François Bon / Décor ciment

Décor Ciment a été publié aux éditions de Minuit en 1988

les notes préparatoires à Décor Ciment ont été rédigées à Bobigny, Seine Saint-Denis, de septembre 1986 à mai 1987, dans le cadre d'une résidence "écrivains en Seinte Saint-Denis", logé au 14ème étage de la tour Karl-Marx - merci à Henriette Zoughebi

le livre a été rédigé à Berlin (ouest) de juillet 1987 à mai 1988, dans le cadre d'une bourse Berliner Künstlerprogramm du DAAD - merci à Joachim Sartorius

un film de 26 minutes réalisé par Stéphane Gatti, diffusion La Parole Errante, avec Evelyne Didi, Michel Didym, André Wilms et Benoît Régent en est issu


port de La Rochelle, 1988, l'ancienne drague

ci-dessous, deux extraits des cahiers, le premier concernant la structure du récit de Décor Ciment, le second des notes au jour le jour de la cité

à lire aussi
Banlieue n'est plus, réflexions sur urbanisme et Seinte Saint-Denis, 2000
Tous les mots de la langue, une journée à la bibliothèque municipale de Bobigny (1998)

 

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Seine Saint-Denis, "L'impasse et la chance"
© François Bon, 1991, publié par l'hebdomadaire Révolution.

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Bobigny, vue depuis le 14ème étage de la tour Karl-Marx

ce même cliché photographique a été effectué tous les soirs, dans les mêmes conditions, pendant dix mois : mais, en 1986, il n'était pas encore question de webcam


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Parce que je ne sais plus rien, et que la moindre ville partout s'efforce désormais de mimer ce qui de Pantin à Villepinte ne tenait que d'un cataclysme, machine folle prise à sa propre inertie et labourant une très vieille terre pour la recouvrir de ce qu'on est bien forcé d'assimiler à une mort déversée: tout cela n'a été qu'une impasse, et seuls pourront négocier du futur qui sauront la reconnaître comme telle. Villes nouvelles empilées l'une près de l'autre qui sont comme des briquets jetables, mais les bétonneuses continuent d'alimenter les coffrages à viande d'homme, petites boîtes certes maintenant plus douillettes et mieux adaptées aux magnétoscopes et à l'ouverture télécommandée de la porte d'en bas, superposant à l'entassement du désastre une nouvelle conception de l'assemblage social mais tout cela s'alourdissant toujours sur cette peau usée, éventrée d'autoroutes saturées et distendue de ronds-points où on se perd, Rainer Maria Rilke disait: lames plantées droit dans le dos de la terre.

Je ne sais plus rien, le procès a cessé qui faisait les âges des villes se superposer comme à "Saint-Denis Basilique" (l'inversion des mots dans leur vocabulaire pour remettre les choses à leur place) si longtemps après on les retrouve; on rajoute au béton des placages mais l'ossature de la boîte est définitive: il y aura à payer la rançon de l'absurde. Puis on refait la même chose auprès, ceux qui se pensaient privilégiés d'avoir inauguré Karl-Marx (à Bobigny la très active "Association des bretons de Karl-Marx") en venant de la cité de l'Etoile déménagent à Picasso ou Rimbaud: l'important n'est pas tant cette mise l'un sur l'autre des hommes que l'empilement horizontal qui lui succède, c'est un département comme un chantier permanent pour que rien qui y arrive n'en puisse ressortir, la machine est malade, qui continue de trouver dans ses bas toujours de plus démunis qui acceptent, et tirent à leur tour plus loin de tout sauvetage possible ce qui d'emblée ne pouvait qu'être condamné; tout est né d'un hiatus, il y eut maldonne. Et continuez pourtant, vos architectes ont assez de triangles encore dans la tête (ou ceux qui eurent l'idée de riches appartements à terrasses au-dessus des logements ordinaires, et tous les pare-brises cassés qui en découlèrent), à Aubervilliers la Maladrerie persiste comme un chancre à s'étendre (ils disent: le Blop), dans dix ans et un peu d'abandon ça aura belle allure, ces tonnes de béton.

La machine est malade, on dit que le béton ce n'est pas de sa faute, que tout vient du reste: une capitale comme un trou, qui tire de tous ses fils la force vive d'un pays entier (de bien d'autres pays) et ne sait plus qu'en faire: gagnent les entrepôts et les banques, durent les hangars de tôle et les galeries souterraines où on vend ce qui est assez médiocre pour s'assortir aux bâtiments, et dans les campagnes les villages sont à l'abandon, tout le monde est parti et ce n'est qu'en août aux vacances que les 93 reviennent; il n'y a plus rien à faire en France que venir à son tour se mettre au pied de la machine et c'est elle qui vous trouvera, dans un des six départements de la ceinture serrée sur sa bedaine de géant obèse, la petite case où elle vous gardera à ses ordres, tout le reste n'est qu'esbroufe: non, la banlieue ne fera jamais une ville et tant mieux.

La raison a cessé, qui obligeait tant d'hommes à venir habiter près de leurs usines, elles ont l'une après l'autre cassé (l'entreprise formidable qu'est le chantier tout aussi permanent de ce qui se défait, jeu géant des grues pour le ferraillage des industries disloquées sans mémoire); il reste encore quelques concentrations formidables, mais désormais c'est la dispersion de petits métiers qui est le trait dominant des tours, tant de visages qu'on n'y aperçoit qu'au dimanche ou camions qu'au soir ils parquent sous leur fenêtre, et celui-ci qui tous les matins laissait ses petites filles à la maternelle en habit de croque-mort: l'impression fausse que peu à peu n'habitent ici que ceux qui en entretiennent la survie globale, gens de mairie, jardiniers ou livreurs. Je ne sais plus rien: mais l'artifice qui présida à l'accumulation a disparu, et c'est par l'inertie d'une fuite en avant gigantesque qu'on prétexte de la concentration forcée pour légitimer de sa continuation. Il faut aller jusqu'au Mexique pour trouver un pays qui s'est ainsi bâti sur un tel principe de centralisation et la loi d'une seule ville: satellites de Paris qui, avec l'énorme poids mort des cités au rabais et des mers lugubres des pavillons, voudraient conquérir maintenant leur carte d'identité d'adulte, comme un manège sur un champ de foire devient éternel dans la tête d'un gosse; réhabiliter ne voudrait pas dire d'abord reprendre à zéro, et savoir combien de tous ceux-ci qui y vivent s'y sentent seulement obligés? Alors de nouvelles proportions permettraient un nouvel appui, comme cette rue blanche à La Courneuve qui remplace la tour démolie. A Stains cette si étrange cité de l'époque Loucheur, H.L.M. à l'horizontale mais mimant à chaque pavillon si étroit un peu du vieux château de briques qu'ils dépècent, au Pré Saint-Gervais dans cette rue en pente le rêve sauvé des cités-jouet d'avant-guerre, à Montreuil ou Auber ces langues et ces noms qui se mêlent comme on dit sang mêlé, la terre des sculpteurs à Pantin près du canal et le fondeur de bronzes à Bagnolet, à Dugny cet endroit bizarre où, contre le cimetière grand comme un appartement laissé en l'état depuis le bombardement de 45, vieillissent à l'abandon des avions d'un autre âge, pour la magie des bâtiments délaissés et des rails mangés d'herbe à la Plaine Saint-Denis, pour les moulures baroques des villégiatures du Raincy combien de Bobigny à raser, de Courneuve à refaire?

Je ne sais plus rien et il est bon sans doute, cet effort gigantesque pour réapprendre modestement à vivre: nulle part comme ici les bibliothèques de ville ne répondent à leur vocation, la concentration outrée a permis aussi ces écoles de musique et ces ateliers de danse; on ne peut pas laisser en l'état les barres si tristes de Montfermeil et les déversoirs à pauvres dessinés comme au pinceau ou la brosse sur la carte des villes: on dirait là-bas quand on se promène qu'une explosion partout pourrait n'importe quand se produire. Mais on pourrait encore mettre tout ce département sous une gigantesque coupole, son ciel gris le tolèrerait, puis le séparer de la planète et voir comment la vie y continue pourvu qu'on alimente les Mammouth de ses galeries commerciales: même les espaces verts tiennent de l'artifice (manière d'empiler sur place les déchets qu'on fait, pourvu qu'on y plante ensuite des arbres), les autobus commencent à cinq heures le matin et ils sont déjà quelques-uns à attendre; le soir à six heures tout se bouche à la fois et les rues vont éclater puis tout se calme, les télés s'allument: la nuit de Seine Saint-Denis fascine, qu'on dirait toute illégitime; bars sur les nationales qui ne ferment pas, et voitures sans immatriculations ni phares dans les souterrains, où ils montent à six pour rouler le plus vite qu'ils peuvent: conquérir sur place l'idée de s'enfuir? Panorama incroyable des lumières s'éteignant dans les tours. Le gigantisme de Paris est abstrait, dans les cités il est partout concret pour frotter à la peau de l'homme et lui gommer ses couleurs: alors c'est dans cette bagarre à main nue, où justement cela frotte à l'échelle minuscule des vies, que pourrait s'initier une très lente renverse, un sauvetage comme de main à main on ferait passer quelques paquets qui valent; comme une transfusion où on commencerait, justement, par ces couleurs: à condition d'être rapportée à l'impasse et au désastre l'entreprise peut valoir, qui s'annonce pourtant comme une immense peine, mais nécessaire. Et l'artifice géant devenir en ce domaine comme dans les autres, rapporté à la maladie générale de Dunkerque à Marseille, la racine d'une novation dans les faits, la capacité de faire preuve; tout est extrême et urgence, qui touche à la Seine Saint-Denis: en cela aussi, toujours, sa chance.

 

le ciel à Bobigny, vues du 14ème étage de la tour Karl-Marx

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