la scène est à Buthrot (idée pour un film)

de l’imaginaire des lieux dans les vers de Racine



 ce 7 août 2017, il y a juste 10 ans de ce voyage...

• et ici la balade photo à Butrint, Albanie, été 2007.

 

Dans la bibliothèque irréductible, ces quelques textes dont nous sommes faits, et sans lesquels nous ne serions pas dans la contrainte d’étudier, d’écrire, simplement pour leur présence, le sentiment qui s’y forge de la langue, sa musique et son rythme, sa lumière propre aussi, bien sûr le nom de Baudelaire, mais partout, et comme Proust ou Claudel ou Giraudoux (sans doute le meilleur analyste de Racine) et jusqu’à Sarraute cette élévation de Racine. Et c’est totalement irrationnel : une forme aussi fermée, cinq actes, entrées et sorties réglées, montée western à la fin (mais toujours racontée, dite par celle ou celui qui en revient effrayé), et puis douze ans de sa vie, douze pièces et au revoir (je ne vais pas vérifier, qu’on refasse le compte en pièces et en années, en comptant Esther et Athalie ou pas : Racine s’absente, Racine s’oublie, et quand il revient avec ces démonstrations d’élève pour Mme de Maintenon, il est encore Racine – celui qui compte, et pas le bourgeois de cour décrypté dans Saint-Simon).

Et tant de mystères. Voir article oui dans Quelques-uns de Camille Laurens : pourquoi quatre pièces de Racine commencent-elles par Oui, et qu’est-ce qui s’en induit dès l’incipit pour le tragique ?

Dans le mystère Racine, aussi, ces lignes qui précèdent la pièce : voilà l’argument, voilà où je l’ai pris, voilà comment j’en fais une fiction en m’éloignant et de ma source littéraire et de mes sources historiques. On nous donne l’énigme pliée avant de nous aspirer dans le dépli, l’architecture de ce qui tient en trois lignes (ou une seule : le dimisit invitus invitam de Bérénice en étant le sommet…).

Mais aussi le mystère du lieu : relire Giraudoux (Essais sur le théâtre, en Folio), relire Claudel (ses Conversations sur Racine, à propos du coup d’archet de Racine et sous l’ébranlement de départ : mais à quoi pense l’acteur qui ne dit rien pendant la tirade de son collègue ?). Racine n’a pas de géographie, sinon celle de la scène et des mouvements qui la traversent.

Les mouvements d’apparition et disparition, mots qui conviendraient presque mieux qu’entrée et sortie, organisent seuls l’espace stable qui est le territoire – non pas de la parole —, mais de la relation de la parole à nous, qui l’entendons dans son déploiement : son adresse. Alors l’imaginaire est ouvert, et dans Andromaque ce qui revient dans le texte, c’est un mot tissu, un mot nappe, un mot presque indéfini par sa rime féminine : l’Épire.

Je sais que pour régner elle vint dans l’Épire

Mais au début d’Andromaque, il s’agit d’un nom plus rocheux, et une localisation bien précise :

La scène est à Buthrot, ville d’Épire.

Alors voilà, nous y sommes, à Butrint, et c’est changer de monde.

Je n’avais jamais ouvert une carte pour relire Racine. L’Épire évoquait des montagnes, et les bateaux venaient jusqu’aux palais, puisqu’à tout palais on arrive en bateau de guerre et qu’ils doivent en permettre dès l’acte IV la fuite rapide.

C’est une côte montagneuse sur des centaines de kilomètres. Et puis, là, dans ce coude qui verrouille l’Adriatique (les Vénitiens l’avaient bien compris), un marais entre un lac intérieur et un presque estuaire. Une poche refuge, ouvrant sur une plaine inondée. Le canal qui remonte de la mer à l’antiquité. Au bout est l’île.

Pour traverser le canal il y a ce bac : c’est peut-être lui, d’abord, qui fait changer de monde, un radeau sur fûts de 200 litres tiré par un treuil, il y a le même dans une nouvelle de Tolstoï, et aussi je crois dans La Maison des morts de Dostoievski. Sur le bac, s’empilent les Mercedes troisième main dont l’Albanie, dans son dénuement et la façon dont l’Europe lui tourne le dos, semble s’être fait le dépositaire international et unique.

De l’autre côté, la pierraille de Kwamil, avec son béton planté dans la caillasse, les chantiers indéfinis et ce petit centre commercial en vitrine.

Butrint est une île, reste une île. Les fouilles, depuis 1928, en ont exhumé à peine un tiers. Alors on déambule dans ce qui ne dépend pas des guerres ni des hommes : le ciel, les arbres, la poussière. L’ombre de ce qui est mauvais, et qui est partout sous-jacent dans (Andromaque, la fin d’une guerre et ce qui ne finit pas après la guerre :

Mais que ma cruauté survive à ma colère ?

Je laisse le point d’interrogation, mais lire impérativement Georges Forestier sur son absence dans l’édition originale, la ponctuation de Racine notant l’inflexion vocale et non pas la sémantique.

Et les derniers occupants permanents de Butrint furent les soldats de Mussolini qui y installèrent une base, voir le Désert des Tartares, pour ajouter un alinéa de plus à l’histoire des dépeçages de la Grèce.

Donc nous voici au travail : ici, l’épaisseur des pierres et leur technique d’assemblage signe leur âge. Il y a la ville de Pyrrhus, et la ville grecque plus tardive. Puis les époques romaines, militaires ou commerciales, les temples reconvertis. Les chrétiens ensuite, et leurs basiliques. Puis la forteresse des Vénitiens, et celle de Soliman Pacha : ville des morts. Et, dans ce marais, on dirait qu’elle s’enfonce, l’eau est partout dans les ruines. On marche sur des planches.

Un lieu en particulier les incarne tous : la porte monumentale de la ville sur le canal. Et l’autre porte aussi, celle que cite Virgile, dans l’argument que reprend Racine en tête de sa pièce : les blocs de pierre superposés ont quelque chose de titanesque, d’un définitivement immobile que rien ne saurait défaire.

Si donc on tourne ici Andromaque en décor réel, que risquons-nous de perdre de Racine ?

Il n’y a pas de naturalisme possible. Le lieu auquel on revient sans cesse, c’est le théâtre même. L’autel où meurt Pyrrhus, il est là au chevet du théâtre. L’allée où paraît le roi, pour être sur le chemin d’Oreste, c’est ce pavement où on devine du marbre.

Les conciliabules pour la vengeance d’Hermione, il leur faut l’ombre de ce plus vieux rempart où la ville est encore dans la terre. Ici, on doit s’enfoncer de notre surface de maintenant pour descendre vers le sol antique : on marche sur le toit d’une ville souterraine inaccessible.

Quant à Andromaque : elle passe. Sur les chemins de l’île, sur les échappées donnant sur le canal antique, sur l’horizon bleu des montagnes, Andromaque court ou marche.

Non, on ne filmera pas Andromaque parmi des ruines, sous prétexte que là, dans Butrint, est située l’action de la pièce.

C’est encore une fois la conjonction du langage et du monde qu’il faut ouvrir : à prononcer les mots dans la lumière de maintenant, sur cette scène que je touche de la main et qui était déjà le lieu des rituels au temps de l’après Troie (non, le théâtre semble dater du IVème siècle d’avant notre erre, mais le peuplement néolithique atteste d’une occupation permanente depuis longtemps), c’est poser la question même de ce qui nous entoure, géographiquement, temporellement, dans ce que nous ouvrons de la langue terriblement lumière de Racine :

Captive, toujours triste, importune à moi-même

Alors la question est aussi au vieux bac et son treuil, et ce qu’il devient dans Tolstoï, la question est au béton sur la roche de Kwamil, et l’odeur d’échappement des vieilles Mercedes albanaises, puisque nous sommes à Butrint.

Dans le film d’Andromaque à Butrint, nous ajoutons à nos repérages ces hôtels géants que les banques grecques semblent déposer pour un futur encore indatable : l’avenir de ces côtes n’est-il que pour y huiler les touristes ? Il semble que le Club Med ait revendu à prix d’aujourd’hui ses possessions usées et trois fois rentabilisées sur Corfou pour s’installer ici. Nous jouerons Hermione sur ces terrasses : elles appellent l’éclat d’acier des phrases d’Hermione :

Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,

Que mon coeur démentait ma bouche à tous moments ?

L’Unesco a inscrit Butrint à son inventaire du patrimoine mondial, où elle rejoint St Kilda et la Loire à Chinon, près de la centrale nucléaire.

Racine se l’approprie : la scène est à Buthrot, ville d’Épire, et nous y viendrons tourner, faire entendre cette langue où la porte monumentale donnait sur le vieux canal, et le front posé contre les moellons antiques, pour mieux entendre, et Andromaque mobile dans les escaliers, avec cette eau noire qui sourd du sol pour envahir la ruine et enfin la fondre.

Mais nous filmerons à Kwamil sur les étages nus de béton, et, si ce n’était pas si dérisoire ou facile, Oreste préparerait l’enlèvement d’Hermione, et sa propre fuite à la fin (quelle étrange fin celle d’Andromaque, quand il faudrait fuir et que toute fuite semble pourtant paralysée, déjà condamnée : pourtant Racine ne savait pas la distance de l’île à la mer par le canal sans âge, Oreste aurait une de ces Mercedes increvables, qu’un nuage de poussière précède.

C’est Yalta qui a décidé que ce rebord des montagnes deviendrait la frange sud de l’Albanie, et serait retirée de l’Épire. Tant mieux, sans doute : Enver Hodja a laissé l’abandon protéger ce qui sinon serait devenu une attraction parmi les autres. Nous avons eu la chance de visiter Butrint.

Yalta était définitivement imbécile, jusque dans un détail comme Butrint.

J’ai appris aujourd’hui le vieux mot Buthrot.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 8 août 2007 et dernière modification le 7 août 2017
merci aux 3271 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page