Theodor W Adorno / Minima Moralia

chaque dimanche, une page singulière de littérature


Dans son texte l’écrivain s’installe comme chez lui. De même qu’il sème le désordre avec les papiers, les livres, les crayons et documents qu’il emporte d’une pièce dans l’autre, de même se comporte-t-il avec les pensées. Pour lui elles deviennent les meubles dans lesquels il s’installe, où il se sent bien, où il cède à l’irritation. Il les caresse affectueusement, les use, dérange leur ordonnance, les réorganise autrement, fait des ravages parmi eux. Pour qui n’a plus de patrie il arrive même que l’écriture devienne le lieu où il habite. C’est alors qu’il produit aussi, comme jadis la famille, les inévitables déchets et débris de toute sorte. Mais il n’a plus de grenier, et il n’est jamais facile de se séparer de son rebut. Il le pousse donc devant soi et risque fort de finir par en remplir ses pages. L’obligation où l’on est de se durcir envers l’apitoiement sur soi-même inclut une autre obligation d’ordre technique, qui est d’oposer une extrême vigilance au relâchement de la tension intellectuelle et d’éliminer toutes les scories disposées par le travail, tout ce qui continue de tourner à vide et qui composa peut-être, à un stade antérieur, la chaude atmosphère faite de ce bavardage qui s’y développait et qui n’est plus désormais qu’un résidu moisi, insipide. L’écrivain n’a en fin de compte même pas le droit d’habiter dans l’écriture.

© Theodor W Adorno, Minima Moralia, éditions Payot


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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 mai 2005
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