François Bon / Paysage Fer le livre, le film |
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• Paysage Fer a été publié en janvier 2000 par les éditions Verdier (voir critique de presse sur leur site) - il a obtenu en mars 2000 le prix "Lire la Ville" décerné par la revue Urbanisme et France-Culture - réédition corrigée (Revigny avec l'accent, excuses de l'auteur vendéen, merci à l'Autre Rive et Jean Biraud) en janvier 2001. • 15021 a été publié en mai 2000 aux éditions de L'Amourier (Nice), texte original de François Bon, sur 32 photographies de Jérôme Schlomoff - François Bon et Jérôme Schlomoff présentent ensemble des lectures avec projection de Paysage fer • décembre 2003, ARTE,
première diffusion: Paysage Fer,
le film Paysage Fer,
le film s |
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photos
couleur François
Bon, appareil jetable, format panoramique - cliquer pour agrandir
- Récurrence et répétition : chaque semaine, même minute, surgissement d'une même image, trop brève pour être retenue. Mais comme cette peau humaine d'un pays, image fréquentée, construite. A Revigny, la place devant la gare, un bar avec une enseigne rouge et la route qui s'en va droit, perpendiculaire, entre des maisons. Le train ne s'arrête pas. Se préparer chaque semaine pour noter un détail supplémentaire et pourtant la rue toujours vide, à l'heure où c'est Revigny qu'on traverse (le nom écrit transversalement sur la gare et qu'on voit fuir). Présence obsédante de l'eau. On suit des fleuves, c'est relayé par des canaux. Il y a ces étangs du dimanche, creusés en arrondi au bulldozer, et tout autour des bancs sans dossier ni ombre. Arbres minces en tuteur, et une cabane en tôle. Un grillage haut avec portail forgé qui a dû coûter plus cher que le terrain. Stades de foot détrempés et leurs identiques buts blancs, les haies autour qui sont un début de campagne, et la baraque des vestiaires avec l'ouverture en préau pour la buvette. Aux sorties de villages comme enchâssés dans les villes parmi les entrepôts de ciment. Comme c'est jeudi matin toujours, chaque fois ils sont vides. Bâtiments de ciment près des gares, voitures garées auprès. On y travaille donc. Pas de fenêtres, à cette heure des lampes jaunes dedans, plutôt, dans les entrepôts, sur les bureaux de bois, avec au mur des fiches de planning, et à la sortie pour camion, là-bas, celui qu'on aperçoit en blouse fumer une cigarette, sur la blouse le gilet sans manche doublé de laine de mouton qu'on distribue dans les usines. Antenne télévision en rouge et blanc se détache sur ciel gris, en haut d'une colline où les arbres ont été rasés du sommet pelé. La ceinture des paraboles de réception, six haubans, et au sommet le court cylindre de l'émetteur, une lampe blanche clignote pour prévenir d'improbables avions égarés, un bâtiment de ciment au pied et les éternels grillages clos. Immeubles à façade ravalée rénovée selon canons d'époque, adoubant la voie pour dresser sur quatre étages les identiques fenêtres de chambre, les cages d'escalier verticales et les balcons aux cuisines. Le nom Commercy, le nom Bar-le-Duc, et à Vitry-le-François indication au haut-parleur (chaque semaine la même phrase) de la possible correspondance pour Saint-Dizier comme ailleurs la possible correspondance pour Chaumont. La grande maison inhabitée à trois étages et dix-huit fenêtres après Vitry-le-François (à Revigny, justement, quarante secondes environ après la rue déserte perpendiculaire à la gare minuscule, et qui rejoint le centre-ville), ailleurs cette découpe sur une colline d'arbres dans l'hiver, comme peints à l'encre de Chine et se détachant du ciel uniformément gris dans ce qu'on se souvient, maintenant, à l'instant même, et si on lève le regard à travers la fenêtre du train bien sûr c'est échancrures violentes dans les nuages et des accumulations presque noires sur l'horizon qu'ici on domine, mais non plus ces dix arbres et seulement l'étendue moutonnée de champs immensément labourés et personne.
Zone commerçante entre canal, route et voies, un garage, un monsieur Meuble, un magasin de bricolage et un autre sur l'énorme enseigne le seul mot Jardinerie, immanquable aussi le grill standardisé Buffalo Bill avec parking ou le restaurant Côte à Côte. De l'autre côté de la ville (Bar-le-Duc) c'est un Auchan qui pourrait les avaler tous, avec une direction départementale du Crédit Agricole construite en pyramide grise sous verre fumé de château fort moderne. Bar-le-Duc c'est la ville à la maison rose à vendre près de l'hôtel à balconnade, les panneaux pour les grandes routes et les indications locales (sept panneaux, plus le nom de la rue, illisible d'ici, sur pancarte carrée en bout du passage piéton), le tout surmonté d'un immeuble jaune de cinq étages à cheminée de brique en bout, et le ciel à Bar-le-Duc pas moins indifférent qu'ailleurs à nos affaires ici-bas. Canal encore et série de cinq maisons début de siècle semblables et séparées pourtant, le compte de fenêtres et de portes y est et l'espacement de cinq mètres d'une à l'autre et l'oeil-de-boeuf en haut de pignon et la clôture des parcelles en étroits trapèzes contigus. Casses de voiture, en bord de voie, leurs empilements. Celle de Meaux, celle de Bar-le-Duc et celle de Frouard avant Nancy, avec un tas plus clair réservé à l'électroménager avant la presse : cubes émaillés blancs en attente. La pelleteuse à grappin ou fourche immobile sur l'allée boueuse, et les bureaux plats aux lampes allumées.
A l'entrée des gares,
ces quais surélevés qui s'en vont très loin, sur
leur remblai de pierre apparente. C'était pour amener les camions à hauteur
des wagons, mais il n'y a plus ni camions ni wagons. Il y a la silhouette
rigide, aperçue au bord de la ville (Commercy), d'une vieille
et labyrinthique caserne, avec les miradors comme des parapluies et
le rebord de barbelés sur les murs,
dans un dédale de toits qu'on ne saurait traverser, parfois
dans la cour les cubes verts ou kaki d'engins hérissés,
sur chenilles ou sur roues. Matériel ferroviaire. Des feux sur un pylône de béton aux encastrures carrées régulières, cinq feux noirs sous visière et l'échelle de métal qui monte à la dunette de ciment avec balustrade en fer à leur hauteur, signaux lumineux qu'il est prévu d'entretenir et changer : c'est prévu, c'est solide. Après Toul le cimetière vient, le cimetière passe, avec ses stèles obliques, et dans l'enclos d'à côté le marbre brillant, le marbre reconstitué en poussière de granit moulé, plus coin de pelouse verte tout au milieu avec un élargissement de gravillon blanc pour les enterrements. Un jardin, une maison, et dans les quatre murs en trapèze une autre fraction, plus ancienne, stèles verdies, stèles tombées du vieux cimetière : comment la maison et le jardin ont-ils pu, à quelle époque et par quel tour administratif de passe-passe, s'ériger là, où devaient être aussi des tombes ? Vitry-le-François, détail image un, bandeau de bois en avancée sur poteaux, portail en arrière pour charge camions et deux portes à voûte brique arrondie, l'inscription mi effacée le mot parqueterie, au fond autres toits en triangle symétriques et la masse blanche d'un double silo en avant d'une fumée en panache. Vitry-le-François, détail image deux, cheminée brique très fine très haute et en avant sur la droite une construction de brique sous double avancée, de part et d'autre du bâtiment étroit, pour mettre à l'abri camions d'un côté wagons de l'autre, et trace symétrique de deux gouttières pour évacuation d'eau de pluie se rejoignant dans un angle inverse à celui des deux avancées mais disparues. En arrière, et venant s'appuyer sur la cheminée, bâtiment blanc sous couverture fibrociment ondulé, entre toit et mur sur toute la longueur partie étroite vitrée, bande horizontale rayée finement par armatures métalliques du verre probablement armé. Terrains vagues tout autour, et à l'arrière de la cheminée, comme le seul être vivant du tableau le cône inverse d'une trémie surmontée d'un disque noir comme d'un robot étrange. Vitry-le-François , détail image trois, partie gauche bâtiment sans étage et portes de chargement neutres, parpaings avec habituels recouvrement par graffiti des bords de voix, s'accotant à bâtiment finissant perpendiculaire, double fronton symétrique quant au toit mais léger décrochement où s'incruste en avant le bâtiment plat, pour le fronton de droite construction traditionnelle sur armature métallique visible, fer en U se croisant définissant carrés et rectangles et parpaings montés là-dedans, deux portes grises métalliques à partie haute vitrée mais dont les vitres ont été peintes en blanc ou doublées après casse de contreplaqué repeint, entre les deux portes (non pas portes de chargement mais double portes format bureau, deux ouvertures dans le parpaing, rectangles horizontaux découpés par armature métallique avec vitres sur fond sombre, intérieur invisible opaque. On attend parfois tout le voyage pour ce qui surgira quelques secondes et ne délivrera rien que ce que la vue en sait déjà, le temps de refaire ses repères et réorganiser la vue globale le train va trop vite et tout a passé, on ne voit plus rien, on a juste vérifié que le mystère était encore là, c'est à Foug un peu avant Toul, où on ne ralentit pas, qu'il y a cette place de la gare avec encore une fois la rue perpendiculaire, et sur la place l'étrange renvoi des deux taches roses pourquoi, sur le fronton du bâtiment le mot Dancing écrit en très gros, et en face, symétriquement, de l'autre côté de la rue toujours vide, la rue où on aimerait marcher, où on aimerait faire même inventaire de détail mais jamais on ne le fera, jamais on n'y viendra, sur un fronton un peu plus large et à peine dix mètres en arrière, l'inscription en trois lignes Bar Restaurant Laurain téléphone 104 en même graphisme sur un même rose, et qui vient danser à Foug on ne le sait pas, on n'a jamais rencontré personne de Foug. la même photo en 1909 (© La France d'Autrefois) Arrivée - que Nancy étant une grande ville, la même profusion (à échelle seulement réduite) qui était celle de Paris à Meaux semble se refaire de Liverdun à Frouard et de Frouard à Champigneulles, on entre dans la ville par ses couches successives. On a suivi la Meuse puis la Moselle et maintenant on a rejoint la Meurthe, il y a cette cabine pour la commande d'écluse, où le canal surplombe de très haut le fleuve, et la cabine le canal, personne derrière les vitres et jamais de bateau dans l'écluse, mais la cabine est vaste et blanche et étroite et longue prise entre l'eau et l'eau, la surface dormante de l'écluse et la surface trouble de la Meurthe très large, et juste ensuite encore immense bâtiment vide et sans vitres, les graffiti sur les murs d'ancienne usine de bord de l'eau, l'usine qu'on ajoute à la liste des usines vides, des usines mortes. En face, la casse aux vieilles voitures et tous autres possibles empilements de ferrailles tirées de la ville, et entre le canal, passé soudainement de l'autre côté du train, quelques bonnes dizaines de jardins exigus à flanc de pente, à flanc d'eau, les terrasses pas plus larges que le pas d'homme bardées de tôles ondulées comme pour les multiplier encore, sans empêcher les abris à outils hérissés pas plus larges chacun que les râteaux ou bêches qu'ils enferment. Qu'il ne soit pas indifférent qu'à Revigny le bar dans la rue perpendiculaire qui s'éloigne de la gare se nomme l'Outsider, et ait bandeau émaillé rouge au-dessus de la vitrine.
Qu'ils ne soient pas indifférents, quand dans le ciel gris de la chauffournerie (on l'appelait cimenterie, mais non), avant le tunnel de Foug, après les deux châteaux d'eaux jumeaux vieillissant ensemble, les grandes trémies occupent soudain tout le ciel sans laisser comprendre comment tant de matières peut être soulevée sans tomber, les deux hommes ce matin-là avec des bottes de caoutchouc et des casques de plastique jaune parlant travail puisqu'ils montrent là-haut les énormes tuyaux, seuls dans l'immense complexe levé jusqu'au ciel des trémies et tuyaux. Brève fuite en arrière de la cimenterie, depuis la colline tout entière blanchie et même cette maison à l'écart de l'usine et son jardin et même le tennis un peu en arrière et son toit et sa terrasse, blanchis comme les arbres et l'herbe même. Et d'un blanc plus cru la falaise que l'usine ronge, et d'un coup sur la vitre non pas comme un objet qui grossirait, mais occupant d'un coup toute la surface de la vitre par tuyaux et trémies, l'énorme tubulure de métal soudé, diamètre de quatre mètres environ, tourne sur elle-même lentement, saisie dans des manchons géants, en pente inverse pour quel circuit de concassage et de brûlage la section carrée d'un tapis roulant, et par derrière au-dessus des fours encore les tubes repliés en courbe de la récupération des poussières ou des fumées, et le tapis roulant, et les cheminées et toutes parties hautes on peut y accéder par échelles, escaliers et passerelles, le chemin des matières doublé donc par ces jambes de fer étroites, pentes croisées des translations de matières, concasseurs, broyeurs ou fours dans toute la variété possible des blancs et gris. Qu'il ne soit pas indifférent le pêcheur en vert au bord du canal juste avant qu'on traverse après Toul la Moselle, sur les kilomètres possibles du chemin de halage désert celui qui choisit chaque semaine (mais est-ce le même, en tout cas chaque semaine prévoir qu'un pêcheur sera là, et il y est) de se mettre juste en dessous ou tout auprès du pont de chemin de fer, dans le vacarme qui est le nôtre, lui qui ne nous regarde même pas. Et pas indifférent, cet homme en blouson bleu foncé et casquette rabattue sur les yeux aperçu marchant vite sur une route déserte, un kilomètre vide derrière, une kilomètre vide devant, partant où et pour faire quoi. Qu'il ne soit pas indifférent à Liverdun, seconde cour de la conserverie l'escalier de fer en spirale peint au minium à vocation d'escalier de secours, personne jamais dans cette cour en enclave dans les bâtiments jaunes.
Et la maison sur l'écluse, à chaque passage on vérifie que la longue tige de fonte recourbée au bout en poignée ovale, qui sert à tirer la porte une fois atteint l'équilibre des eaux, est bien là dans l'herbe, à attendre. A la semaine suivante on vérifie la présence des crémaillères par quoi, une fois porte aval et porte amont fermées, on ouvre d'un côté ou de l'autre les vannes en planche de bois bitumée par quoi le courant égalisera le niveau, et que le raclement de chaîne sur la planche du bateau, comme le raclement de la même chaîne sur la pierre taillée du bord, on en percevrait depuis le train le tintement, et qu'on vérifie encore la trace de terre nue dans l'herbe par quoi on passe au long de l'écluse d'une porte à l'autre, et l'escalier de pierre par quoi on peut descendre du bateau et l'amarrer, niveau bas ou niveau haut, et qu'encore on sentirait dans ses mains, puisque les écluses en ce pays sont partout les mêmes. Enfin, la disposition même de la maison, les fenêtres ouvertes sur les chambres à l'étage, et plus loin, derrière les haies de la route, les bâtiments industriels dont l'arrière a rogné jusqu'ici. Mais dans le monde qu'on observe, depuis la fenêtre du train, le jeudi 8h18 (et quand l'écluse paraît, il est environ 11h), on n'a jamais constaté la présence d'un bateau, ici dans l'écluse, qui supposerait le mouvement des portes, de la soulever, la tige de fer, et de comprendre peut-être, parce qu'il y a cela qu'il faut faire, un peu de son destin propre par la force qu'ont les choses par elles-mêmes. Elles manifestent encore leur imbrication au travail de l'homme, il y a le bord droit de la rivière dans son berceau de pierre, il y a la tige de fonte abandonnée dans l'herbe. Les usines mortes qu'on a vues plus tôt avaient fonction de les forger, elles et ses pareilles, les tiges, treuils, rambardes et manivelles. L'eau demeure, et le linge. Quelque chose s'est séparé. On en est encore, chaque jeudi, le témoin. La nouvelle ligne de train, enfin plus rapide, bientôt passera droit, il n'y aura plus que deux gares et quelques parkings. On sera nous-mêmes dispensés de constater l'abandon. On ne regardera même plus, peut-être, aux vitres du train.
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