Zeppelin, la transformation désormais radicale que mai 68 avait imposé à notre quotidien : comme si la vie passait enfin en couleurs, et puis « on » avait marché sur la lune.

Je suis en terminale au lycée Camille-Guérin de Poitiers. Interne, j’arrive le lundi matin et repars le vendredi soir, resterai parfois aussi le dimanche. Il y a trois terminales, une dite biologie (B) qui remplissait la première salle d’étude, une littéraire qui accueillait beaucoup d’externes (ceux de Poitiers ville) mais peu d’internes (fait social à creuser) et partageait la deuxième salle d’études avec nous qui étions considérés comme scientifiques (C), avec lourde place aux maths (je revois pourtant très peu le visage du professeur, il me semble une jeune femme qui avait tendance à léger bégaiement quand elle ne contrôlait plus sa classe).

Le centre de gravité, c’est cette salle d’étude où nous avons notre casier et notre bureau (en fait deux bureaux placés à angle droit, mais nous ne placions de cadenas que sur un seul), nous y sommes une heure chaque midi, puis en continu de 17h à 21h30, avant le dortoir par boxes de six – et là aussi une armoire avec deuxième cadenas.

En tant qu’internes nous sommes astreints au port de la blouse dans l’établissement, blanche le lundi et bien moins blanche le vendredi. L’année sans objets inclut dont au moins les deux blouses blanches portées en alternance, je porterai à nouveau une blouse en 78-79 dans mes deux premières années d’usine avant de l’abandonner. Il m’en reste une sorte de sentiment d’anonymat : que je repense blouse, et l’individuel disparaît, je ne vois plus que mouvements de groupes, de dos ou en ligne (attente à la cantine, attente devant les classes, attente pour le dortoir ou en descendre).

De l’armoire dans le dortoir, cadenassée en journée, impression qu’elle est plutôt vide, quelques vêtements de rechange, le sac pour le retour, la trousse de toilette. Notre vie privée, elle est dans le casier de l’étude. Quand j’en ouvre les deux portes à la perpendiculaire, elles sont tapissées de photos de rock, découpées j’imagine dans Rock’n Folk ou Best (on lit les deux), il y a les Rolling Stones. À mesure que l’année passe, cette « déco » m’est indifférente, mais je la garde pour ne pas me déjuger. Il y a les livres scolaires, recouverts de cellophane transparente, ils sont rangée du bas et l’aura est favorable, pas d’inimitié pour ces livres, dont pourtant j’ai oublié le contenu. Les classeurs avec les différentes matières sont dans le casier qui ne ferme pas, on se recopie souvent les cours et exercices les uns sur les autres. Et dans le casier à cadenas, ce qu’on appellerait aujourd’hui les « compléments alimentaires » : à 17h on fait la queue pour les restes de pain de la cantine, on étale dessus du pâté qu’on achète par paquets de cinq boîtes le mercredi à la supérette du coin de la rue (elle y est toujours), elles s’ouvrent en insérant l’ongle dans un oeillet de métal et je n’oserais plus en consommer aujourd’hui. Ces compléments sont une des raisons qui font du cadenas une utilité insuffisante : Viaud, Cardinet notamment vous font la preuve qu’ils savent ouvrir avec un trombone ou les doigts n’importe lequel cadenas, et pas seulement ceux à roues chiffrées, en moins de deux minutes. Eux sont de notre étude, ils ne viendraient pas se servir dans nos casiers, mais ne sont pas les seuls détenteurs de leur spécialité.

Peu importe les boîtes de pâté, comment imaginer qu’on stocke alors dans le casier quoi que ce soit de personnel, écriture ou cahier ? Je me revois écrire, je ne me revois pas garder. On ne doit pas amincir la cuirasse : ce qu’on est, on le garde à l’intérieur.

Pourtant, je ne crois pas que des possessions plus précieuses nous aient jamais été volées : au-dessus de mes livres de classe, j’ai les lourdes pochettes de mes 33 tours vinyle, il nous arrive le midi d’aller dans une salle avec électrophone, et le mercredi on descend chez Vergnaud, dans le centre-ville, où le disquaire – pourtant bien plus spécialiste jazz et blues, mais nous l’ignorons – nous laisse écouter à volonté les nouveautés que nous n’avons pas les moyens de nous acheter. Avec Jean Arnault, mon voisin d’étude, nous achetons en commun le double album de Chicago Transit Authority et Umma Gumma des Pinkfloyd : j’aurai le 1 de Chicago et le 2 des Floyd et lui l’inverse.

Plusieurs d’entre nous pratiquent la guitare, dont un boutonneux qui y est exceptionnel : souvent nous l’écoutons nous démontrer les plans exacts de Clapton et des autres, je comprends cet automne-là que le vieux rêve entretenu dans ma toute petite ville est balayé d’avance.

Les terminales C occupent les deux tiers de la salle, et l’autre tiers, la rangée de droite le long du mur du couloir, est occupée par les littéraires, eux en blouse grise. Ils sont cinq, dont Bozier,Savigny, Chuillet. Chuillet ne quitte jamais le lycée de tout le trimestre, porte une ficelle en guise de ceinture, et est un remarquable joueur de clarinette, quoique je ne me souvienne plus où il l’exerce. Bozier le mercredi rapporte L’Humanité, c’est le seul journal à notre disposition parce qu’aucun de nous n’aurait l’idée d’en acheter, on lit donc tous L’Humanité le mercredi soir et peu à peu le monde se met en place, une place qui ne correspond pas à ce que nous en percevions de Loudun, Saint-Maixent, Doué-la-Fontaine ou Civray. Certains tiennent ça violemment à distance, comme Éric Pied ou Chargelègue, mais cette violence aussi m’étonne. Au contraire, Pierre Douteau ou Jean Arnault (qui vient de Paris, et placé interne à Poitiers parce qu’il redouble) fondent une section UNCAL, l’onde 68 continue de se propager. Bozier est aussi celui qui nous prête les livres : la collection Poésie 1 (mais peut-être je me trompe, il doit se souvenir mieux), en tout cas Éluard et les Manifestes du surréalisme. Il est dur avec nous, qu’il considère avec justesse d’un monde soumis aux lois petites-bourgeoises, l’imagerie rock en étant une des composantes – s’il nous prête ses livres, ce n’est pas pour nous appeler dans son domaine, l’écriture de poésie (et cette même dureté il se l’appliquera à lui-même, bien plus tard, quand on se retrouvera à voisiner sur les chemins de prose), mais au moins en saura-t-on trouver ensuite le chemin.

En tout cas c’est de cet hiver-là, et donc via Bozier et Arnault, l’idée que des livres peuvent ne pas être lus, mais être des sortes de réceptacles qu’on ouvrira mille fois en y trouvant chaque fois une autre chose, brève et dense, qui vous exclut vite mais vous en laisse porteur – j’identifie cette idée à un Poésie Gallimard, peut-être pas mon tout premier parce que Paul Éluard nous semblait le premier sur la route obligatoire, mais L’homme approximatif de Tzara que j’avais trouvé de moi-même et qui serait très longtemps un livre fétiche, la découverte qu’on n’entre pas dans un livre par la raison. Je ne connais d’ailleurs ni Baudelaire ni Rimbaud, tout ça commencera plus tard : l’histoire de la littérature commençait avec le surréalisme (de même lisait-on Robbe-Grillet) comme celle de la musique avec le Love me do des Beatles.

J’ai donc, dans le casier au cadenas non sûr, des livres qui relaient symboliquement nos hiératiques 33 tours (oui, les roulements sombres du premier album de Led Zeppelin, en janvier 69, c’est bien ce qui donne la couleur intérieure, et ce janvier 70 au lycée les feulements de Whole Lotta Love qui en sont le tome 2 : nous n’aurons rien renié), et plus encore que Tzara et Éluard, c’est un livre à couverture orange que je revois soudain : aux Éditions sociales, L’idéologie allemande.

Si l’année avec blouse et mauvais cadenas fut une année sans objets, creusez : il y aura au moins un livre, j’avais pris possession de ma cervelle.


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1ère mise en ligne 1er mars 2011 et dernière modification le 9 février 2013
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