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se vêtir d'amphi aux Beaux Arts 28 juin 2004 : de comment s'habiller en amphi, considéré comme un des Beaux Arts François Bon, le journal images |
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Combien de fois on me l'a fait remarquer: je ne sais pas m'habiller. Je ne m'occupe pas de mes fringues. Je suis toujours dans des situations où il aurait fallu s'habiller autrement. Des fois, ça me rejoint même dans mes rêves. Pourtant je fais des efforts. Depuis deux ou trois ans, je m'habille à Paris, capitale de France, rive gauche j'ai mon magasin attitré. C'est au sous-sol de la gare Montparnasse, c'est génial, on prend ce qu'on veut, on paye vite fait à la caisse, et si je me gourre de taille je refile à un de mes gamins, ils sont plus grands que moi mais pas la même silhouette. Bon, avec deux futals au Celio de la gare, je rajoute 2 ou 3 tee-shirts noirs et voilà je me fais mon année, je porte ça en alternance, pour les futals semaine paire, semaine impaire, et quand au bout de sept huit mois ils craquent on jette sans remords. Donc, cette première réflexion parce que dans le cloître qu'enserre l'école des Beaux-Arts les statues s'habillent à leur guise. Moi je m'habille plutôt bouquins, d'ailleurs sur le chemin me suis arrêté à la Hune pour me ravitailler en Dazaï : grand écrivain japonais qui s'est suicidé en 1948, j'ai découvert ses Cent vues du mont Fuji il y a peu, je lis tout le reste (c'est pas énorme d'ailleurs, mais aigu comme du Maupassant, qui fascinait Dazaï). J'ai quelques autres vices dépense, cordes neuves de guitare, un petit disque dur externe tout neuf pour l'ordi, ce genre, mais les fringues, non, j'ai toujours détesté la corvée d'achat de fringues. Mais aujourd'hui, à l'école des Beaux-Arts de Paris (ENSBA), c'est d'un amphi qu'il faut que je m'habille.
Je suis un peu en avance. J'ai loupé, vendredi dernier, la journée portes ouvertes, alors je me balade dans les couloirs, les escaliers, les cours. Les portes des ateliers sont pourtant encore grand ouvertes, mais c'est ambiance fin d'année, on range, on emballe, on classe. N'empêche, comme à la villa Médicis, derrière les grandes verrières c'est ce fatras savant des peintres et sculpteurs qui offre du rêve. Quelquefois on croise des oeuvres exposées, on s'interroge. D'autres fois on tombe carrément en arrêt, mais non, il s'agit juste, composition parfaitement abstraite, de deux cabines téléphoniques en vis-à-vis.
On est en plein Paris, angle rue Bonaparte et quai Malaquais, dans le Saint-Germain des galeries d'art, et dès qu'on franchit les grilles de l'ENSBA, le monde bascule: chaque mur est un chantier, un geste libre dont Voltaire fait irrespectueusement les frais, maquillé de rouge noir, tandis que ce magnifique nu masculin (ça va me valoir un paquet de clics Google, ces 3 mots dans le texte) qui lui fait vis-à-vis y a échappé : que se disent-ils, la nuit?
Avec Henry-Claude Cousseau, le directeur de l'école, nous avons quelques vénérations en partage, Chaissac et Hélion par exemple. Mais je découvre seulement aujourd'hui qu'on a aussi même vénération pour Marcel Proust: sa volonté, avec Gaïta Leboissetier, directrice des études, de réinsérer la littérature dans les options obligatoires de l'enseignement ici dispensé devient moins surprenante. Après passage au bureau pour trouver la bonne clé, il m'ouvre la cour Malaquais, une des cours qui a servi de modèle à Proust pour l'hôtel de Guermantes. Françoise pourrait apparaître à une des fenêtres. Au rez-de-chaussée étaient des boutiques dont on voit encore la trace, et la rencontre Charlus Jupien c'est probablement sous cette voûte, dans ce passage. Les bureaux d'Henry-Claude Cousseau et Gaïta Leboissetier sont dans les anciens salons de la comtesse Greffulhe, Proust en était souvent l'invité, ils sont probablement le modèle du Temps Retrouvé. Alors, même si dans la cour du prince de Guermantes les pavés sont de bois, je mets l'appareil au ras du sol pour que la porte tant de fois franchie par Proust semble repoussée par les inégalités martiennes du sol. De l'autre côté, le vingt-et-unième siècle et le quai de Seine. J'imagine ce que ce serait de marcher dans cette cour avec Jean-Yves Tadié... Mais voilà, le but de la visite. Cette année, c'est l'ami, le frère, Pierre Bergounioux qui a inauguré ce cours de littérature pour les étudiants des Beaux-Arts. Ce n'est pas une paire de pantoufles qu'on vous propose, mais comme une masterclass, chacun passant le relais au suivant. A la fois ça me fiche une trouille terrible, de fin janvier à fin mai, une bonne douzaine, une petite quatorzaine de cours où il ne sera pas question de ne pas donner le meilleur, de trimbaler sur ses épaules toute sa bibliothèque, à la fois c'est évidemment une excitation considérable de penser qu'on va lire ou relire les auteurs ici, dans ce lieu tellement symbolique, et pour des visages, des corps, des voix, des mains tous occupés de leur propre faire artistique, de leur devenir dans un art mouvant, en rupture. Et j'ai grand respect pour l'oeuvre personnel de nombre des enseignants de l'école. Donc voilà, un tout petit amphi tout vertical, et un grand amphi en longueur. Confort identique, c'est-à-dire à faire honte même à la fac de sciences de Bordeaux, pourtant pas des plus gâtées. La question n'est pas facile à trancher, parce que l'école d'architecture voisine jalouse les locaux que les deux écoles ont en partage.
Pierre Bergounioux avait choisi celui-ci, plus de lumière, un micro, mais une estrade séparée par une marche de ciment, et une distance considérable entre les premiers rangs et ceux du fond. Gaïta Leboissetier tient vraiment à ce que je choisisse le grand... Décidément, non. Je lui confirme ma préférence pour le petit cube sombre, avec les visages qui monteront jusqu'au plafond, mais enserré dans le vieux cloître, et pas besoin de micro. Ce sera le dernier mardi de janvier. J'ai dit à Henry-Claude Cousseau, avant même de savoir que Proust avait lui aussi usé ces couloirs et ces cours, que le premier cours serait forcément sur Proust et Proust seul, hommage à Marcel Proust. Ce soir je confirmerai par mail à Gaïta Leboissetier que mon choix est fait. Etrange, dans la tête, en ces temps de si peu de sérénité, de savoir que cinq mois d'affilée le rendez-vous important sera ici, rendez-vous avec soi-même tout d'abord. J'irai auparavant dans la bibliothèque me charger de silence et d'images. Je me dis qu'aujourd'hui j'ai photographié des couloirs vides, et que dans un an je ne verrai plus rien des murs, mais saurai des tas de visages, de voix, de regards et probablement de jeunes oeuvres. On gardera la dernière heure, chaque mardi, pour des échanges sur texte, mises en voix, pratique de la forme, on m'a donné cette liberté d'expérimenter... Alors évidemment que ça compte, les fenêtres, les murs, les bancs. © F Bon, 28 juin 2004.
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