Daewoo le roman au travail |
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article de Philippe-Jean Catinchi, en une du Monde des Livres le jeudi 9 septembre à lire : la page Perec de remue.net (voir la citation du début de l'article, dans "interroger l'habituel") ___ réflexions à propos de mon livre Autoroute (Seuil, 1999) ___ et Billancourt (Cercle d'art, 2004), avec le texte de Didier Daeninckx paru aussi dans le Monde des Livres |
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Le roman au
travail François Bon poursuit avec "Daewoo" sa
quête d'une
humanité en voie de dissolution. Quand l''écrivain rend
compte, de paysages dévastés en vies brisées, c'est
la mission de la littérature qui se joue.
" Comment parler de ces "choses communes", comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. "De livre en livre, François Bon semble s'appliquer à satisfaire l'exigence fixée jadis par Georges Perec. Depuis Sortie d'usine (Minuit, 1982) - un titre qui aurait aussi convenu à Daewoo , dernier opus en date de l'écrivain, qu'il qualifie avec moins de provocation que de défi littéraire de "roman". DAEWOO. Six lettres qui surmontaient l'usine bleue de Fameck (Moselle), l'une des trois unités du groupe coréen installées sur le sol lorrain à coups de subventions publiques pharaoniques dans un paysage de fer et d'acier sinistré par l'extinction de l'activité sidérurgique à la fin des années 1980. Six lettres qui disent le "vaste univers" en coréen et dont l'assemblage, défait pièce à pièce, comme un puzzle qu'on casse pour le reprendre plus tard, ailleurs, achève d'anonymer un lieu où ne subsistent que les traces, route nue, rond-point ( "Ils disent giratoire, mais le mot n'est pas convaincant" ), herbe mitée et parking vide bordé d'enseignes déteintes, inutiles sur des bâtiments désertés. Autant d'indices sensibles de l'abandon d'espaces naguère humanisés. Jusque-là François Bon travaillait une matière - cette friche-cicatrice - dont la progression lente dispensait de prendre conscience. " Savoir apprendre la patience" (Autoroute , Seuil, 1999) semblait le maître mot. C'est du passé. Il y a urgence désormais. Pour les besoins d'une action théâtrale avec le Centre dramatique national de Nancy ( Le Monde du 20 juillet), Bon est venu là en mission. Assurer sur le terrain le relevé des empreintes d'un crime social, quitte à s'octroyer dans le mouvement l'instruction, à rendre le verdict même. Pas tant celui qu'encourt Kim Woo-chong, le douteux patron de Daewoo, opportunément naturalisé français pour (éphémères) services rendus à l'économie locale quand l'ombre de la justice coréenne se fit pressante. Mais celui qui attend le romancier, sommé de situer son engagement face à la saignée humaine, ces centaines de vies déclassées, reclassées en "superflues" . Un superflu qui n'a rien du luxe quand il désigne l'humain. Venu ausculter une douleur perceptible dans le cadre avant même qu'on n'y croise les hommes - les femmes plutôt, pudiquement retranchées derrière la conscience de leur dignité arrachée -, Bon délimite une fois encore son territoire, la vie sociale vue du côté des laissés-pour-compte. Naguère à la centrale de Gradignan ( Prison , Verdier, 1998) ou à Lodève où il rencontra une jeune femme qui mourra de surdose et dont il façonnera le tombeau théâtral ( Vie de Myriam C. , 1998) ; aujourd'hui, avec avec l'œil d'Antoine Stéphani, à l'île Seguin ( Billancourt , Cercle d'art, 2004). Ici la fracture se révèle impossible à réduire. La magie lexicale n'opère pas. Et l'écho douloureux du cri de l'abandon s'étouffe sans s'éteindre. Armé d'un de ces carnets noirs qu'il griffonne depuis l'adolescence, d'un Sony Mini Disc et d'un crayon, Bon vient se confronter au réel dont il a préparé la rencontre en lisant les coupures de presse ou en surfant sur le Net - un outil dont il est virtuose, à visiter sa propre adresse web ( www.remue.net ). Reste l'enjeu de l'écriture. Toujours en quête d'un renouvellement du statut de la parole, ce qui l'a conduit à s'investir dans ces ateliers d'écriture qu'il anime depuis plus de dix ans (détenus, Rmistes, SDF, jeunes des ZUP - le formidable Phobos les mal-famés , Seuil, 1996) et dont il a même livré une "méthode" ( Tous les mots sont adultes , Fayard, 2000), Bon attend la profération, étape liminaire du dialogue. Pas ici. Où la règle est ne pas effrayer, pour apprivoiser le vif. "Nous avons d'abord échangé comme on explore, sur l'usine, la chaîne, les contremaîtres, la description du travail." Après seulement affleure le drame. Lui écoute. Epie la formule juste : "On n'a pas demandé la vie tapis roulant... Ah, ça vous plaît, l'expression, vous vous en resservirez, c'est ça ? A votre aise..." Sismogramme d'âmes en survie. " La moitié du monde ne sçay comment l'aultre vit." Ce constat, emprunté à l'un de ses maîtres, François Rabelais, Bon s'applique à l'infirmer. Lui qui a arpenté les couloirs des prisons, centres sociaux et autres bureaux de l'ANPE, s'installe, immobile, au centre de la fresque éthique qu'il retouche sans cesse, témoin reporter de la fin d'un temps. Evangéliste d'une eschatologie vertigineuse. La quête de fidélité justifie seule le romancier de son voyeurisme. Documentariste, il rend compte. Pour que chacun se rende compte. Attendre le moment de l'effacement et par l'écriture le conjurer. Alimenter le sens d'une dignité humaine qui disparaît, victime de la dissolution du lien collectif. Faillite d'une vision ancienne - périmée ? - de l'humanité. La sauvagerie, tapie depuis la bestialité rauque du Crime de Buzon (Minuit, 1986), progresse sur ces terres qui semblent vouées au sacrifice, rongées par l'animalité et les cancers modernes, le stress plus que la maladie, la logique suicidaire, des atteintes à l'environnement (rivières empoisonnées) à la dérive électorale vers l'extrême droite, avec son cortège d'actes désespérés (privés, tel le suicide de Sylvia F. à la mémoire de laquelle Daewoo est dédié, ou non, quand l'attentat aux biens répond à la violence de la spoliation). Daewoo est un chantier ouvert où le collage préserve les brisures, ces balafres ostensibles malgré le réflexe pudique de les masquer. Le travail de Bon tient à l'écart qu'il respecte. Ecart ténu pour rester impliqué. A la mise à distance qui rend supportable le scandale. Au savoir de l'accoucheur qui canalise un cri brut, entre désespoir et révolte. Face à une angoisse qui cherche ses mots, à une inquiétude qui restaure paradoxalement la dignité ( "C'est beau, ce mot, inquiétude, il calme" , répète l'une des employées débauchées), la parole rapportée échoue. Il faut recomposer... " Je ne prétends pas rapporter les mots tels qu'ils m'ont été dits : j'en ai les transcriptions dans mon ordinateur, cela passe mal, ne transporte rien de ce que nous entendions, mes interlocutrices et moi-même, dans l'évidence de la rencontre. Je notais à mesure, sur mon carnet, les phrases précises qui fixent une cadence, un vocabulaire, une manière en fait de tourner les choses. La conversation vous met d'emblée dans une perspective ouverte, tout ce qu'on suggère au bout des phrases, et qui devient muet si on se contente de transcrire. C'est cela qu'il faut reconstruire, seul, dans les mois qui suivent, écoutant une fois de plus la voix, se remémorant ce qu'on apercevait de la fenêtre (...). J'appelle ce livre roman d'en tenter la restitution par l'écriture, en essayant que les mots redisent aussi ces silences, les yeux qui vous regardent ou se détournent (...) ." Stèle d'une humanité condamnée ou manifeste d'un nouveau roman ? "Les noms de ceux qui ne sont plus, comme autant d'appels d'ombre. La masse que cela supposait de figurer, reconstruire : il n'y a littérature que par le secret tenu." Philippe-Jean Catinchi • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 10.09.04 |