François Bon / Paysage Fer
le livre, le film

 

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en accompagnement du film, un texte inédit

Les paroles qu'on peut enregistrer sur un film, en voix off, c'est très bref - les images disent, et le texte plutôt tisser des liens en amont, ou vers le hors cadre.J'ai écrit ce texte plutôt comme un libre accompagnement des images, plutôt pour provoquer le montage.
Ensuite, à mesure qu'au montage Jean-Pierre Bloc et Fabrice Cazeneuve ébauchaient le film, un autre texte s'est écrit, plus ramassé, sans doute plus dégagé du réel.
L'occasion pour Internet, avec quelques cllichés numériques, de tenter de revivre ce tournage.
FB

merci à Pierre Bourgeois, opérateur, et Fabrice Cazeneuve

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à lire aussi : images de tournage aux fours à chaux de Sorcy ou bien au long des voies, de Pargny à Revigny

Paris-Nancy, le front contre la vitre

 

Le mot partir. C’est nuit encore. Un ébranlement d’abord très lent, et on dirait que la ville se défait : des pans de vie qui s’éloignent, se distendent. Vous entourent encore et grimpent, on dirait, jusqu’au ciel.

Le mot départ. On ne s’en va pas, pourtant, en pays inconnu. Mais, au fil des fenêtres éclairées du train, des postures dans les compartiments : des gens partent, eux, pour partir. Il y a les valises, et cet arrachement au temps. On quitte le temps ordinaire : tout voyage est une séparation. Il suffit qu’un train vous dépasse, lentement, pour que l’inconnu surgisse.

Les grands bâtiments administratifs jaunes avec quelques lumières dispersées à l’intérieur. Les silos des Moulins de Paris. Le défilement des immeubles. Les camions sous les entrepôts, les boulangeries dorées et les bars. La banlieue, son délitement, pavillons à distance, puis les grandes tours, les barres aux lumières régulières, les feux rouges qu’on dépasse, les changements du bruit quand on passe sous un pont de fer.

Dans l’hiver, le même voyage nous l’aurons fait dix fois, douze fois. En fait, cela fait quoi, cinq ans, six ans ? On s’en veut, parce que l’œil chaque fois se fait attraper, et jamais on ne sait à quel endroit de la carte placer ce qu’on a vu : l’usine verte compacte et mystérieuse, l’embranchement du canal, la route nationale aperçue et qui devient comme un jouet ou le vieux camion devant la ferme, cela devient un jeu d’observer, de prévoir, de retrouver. A cette heure-là du matin, la France comme une vue clandestine ; il n’y a personne pour être dehors. Attendre chaque détail, s’y préparer, et peu à peu, parce qu’on regarde dix fois la centrale thermique, les pavillons réguliers de Meaux, on dirait que l’œil apprend, que chaque fois il en remarque un peu plus. Et la caméra procède de la même façon, de voyage à voyage on attend que surgisse cette sablière, ou telle petite maison verte derrière son étang carré, avec l’île déserte au milieu pour le rêve des dimanches. Litanie de villes dans une voix de haut-parleur, dès qu’on se désamarre du quai, et les rituels qu’on a chacun dans le train familier : poser le sac et les vêtements, garder à portée de main les journaux ou magazines. Qu’on ait la bougeotte ou qu’on reste cloîtré sous ses écouteurs, qu’on s’endorme ou qu’on grignote et voilà : on est dans cet œuf où il n’y a plus que soi-même. Et c’est là que tout commence : parce qu’on n’a plus d’armure, tout le dehors devient merveille. Le train nous offre le monde à profusion, villes et villages, travaux des champs et tâches des usines et pourtant : dans le train, front contre la vitre. On regarde. Et plus on cherche à regarder, plus il y a à voir.

Un train passe sur un pont, part à l’oblique. Des vitres éclairées, rectangulaires, en jaune. Des silhouettes chacune rassemblées sur elles-mêmes. C’est inaccessible. Cela s’en va. La vie des autres est un mystère, alors, ce mystère, on veut y prétendre pour sa vie à soi. Le mystère des autres est le cadeau qu’on vous fait de votre propre mystère. Le train fascine parce que le mystère de la vie devient inaccessible, mais présent. A chaque changement du bruit c’est votre propre secret qui passe.

La Marne, loisirs d’un autre âge, bateaux de plaisance et guinguettes, on dirait que cela date de quand le monde était plus petit. Puis rien, les inondations, un clocher dans la brume loin. Un monde sauvage ? Non, si on laisse la place aux champs inondables, c’est pour protéger la grande ville. Et le sable qu’on en extrait s’en ira dans ses élévations de béton, et la grande centrale thermique c’est aussi pour la ville qu’elle travaille. Pourtant, devant les yeux, suivre la Marne c’est entrer on dirait dans un immense pays vide.

Non pas qu’on cherche le passé, la mémoire, ou quelque nostalgique témoignage: on est face aux traces vives des transformations et du temps, autoroutes et viaducs, grandes tours et enseignes : la ville vue en coupe témoigne pour vous du destin des hommes et femmes d’aujourd’hui.

Alors on regarde, mais rien de précis. On est en soi-même, immobile, on cueille les pensées qui viennent, parce qu’on les laisse venir.

Après tout, on est protégé, et même les pires soucis ne pourrons pas s’aggraver d’ici l’arrivée.

Les vignes. Retour aux saisons. À l’automne on y travaille par grappes humaines. Des caravanes de saisonniers se posent sous les arbres. L’hiver, la vigne est nue. La vitesse du train déforme ses alignements comme une main qui les déferait, ou bien qu’une bouffée de vent déplacerait brutalement les ceps. Et premier arrêt : Épernay. Soudain, à nouveau les silhouettes, le monde, et le souffle deviné de la ville, ses lumières, son activité. Dans le ralenti du train, le nom des vieilles capitales en mosaïque sur les chais des champagnes offre le monde tout entier au voyageur. Pourtant, si on les voit de ce train-ci, qui s’arrête à chaque gare, qui dans les rapides aura levé les yeux ?

Ce serait la première clé : ce qu’on veut bien voir, le front derrière la vitre, c’est sa propre mémoire. Un village dans la brume ? On porte en soi le rêve du village dans la brume, il est notre enfance ou celle de nos pères. On porte surtout ce mystère élémentaire : être homme parmi les hommes, c’est une curiosité toujours refaite. Alors, à une cuisine allumée, à une ombre animée derrière une fenêtre jaune, à un empilement de fauteuils en plastique dans le coin d’un jardin, ce qui fascine l’œil c’est qu’il identifie avant même de reconnaître. On est face non pas au monde, mais aux hommes dans leur monde, et ce monde est nôtre et l’humanité est un mystère en partage.

Relevé 1. Les noms, les villes, les heures. Paris gare de l’Est, 8h03, Meaux, 8h35, Château-Thierry 9h02, à peine quelques usines entrevues, et ces voies où on répare les trains abîmés de la banlieue : on change les roues de fer, et parfois, juste derrière la gare, voilà une montagne d’essieux plus haute que votre train. Épernay, premier arrêt, et puis Châlons, qui s’appelait Châlons-sur-Marne et s’appelle maintenant Châlons-en-Champagne, mais l’ancien nom est resté sur les postes d’aiguillage. Il est 9h34. Puis ce sera Vitry-le-François, et Bar-le-Duc, puis Commercy, enfin Toul, et Nancy. Deux autoroutes irriguent l’est de la France : une par Troyes et Dijon, vers Besançon et la Suisse, l’autre par Reims et Metz, vers Strasbourg et l’Allemagne. Une autoroute au nord, une autoroute au sud. Les villes que suit en zigzag le train, abandonnées de la route, n’ont pas pu changer de taille : est-ce de cela dont témoigne, à chaque ralentissement, la traversée des rails ?

Châlons-sur-Mane, devenue Châlons en champagne. Nouvelle ville. Nouvelle accumulation des signes, nouvelle profusion. Quand bien même la pensée s’abandonne, l’œil n’arrête pas ses saccades de détail à détail. Au début de la vie embryonnaire, un petit morceau de cerveau se détache pour s’implanter au fond de l’œil, et former la rétine.A peine des variations de lumière que divisent ses bâtonnets, et c’est le cerveau qui reconstitue l’image. Et quand bien même, dans la campagne qui s’est refaite, c’est une plaine vide, avec à peine une arbre, là-bas, à l’horizon, l’œil n’est jamais fixe, cherche au loin ce qui paraît fixe, quand tout le premier plan si vite défile : pourquoi est-on aussi surpris, quand après le long klaxon un autre train vous croise et que plus rien à voir, qu’on a l’impression d’être devant un miroir où il n’y a plus que votre propre image ?

Secret : pourquoi, dans cette suite de gares, Épernay, Châlons, Commercy, Bar-le-Duc où on s’arrête, les gens qui descendent du train nous semblent toujours vus de dos ? Parce qu’on sait qu’ils s’éloignent, même le bref instant qu’ils surgissent ? Ou simplement parce que personne ne descend du train sans un bagage à la main ? Étrange impression d’un quai de gare, jamais un corps qui soit là pour rester. Sauf une fois, peut-être, cette vieille dame qui de Vitry-le-François voulait aller à Châlons, avait vu que le train s’arrêtait à 13h30, mais non, c’est seulement le dimanche. Le train est à 16h, et la salle d’attente est fermée, parce que personne n’utilise, ici à Vitry-le-François, de salle d’attente. Alors elle attendra sur le quai, la vieille dame.

On a entendu des dizaines de fois la voix du contrôleur annoncer l’arrêt Vitry-le-François, on n’a jamais eu l’occasion de s’y arrêter soi. Alors, un jour on le fait. À Vitry-le-François, quand au sortir de la boucle des forêts on aborde la ville, on voit d’abord l’école, et le stade. Au fond, des immeubles, et l’ombre plus noire de la vieille cathédrale. Et soudain, devant l’immeuble, le grand tapis des morts. Étrange comme les allées horizontales du pays des morts correspondent à la géométrie verticale des immeubles : les grosses poubelles régulièrement posées au coin des allées parmi les tombes semblent indiquer les cages d’escalier. D’un côté, le cimetière donne sur la voix, et les longs trains de marchandises au ralenti, comme les passeurs d’un nouveau Styx, qui emmèneraient peut-être les âmes, au bout de l’aiguillage, dans une forêt mystérieuse.

A Vitry-le-François, prendre arbitrairement le premier bâtiment face aux voies. Dans ce bâtiment, prendre arbitrairement la première cage d’escalier et frapper à la porte. Qu’on ouvre la porte, et c’est, avec l’odeur du repas de midi, l’accueil, le sourire, une confiance. Si la vie n’est pas facile plus qu’ailleurs, si, de la fenêtre, on vous montre les usines qui existaient et n’existent plus, on vous parle aussi de comment c’était, vous enfant, quand vous jouiez ici dans la cour. Il y avait plus de commerces, et moins de voitures, mais les immeubles il y a longtemps qu’on y habite. Les cuisines, les salons et les chambres se superposent exactement. Le visage de la vie, lui, prend pour chacun une autre image. La grande usine de plastique continue de nourrir la ville, mais celle qui fabrique des éviers cherche repreneur : il est moins cher de faire venir des éviers de Thaïlande, et pense-t-on à ce qui s’en induit pour les rues et les toits de Vitry-le-François ?A Pargny-sur-Saulx, on extrait toujours l’argile pour la brique et les tuiles, maintenant les céramiques. A preuve que ce n’est pas d’aujourd’hui, quand on passe en train, soudain toutes les maisons, les hangars et les fermes sont rouges. A Pargny-sur-Saulx la gare ne sert plus. Pourtant, quand nous arrivons, un camion livre du fuel de chauffage. Comme dans beaucoup de ces gares désaffectées, le logement du chef de gare est attribué à un ancien cheminot. M Babel a longtemps travaillé aux voies, son père était cheminot et deux de ses frères le sont devenus aussi. Les voyages en chemin de fer, quand ils ont relayé les diligences, ont ramené à eux, de village à village, et dans chaque canton, toute une population pour l’entretien, la surveillance, le progrès, où aujourd’hui deux hommes et une camionnette suffisent pour les commandes électriques. L’épouse de M. Babel travaillait ici dans une usine de pierres à briquets. Existe-t-il encore en France aujourd’hui une usine de pierres à briquet ? Ainsi vont la mémoire et le temps. Et pareil encore dans ces forêts près de Commercy, à peine un carrefour pour les grands silos qui sont tout au long de la voie comme des géants de campagne, et, blottie contre la gare, une de ces étranges casemates, modèle standard, qu’on avait bâties en 1940 pour que les cheminots se protègent des bombardements. M. Jean Becker a passé là toute sa vie, autrefois c’était un hameau, et maintenant il en est, dans la journée, le seul habitant.

Là où on habite il y avait l’école, cette école, et tout près un village, ce village. Maintenant, le front contre la vitre, plus rien qu’une image mais le réel n’est plus celui des autres. Plutôt votre sentiment du monde. Dans le monde jouet des petites gares, le train traverse sans s’arrêter. Alors nous on les a une à une retrouvées : le nom en bleu aperçu au passage, cherché sur la carte, et nous voilà au bistrot-tabac du village, et puis nous garant sur la place de la gare maintenant déserte, retrouvant ne serait-ce qu’au bruit notre ligne Paris-Nancy, dont à force on sait les horaires de passage des grands rapides comme des vieilles michelines. Villes qui répètent, comme Sermaize, cette structure qu’en nous on dirait fixée comme par les chromosomes. Où il y a l’école et la coiffeuse, la boulangerie et les pavillons à la file, le supermarché et le garage.

Histoire. La région Est a longtemps été la mieux desservie par le train. Pour l’industrie d’abord, et faire remonter à la capitale les richesses lointaines du sous-sol. On croisera au long de la ligne les faïenceries, les fonderies, les cimenteries, une tréfileries et la chauffournerie… Et le fer a repris le tracé ancien des voies d’eau, joignant l’une à l’autre de vieilles villes historiques. Puis es guerres ont longtemps joué sur cette ligne leur battement de frontières : on l’a élargie, défendue. Fréquentes étendues de croix blanche, depuis 1915 et la gare de Revigny qui paraît toute minuscule au milieu de ses aiguillages, c’est elle qui servait de base arrière à Verdun. Cette ligne qui part de Paris vers l’Est avait tant d’avantages qu’on a d’abord installé les TGV dans les autres directions, et elle paraît maintenant d’un autre âge. Pourtant l’âge exact de notre monde au présent. Les trains ne s’arrêtent plus, à Revigny.

Ainsi de la vie fixe, aperçue loin. Une vitre, une cuisine, une chambre, des bureaux. Il suffit d’une lumière, et cela veut dire que des vies ont là leurs habitudes, leur répétition. C’est notre curiosité d’être homme. On se projette dans ce que serait ici notre vie, si on avait là, soi-même, ses habitudes, ses répétitions, puisque, ces mêmes habitudes, on les a pour soi-même : on saurait bien se débrouiller, si on entrait dans cette cuisine, si on travaillait dans ce bureau. L’image fuit, on ne retient rien.

Il y a encore de très mystérieuses cheminées d’usine, et des maisons qui s’assemblent à l’identique pour vous faire croire à d’étranges diffractions optiques, comme étrange la cabine de béton suspendue qu’un architecte un jour dessina pour la gare de Bar-le-Duc. L’impression qu’on a, lorsqu’on se pose un instant dans un fragment minuscule du monde, une passerelle au-dessus des voies, dans une rue sciée en deux, qu’il suffit d’attendre une demi-heure et c’est le monde entier qui s’y refait, comme tout entier contenu ici, entre la rue Bradfer et la Haute Rue à Bar-le-Duc.

L’écluse et les canaux : Bar-le-Duc. Vers 1860 on les a creusés à la main, embauchant même les femmes pour porter la terre dans des paniers, à la force des bras, de la Marne jusqu’au Rhin. Comment, entre Meuse et Moselle, que le canal parfois enjambe sur des ponts, ce pays tissé de canaux n’en garderait pas mémoire ? Toute une vie s’est greffée ici : sur chaque péniche, et elles étaient nombreuses, une famille. Dans chaque maison d’écluse, et elles sont nombreuses, une famille. Il faudrait pour les péniches, aujourd’hui, un gabarit plus grand que le gabarit Freyssinet. L’industrie serait prête à s’en servir, pourtant, tellement dans une seule péniche on met de camions. Mais les maisons d’écluse sont souvent vides, souvent murées.

M. Ribon, tenez, qui habite avec sa famille, en pleine zone industrielle de Bar-le-Duc, l’écluse n° 37, a en charge l’entretien du canal depuis l’écluse n° 18 jusqu’à l’écluse n° 70. Il dispose même d’un brise-glace, et s’en est servi cette semaine. Le père de M. Ribon était marinier, un marinier qui s’était déjà fixé à terre pour tenir une de ces écluses sur lesquelles se greffaient une épicerie, un bar. M. Ribon appelle cela « l’esprit du canal ». Mais ses enfants, à lui ? Et ce que nous devons tous, à l’eau et ce qu’elle symbolise ? Et d’ailleurs, pourquoi, de toutes les écluses aperçues du train, avoir choisi celle-ci ? Sinon pour ce qu’on découvre en s’y garant, le tout petit plus d’un amoureux de l’eau, une hélice posée sur la terre, l’herbe mieux coupée…

Ce n’est pas un pays sauvage, qu’on voit, mais la trace de l’homme sur sa terre. Comment il la modifie, se l’apprivoise. Et elle résiste. On le voit dans les forêts mal peignées, dans les chemins qui ne vont nulle part, et quand les inondations ou le vent balaient tout.

Alors, en voyage dans son pays même, comme en pays étranger. L’interrogation que c’est, vivre, quand on voit par l’arrière la vie des autres : à quelques objets qui traînent, des fauteuils en plastique, une balançoire pour les enfants, une manière d’arranger le jardin, et c’est un monde qu’on traverse aussi vaste qu’un pays très lointain.

J’aime ces vies qu’on dirait miniatures. Attention : parlez avec les gens, la vie est la même pour tous. Il y a de deuils, des noces et des voyages. La difficulté peut-être accentuée que c’est, d’élever des enfants et leur permettre de trouver leur chemin, quand le chemin des hommes ne s’arrête plus là où vous-même vous vivez. Il y a l’amour des objets, et la passion pour un sport ou quoi que ce soit d’autre. Il y a que chacun trouve sa part d’amour, et sa part de drame et de destin. Pourquoi serions-nous venu jusqu’à Lonécourt, sinon pour cette étrange casemate une fraction de seconde aperçue ?

On s’est tellement habitués à ces gares désertées, que nous filmons, et qui semblent tirer à elles par des fils invisibles la petite ville qui l’entoure, elle-même liée par d’autres fils à la ville plus grande où on va en voiture travailler, qu’on est presque surpris, ici, non plus à Pargny mais à Pagny, de découvrir un homme, seul, dans le poste d’aiguillage. A gauche de la gare, un tunnel. A droite de la gare, un autre tunnel. Mais, entre les deux tunnels, une carrière de craie qui alimente une cimenterie.

Puis les usines. L’envie qu’on a, pour se repérer, pour comprendre, de faire des listes, des inventaires. Types de maisons, silos, usines, et le mystère de ce qu’on y fait. Et si le mystère de tout ce qu’on reconnaît c’était qu’on n’a même pas besoin d’en dire le nom, que c’est tout simplement notre chose humaine ? Ainsi ce qu’on fait aujourd’hui de la chaux, quand soudain tout un monde blanc vous enserre.

La chaux. Éloge de la chaux dans l’activité moderne. Quand on passe, d’abord, à peine si on aperçoit quelques silhouettes, on imagine qu’elle est déserte, cette impressionnante sculpture de tubes et de trémies, qui monte jusqu’au ciel, et ronge en arrière la colline. Cela fait cent ans cette année qu’on extrait ici la craie exceptionnellement blanche. Dès le début du siècle, on la brûle dans des fours, on installe tout auprès des logements pour les ouvriers. Les machines sont frustes. Mais aujourd’hui le concassage et le broyage sont automatiques, et quatre kilomètres de bandes roulantes transportent la pierre, puis la chaux. Les fours anciens servent de silos, et le grand tube qui tourne lentement c’est un four à 1200 degrés. On brûle ici des matériaux de récupération non ferreux, pneus et papier broyés, déchets de plastique. La chaux sert à l’affinage des aciers, les rend plus malléables pour l’emboutissage de tôles fines. Mais, dans le remblai du nouveau TGV, il y aura aussi de la chaux de Sorcy, pour une élasticité qui se moque des pluies. Et savez-vous que dans les papiers d’aujourd’hui, pour les livres ou les photocopies, un ajout de chaux réduit la granulosité, donne le lisse nécessaire ? Et que c’est la chaux encore qu’on utilise dans les cheminées d’usine ou les eaux usées, pour dépolluer ce qu’elles rejettent ? Aux cent soixante hommes d’ici, fils et petit-fils de ceux qui commencèrent il y a cent ans l’exploitation du banc de craie, la même dureté du métier, entre les broyeurs et le feu, mais toute une nouvelle complexité de la vie d’aujourd’hui.

Ce qu’on aime de ce pays et qu’on veut garder. Un peu d’eau, des écluses, du ligne qui sèche, la simple présence des choses.

La possibilité d’y vivre, d’être homme ou femme, avec des écoles, une colline ou un jardin, une rue à traverser et un magasin où on vous salue.

Cela que le train montre de dos. Cela que peut-être on n’a pas su déjà sauver. Que voulons-nous sauver de nous-mêmes ?

Apprendre à regarder. Non pas qu’on soit venu ici pour regarder les autres vivre, mais pour comprendre comment nous regardons, parce qu’on cherche ce qu’est vivre pour soi-même. On entre dans une pièce, on regarde quoi, dans quel ordre. Ce qu’on reconnaît, une toile cirée, un calendrier fixé au mur, des photographies sur un buffet ? On est dans l’univers inconnu d’une usine, à quoi on se repère, sinon aux silhouettes, aux gestes et aux visages. Ce qu’on tente alors de filmer, c’est comment on tente de lire l’autre. Ce qui vous révèle un petit peu plus à vous-même, puisque, devant l’autre, votre curiosité vient à découvert, hors de vous-même, par cette trace et ces objets, ces photographies.

C’est parce qu’on le reconnaît d’avance que ce monde fascine. Ainsi, dans le train, parce que c’est juste à la sortie d’un tunnel, la petite rue qui s’en va tout droit, dans le village de Foug. Le nom, on l’apprend parce qu’on l’aperçoit sur la gare. L’an dernier, devant la vitrine du petit bar-tabac qui fait l’angle, on apercevait une Mobylette, posée, toujours la même. Et en face, la grande maison, avant qu’elle soit repeinte, il y avait le mot Dancing, on s’étonnait du face à face des deux bâtiments si proches. Et puis voilà l’endroit en 1910 : le même passage à niveau, les deux mêmes bistrots, et plein de gens, des enfants.

Tout à côté, la grande fonderie Pont-à-Mousson : vous savez, par exemple, les plaques d’égout sur les trottoirs… Foug, c’était ce contraste : une place de village comme dans l’enfance, avec un petit air de bal qui venait, sous ce mot Dancing.

On est venu une fois, deux fois, trois fois. On sa rencontré celui qui s’arrête manger le midi, parce qu’avec sa camionnette il vend au porte à porte des surgelés, ceux qui s’occupent des lignes téléphoniques, ou bien le masseur kinésithérapeute qui a son cabinet dans une autre des maisons : parce qu’en face la gare, à Foug, il y a trente ans, ce n’est pas deux bistrots, qu’il y avait, mais trois. Et toute la mémoire en est là : à la petite salle de cinéma, au fronton gris sans affiche, mais qui sert encore pour les banquets et mariages. Dans les yeux et la voix de monsieur Laurain, qui a transformé en maison l’ancienne salle du « Grand Sérieux », le dancing, et qui a longtemps tenu, en face, le café restaurant fondé par sa grand-mère. Et même la maison de l’ancien passage à niveau, y vit madame Vigneron, qui toute sa vie servit à manger à l’hôtel restaurant Laurain.

Nostalgie non. Passéisme non. Tout au bord du train, les témoignages géométriques du monde d’aujourd’hui, sa chimie, ses fabrications complexes. De Tréfileurope à Commercy, dont les toits se sont juxtaposés depuis un siècle, comme un musée du bâtiment industriel, sont sorties les fines armatures d’acier de la pyramide du Louvre, à Sermaize dans l’usine Béghin-Say on conditionne le sucre de betterave, à Château-Thierry Westphalia Separator produit toujours des trayeuses et du matériel de traitement du lait, plus loin Ageca ce sont des produits adhésifs, Nobel Plastiques, 322 personnes, à Vitry-le-François propose des tubes et plaques de plastiques que Thermoflex, à côté, 275 personnes, va transformer en thermoplastiques, comme 800 personnes, encore à Vitry-le-François, tout au bord du train, travaillent à Vallourec Pécision Étirage et Gedimat à Bar-le-Duc des tubes en béton, Smurfit les cartons ondulés, mais que fait-on derrière les signes parfois obscurs de la Comaflex à Bar-le-Duc, de Mecamarc à Vitry-le-François, ou Munch Industrie à Nancy ? Ce qu’on croise grâce au train n’est pas le visage passé du monde, mais la paume de ses mains, son empreinte par le travail d’aujourd’hui des hommes. Un monde au présent qui, parce qu’il travaille, s’intéresse peu à son visage, et ce dont il témoigne du geste des hommes.

Dans le train, on voit comme les poules. Vous savez, qui se mettent de profil pour vous voir. On voit de chaque côté, mais jamais juste devant. La surprise du paysage, c’est qu’il ne s’annonce pas. Quand il défile, c’est déjà trop tard. Seul le conducteur, devant, voit de front, là où le monde est normal, parce qu’on voit comme voit l’œil humain. Mais c’est aussi parce qu’on ne regarde que d’un côté, à Toul, que la boîte de nuit L’Évasion surgit juste sur le fond de miradors de la prison, et puis qu’on est si surpris du vieux cimetière juif qui s’insère entre deux jardins de pavillons, tournant tous le dos à la ligne du train.

Histoire. Il a été marin au Havre, il aurait préféré la mer, il doit reprendre la petite conserverie familiale en Lorraine. Des pommes, des poires, de la compote. L’usine grandit. Ils sont 400, puis 500, puis 600 à y travailler. Il construite des bâtiments, ici à l’emplacement du vieux moulin sur la Moselle, en jonction avec la voie ferrée. Il va réaliser son rêve de marin, en construisant une usine avec étrave, une usine à hublots et coursives, une usine qui sera son grand bateau. Et puis c’est repris par les confitures et compotes Materna, puis le groupe Lerebourg. Mais on a déménagé un beau jour, par le train, tout un hall en Chine, on a vidé les bâtiments de leurs étuves et machines. Quand on passait en train, il y a encore peu, on apercevait quelques silhouettes en blanc dans la salle éclairée. Ils n’étaient plus que soixante, puis quarante, puis vingt. Et maintenant, les locaux sont à vendre. Que reste-t-il, à Liverdun, des bistrots et restaurants, de tout ce qu’une usine greffe de vie, entre l’eau et les rails ?

Champigneulles. On est dans l’ombre de la ville qui grandit, se refait, bientôt va absorber le train tout entier. Et pour entrer dans la ville, le train nous la montre comme cycle : vous avez vu partout les coques blanches et grises des voitures. Parfois, on aurait bien voulu les enlever pour filmer plus à nu les manières qu’avait l’homme de construire. Et puis, ici, voilà qu’on les dépèce et qu’on les empile en montagnes de fer, avant de les renvoyer à la fonderie, et qu’on ajoute à l’acier obtenu un peu de chaux de Sorcy pour le rendre malléable, et que le cycle recommence, tandis qu’en face, dans les grandes brasseries qui portent encore le nom de la ville, mais sont la propriété d’un groupe écossais, on fabrique pas moins de quarante marques de bières.

Que signifie, dans ces franges, de la grande ville, le jardin ouvrier ? Est-ce un hasard, avec tant de campagnes et de forêts autour, qu’on les implante tout serrés entre deux symboles du voyage, le canal et le train ? Le jardin vous approprie le temps, parce qu’il attend la belle saison, qu’il faudra le préparer pour les tonnelles, quand on ressortira les fauteuils. Les parcelles, parce qu’elles sont dans la ville, sont hérissées de grillages. On a des cabanes, mais elles sont de bric et de broc, choses récupérées, portes mal assemblées : les seuls objets qu’on a payés c’est les cadenas, trois par trois. Il faudrait revenir au printemps, quand on fait des grillages, dans les grillages, entre le canal et le train. Pourtant, les propriétaires viennent tous les jours, puisqu’il faut bien nourrir les chiens. Propriétaire, mais à qui appartient ici la terre, sinon à qui s’en saisit et la travaille ? Il reste toujours, dans les terrasses suspendues de tôle ondulée, même dans l’hiver, un peu d’utopie.
Champigneulles encore. Ce que dit un carrefour, quand se reforme la ville. Ce que dit le canal vide de ceux qui vivaient en péniche, d’écluse à écluse. Ce que dit le restaurant Bar de l’Est de la vie de quartier, entre l’usine, la gare de Champigneulles, quand Champigneulles gare n’était pas seulement qu’un arrêt de bus et une passerelle, et que l’usine, dans ses barrières, propriété d’un groupe écossais, sous le vieux nom lorrain des brasseries de Champigneulles, ne stockait pas dans ses citernes les recettes différentes d’environ quarante marques de bière parmi celles distribuées en France. Ce que dit un carrefour par les habitudes mêmes des voitures qui enjambent et traversent, indifférentes, maintenant qu’on vit à l’écart d’où pour travailler on s’enferme.

La ville maintenant vous reprend. Un centre de gravité nouveau saisit n’importe quoi le traverse, et fait oublier ce qu’on a quitté : ce serait cela, la ville ? Les grandes maisons qui s’éclairent, le bruit qui ne s’éteint pas.

Une chose sûre : de tous les gens que nous avons rencontrés aucun jamais pour s’étonner qu’on vienne et qu’on filme ce « vu du train », quand bien même soi on ne le prend jamais, le train. Si c’est vous, si c’est ici, c’est le monde et la vie, tels qu’ici les choses et les gens, tout un monde et toute une vie, et que la leçon, qui vaut pour soi-même, vaut pour tous.

La gare du nouveau TGV sera à vingt kilomètres de la ville, on y laissera sa voiture, on bien on viendra en navette : la grande gare qui sert de cordon ombilical à la ville s’endormira, ne servira plus qu’aux trajets régionaux.

Avec ses viaducs et ses tunnels, Le TGV fera en une heure et demie ce qu’on a mis trois heures à traverser : il ne fréquentera plus les villages, ni les villes, ni les usines. Il ne nous offrira plus à contempler, dans un temps suspendu, notre propre mémoire.

© F. Bon, janvier 2003.