Je ne saurais pas dater depuis quand, combien d'années,
j'ai dans mes rêves des instruments de musique à cordes,
souvent étranges, et la plupart du temps dans le rêve
je me mets à en jouer, les sons et morceaux qui en viennent
sont d'une maîtrise technique qui m'impressionne moi-même,
les musiques tellement précises qu'il me semble que je m'en
souviendrai au réveil, pourrai à jamais les reprendre.
Je peux seulement être
sûr,
pour quelques-uns plus précis
dont je me souvienne, qu'en 1972 par exemple (à cause du banjo
5 cordes d'un camarade de l'école des Arts et Métiers
de Bordeaux, et de l'annonce du décès de mon grand-père
maternel, l'instituteur) ces rêves étaient déjà
aussi fréquents, précis et détaillés qu'ils
le sont aujourd'hui.
L'acquisition systématique d'instruments de musique, à toute
époque de ma vie, et la fascination à les accumuler, est
tout aussi anciennement enracinée: je me souviens de mon violoncelle
en 1965, de ma première guitare en 1966, d'une cithare parfaitement
inutile achetée chez le coiffeur Barré de Civray en
1969 (même pas l'autoharp que j'aurai plus tard en 1971), des
violons achetés au marché aux puces d'Angers, puis
les accordéons
diatoniques (mon premier diatonique, acheté 800 F de Marc Perrone,
à Bordeaux, en 1974, comme j'en ramènerai un de Moscou de 1978,
un autre de Prague en 1979 avec basses dédoublées à l'octave, quelle
pitié de l'avoir revendu , 2 ans plus tard, dans une fin de mois difficile)...
A Paris, j'ai longtemps fait crochet par la rue de Rome, du temps où
le conservatoire de musique y drainait toute une population musicienne,
pour les vitrines des luthiers, les courbes forcément fascinantes
des instruments du quatuor – et dans ce que j'écoute, prédilection
aussi pour les instruments seuls (sonates d'Yzaïe, Kodaly, Britten)
et les quatuors pour aujourd'hui (Scelsi, Feldman). D'où sans doute
aussi la fascination, à avoir eu la chance de croiser quelques grands
ou très grands (le même Scelsi, et Arvo
Pärt dont j'étais le voisin
à Berlin, mais entendant chaque note qu'il jouait et réciproquement,
le
violoncelle
remisé sans regret dans sa housse). Je me vois
une nuit de 1977 marcher de Montparnasse à la
rue Lafayette, Paris sous une neige glissante, dérapant sans
lâcher
le violoncelle dans sa housse brune, le violoncelle que m'avait vendu
Patrick
Robin.
Puis l'étui noir brillant dont je l'enveloppai. Ou la rue de Douai,
à Pigalle, la rue des guitares électriques.
L'intérieur des ateliers de luthier, avec les odeurs de vernis, les instruments éclatés,
ceux qui attendent sans cordes, font partie de cette fascination, créant
des amitiés solides et de long compagnonnages, comme avec Ricardo
Perlwitz à Angers,
ou
à Tours mes visites régulières à Alain Pignoux.
Mais, dans les rêves, les instruments prennent des formes inventées,
inconnues, et c'est cela peut-être le mystère principal,
que cette invention toujours renouvelée, qui m'impressionne
même
dans le temps du rêve: un pareil instrument, nul ne saurait s'en servir...
A Paris, aujourd'hui, deux magasins sont des cavernes où débordent,
comme par miracle, ces instruments que mes
rêves réinventent, agrandissent: archiluths, épinettes, théorbes,
mandoles. Tous deux dans le Marais, l'un est tout proche des éditions
du Cercle d'Art, où souvent l'amitié et la parution prochaine
du livre Billancourt me ramènent.
Alors je descends une station de métro plus tôt, et je photographie
discrètement, quelle que soit la lumière du jour, présence
du propriétaire ou pas... |
Je ne sais pas, dans cette érotique de l'instrument
à cordes, si un quelconque instrument peut rivaliser avec le violoncelle.
Mais pourquoi la guitare prend une figure plus accessible, plus familière?
Pour ce qu'elle symbolise par l'électricité, feulement
et rythmes? Ou pour la convivialité
de sa pratique, le franchissement moindre qu'elle suppose au départ
pour partir à l'aventure des cordes?
Je n'ai jamais cessé, toutes ces années, de regarder les
vitrines des magasins de guitare. L 'an dernier, je me suis offert une
Gibson acoustique à son de violoncelle, qu'on sculpte sous le doigt,
et quand on joue un accord on entend toutes les cordes à la fois. Comme
un cadeau de gamin, ou bien qu'il était nécessaire, si cet argent me
venait d'avoir disserté sur les accords ouverts de Keith Richards dans
mon livre sur les Stones, que j'en rende une partie en offrande sur l'autel
même des noms fétiches. Avec la même
fascination à la sortir de l'étui noir, pour les 45 minutes
quotidiennes (en DADGAD le plus souvent) que pour ma première,
la toute modeste, dans son carton, l'année de Sergeant Pepper...
Je l'ai achetée à Guitar
and Co: là je peux donner
l'adresse, 64, boulevard Beaumarchais, à deux pas de la Bastille.
On en trouve à tous les prix, mais rien que des excellentes.
La liste est longue des musiciens professionnels qui s'y fournissent
en raretés,
et cette confiance qui s'instaure m'a sans doute incité: j'avais
presque remords, jouant si peu, à m'approprier une Gibson acoustique
véritable. Mais, depuis 5 mois, c'est redevenu une pratique quotidienne,
et j'y trouve
intérieurement
mon compte de concentration, discipline, et l'infinie quête
du rythme, si profitable à l'écriture.
Dans la vitrine de Guitar and Co,
les vintage Gibson ou Fender des annes 50 et 60 restent au-delà de mon
budget. Mais c'est bien parce qu'elles sont inaccessibles que le rêve
se remet en marche. Et peut-être
encore plus photographiées de l'autre côté de la
vitrine, comme si elles mangeaient et se fondaient aux reflets de la
ville.
C'est celle-là, l'inaccessible la Gibson demi
caisse (Birdland, 1961), les formes parfaites et ce
qu'on y sait de son, et de l'histoire de notre
musique,
amplifiée et rapide. C'est un monde de cuivres et d'orgue qu'il
y a, sous ce chevalet. A preuve, Keith Richards, et sa Gibson noire, à
l'Olympia, ce
11 juillet 2003: mais si c'était ce même symbole
qui nous prenait, rien qu'à faire, chaque fois qu'on peut, le
petit crochet qui fait passer devant la vitrine des instruments de
musique...
Même à Clermont-Ferrand,
récemment, débusquant
dans un magasin d'accordéons et batteries, plus quelques guitares
mais qui n'étaient pas des Gibson, un "rack
voix"
d'occase dont je me régale depuis (ça va être bien, dans les lectures,
un tout petit peu de compresseur et pre-reverb qui vous fait soit la
voix de Jim Morrison, soit les récitatifs de Léo Ferré)...
FB - 28 novembre 2003
PS : à propos, je viens d'acheter le livre Corti qui vient de paraître
: Maria
Zambrano, Les rêves et le temps...
"Keith Richards on guitar", Olympia,
11 juillet 2003
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