retour François Bon, journal
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de science, de littérature et de vie à la campagne les 5, 6 et 7 juin, en stage d'écriture à Foljuif avec les étudiants de Normale Sup |
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C'était le but du jeu: s'enfermer 3 jours et 2 nuits à une quinzaine, à Foljuif, près Nemours, en forêt de Fontainebleau, pour écrire, lire, puis écrire et lire. Des 17 qu'on était, ce à quoi je ne m'attendais pas, c'était la diversité des trajets, ils ont pourtant moins de 25 ans. "Normale Sup", dans la tête de tout un chacun, on s'imagine plutôt un destin tracé bien droit de prof de lettres, même si ça réserve aussi le meilleur, comme mes amis Pierre Bergounioux ou Jean-Paul Goux, les Bernardi et bien d'autres. Eux et elles, on fait son petit tour à Sciences Po, on fait de la programmation informatique, on a des DEA de maths, ou on se consacre à la philo ou à l'esthétique de Magritte, une autre avait traversé HEC et un avait amené son Gaffiot de latin. Un autre pratique déjà la mise en scène de théâtre, etc... Et géographiquement c'était la même chose, Klaus nous venait du lac de Constance avec Rilke et Brentano sus par coeur, Miquel de Barcelone et Asako de l'université Waseda, où j'étais il n'y a pas si longtemps... Pour eux, cinquante minutes de train depuis Paris, mais ça m'aurait fait un trop gros crochet, et puis j'emmène un plein cageot de bouquins. Il faut suivre la Loire jusqu'un peu au-dessus Orléans, et remonter encore de 80 kilomètres au nord. J'ai appris la veille au soir que les Rolling Stones s'étaient réunis chez Mick Jagger à Possé-sur-Cisse, près d'Amboise, alors sait-on je passe pour un petit salut du coeur. Mick a laissé pousser une double haie infranchissable de saules et bambous mélangés : l'élégance de ne pas s'enfermer derrière mur ou grillage, on respecte. Et puis quoi, à cette heure-là, ils dorment. Je ferai pourtant aussi le crochet au retour, des fois qu'il y aurait des échos de guitare sur le petit chemin derrière, qui longe tout près la maison, mais non, ils sont à Paris, au studio Guillaume Tell, ils ne vont pas refaire Nellcote en Touraine. Alors une bonne traversée de la Beauce toujours aussi droite, et l'arrivée à Foljuif, au fond de la cour, entre les bâtiments dix-septième, la petite salle où on va s'établir.
Au début du siècle, un généreux donateur lègue à l'Ecole Normale Supérieure son domaine de Foljuif, à l'exception du château, qui reste entre les mains de son fils adoptif. Il met pour condition que l'ensemble sera consacré à la recherche en biologie. Et c'est toujours comme ça que ça s'appelle, "station biologique de Foljuif". Nous, on n'y comprendra pas grand-chose et les biologistes présents sont plutôt silencieux, à moins qu'ils considèrent notre présence comme intrusion dommageable? On fera pourtant bien attention à dire bonjour et saluer à voix claire et haute, mais c'est comme si on n'existait pas. Leur affaire, c'est les lézards capturés avant ponte, la progéniture isolée ensuite un par un dans des boîtes en plastique avec piscine et abri, plus lampe pour la chaleur, nourris l'après-midi d'un asticot quotidien qui leur est déposé à la pince à épiler. Ensuite paraît-il à nouveau laissés à eux-mêmes dans des enclos pour étudier comment ils se saisissent de l'espace. Il y a aussi d'étranges séries de tentes avec plantin et abeilles, et quand une expérience se termine on la laisse devenir énigmatique et géométrique ruine, sur les 23 hectares du domaine. Moi je ne l'aurai pas exploré complètement, mais les courageux qui font un tour de jogging avant écrire ont vu des chevreuils (il y a aussi la ligne de chemin de fer et l'autoroute, au bout des arbres, en brutal contraste).
Dans cette nature laissée partiellement à l'état sauvage, les oiseaux, insectes et tous animaux trouvent une protection que la rentabilisation des campagnes a bien mis à mal en quelques décennies. C'est très déstabilisant. C'est une fascination qui me fait régulièrement revenir aux si beaux livres de Jean-Henri Fabre. Celui qui dans son "clos" laissait pourrir des taupes sur des bâtons pour attirer les nocturnes détrousseurs de sucs cadavériques. C'est sans doute cette image-là de la biologie dont disposaient les fondateurs de Foljuif. Dans la petite salle qui jouxte celle où on écrit, il y a "la collection". Les animaux méchants, loups, renards, genette, sont empaillés tout crocs dehors, et les gentils sont regroupés à l'écart, l'écureuil tenant sa noisette entre les pattes, la couvant de son doux oeil de verre. Sur les étagères, les oiseaux dans des boîtes à bonbons, et dans des boîtes à cartons parfois laissés en vrac, même s'il s'agit du très rare trogoglodyte. Le tout soigneusement entretenu et les fioles de formol remplies. Etrange capharnaüm qui va souvent interférer avec les rêves et les images du texte. Moi, je flasherai pour ce squelette de chauve-souris, traité très fantasmatiquement, et pour lequel on doute de l'utilité pédagogique.
Chacun ira y voir, dans ces trois jours, à son tour ouvrant les tiroirs, palpant les chouettes et les loutres empaillées, examinant les chrysalides. On n'est pas rassuré à cet étalage de la mort séparée de toute disparition organique. C'est ce dont le monde urbain nous a séparés peut-être, mais surtout la trace d'un savoir qui manifeste avant tout que l'homme qui vide les entrailles et épingle ou met en bocal (je n'ai pas sorti de leurs étagères sombres les bocaux de formol remplis de serpents) tout ce qui ne lui ressemble pas. C'est la même chose dans l'étrange et beau musée aux écorchés de Fragonard de Maisons-Alfort (l'école vétérinaire), voir leur site, ou les magnifiques photographies d'Antoine Stéphani, avec qui j'ai fait le livre sur Billancourt. Finalement, le même esprit d'époque qu'on retrouve, appliqué aux hommes, dans le musée de la dermatologie de l'hôpital Saint-Louis...
C'est que moi aussi j'avais amené un grand carton à fond plat, tout rempli de livres et d'auteurs épinglés, surtout de grands morts, de morts qui me sont chers, de Nathalie Sarraute à Marguerite Duras, de Bernard-Marie Koltès à Georges Perec. C'était moins gênant pour les auteurs d'il y a un peu plus longtemps, comme Artaud ou Saint-John Perse. Mais il me semblait que j'avais la même posture, à vouloir décortiquer, ouvrir, scruter, pour prendre de la page vivante la trame narrative où nous allions nous risquer ensemble. C'est très certainement à cause de ces empaillages qui nous entouraient, que j'avais ce sentiment de malaise pour les livres que j'aime, et qui étaient pourtant notre vecteur nécessaire. Il n'empêche. J'aime, comme en Suisse à Tramelan, ou à Mur en Bretagne, ces réclusions qu'on s'offre, où écrire la nuit devient possible, où on apprend à se connaître et s'accepter, avec les repas pris (merci, Mme Loyau) à la table commune, les bols de café à la file pour les matins embrumés, et ce qui s'installe de liberté dans les mots justement par cette fatigue, cette acceptation, cette dérive. J'avais amené quelques travaux et carnets, je n'ai pas disposé en trois jours du moindre iota d'énergie personnelle, et toute la journée d'hier mardi, après retour, était encore comme obsédée des voix. C'est la belle rançon.
F B - 8 juin 2004
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