j’habite les secousses et la longue trace d’un poème

Jacques Dupin, M’Introduire dans ton histoire, et relation écriture/peinture


Les multiples ressources d’une négativité qui sape ici toute position acquise du discours, et mine en retour la quête d’appuis stables, dit la préface à ce livre qui m’apparaît bien comme une clé pour rassembler en oeuvre le corps dispersé des écrits de son auteur.

De la même préface : écrire et lire sera répondre à la même nuit, à la même énergie chaotique enfouis — s’abandonner aux suggestions irrationnelles des rythmes et des signifiants, suivre comme à tâtons les propositions improbables d’une mise en page, découvrir de nouvelles énergies de morcellement : la saccade qui brise la forme léguée du discours, la fraîcheur de l’image qui brouille le regard trop construit, le relation inédite qui arrache monde et langage aux grilles figées de lisibilité...

C’est la préface de Valéry Hugotte au recueil de textes critiques (sur Char, Celan, Du Bouchet l’extrait ci-dessous, Reverdy, Jaccottet et d’autres) de Jacques Dupin vient de faire paraître. Voir librairie.

 

Jacques Dupin | M’introduire dans ton histoire


« J’écris aussi loin que possible de moi. » Mais le « je » est omniprésent. Il est le lien entre les mots, entre le mot et la chose, une particule glissante nécessaire à l’articulation de l’énoncé. Un trait d’union entre la partie et le tout. Je est un regard, un toucher. Il circule et se retire, et se glisse à nouveau par les maillons de la chaîne verbale qu’il captive en s’effaçant.

 

La perception auditive, musique de la langue et support discontinu, est indissociable du regard porté, du regard lancé qui la rejoint au plus près en la répercutant au plus loin. La blancheur papier n’est pas un plan réceptif, un miroitement dans le vent, mais une voix qui interrompt la voix, qui altère le son de la voix, ses volutes et ses blessures, pour fonder le silence. L’insurrection d’un silence intemporel dont se délivre et se volatilise une pulsation d’infini.

 

Ainsi se retournent les mottes de terre, les blocs cristallins, les formules incandescentes. Une certitude, une infime vibration les détache, les propulse et scelle dans leur espace ma complicité boitillante. J’habite les secousses et la longue trace d’un poème, les yeux ouverts par l’intermittence d’une taie blanche qui les affûte sans fin.

 

Les choses qu’il débusque, avares et familières, ne sont jamais au repos, dans la délectation, ou assoupies sur un lit de fortune, mais dressées dans le courant d’air. Dans le torrent de l’air naissant et l’afflux de la lumière. Le corps est une route. Personne autant que lui n’a éprouvé la route dans un corps. La route ici, où nous marchons, éphémère et rugueuse, est une avancée, une mise à nu, un commencement. Un quignon de la mort pulvérisé.

 

[…]

 

Des mots soufflés sur la nuit. Une blancheur extrapolée, inflexible, qui préexiste au corps de la langue pour l’incorporer, pour corroborer l’inscription. Les vocables glissent à la surface de la mer. L’étendue est de glace et de feu à la fois par le geste écrit de l’ongle qui écorche, de la paume qui la masse, du signe qui la mobilise.

 

Prendre appui sur la peinture. Loin de tout mimétisme ou contemplation restreinte, il épouse en aveugle le geste de peindre et l’espace en expansion. Depuis le premier mot irritant le monde, l’irriguant d’un trait de peinture. La sensation tactile déconcerte et fragmente. Elle vire à l’empressement de la touche et la vitesse de la couleur atteignant le blanc. Comme pour en signifier l’éclat.

 

L’humidité de l’encre s’évade dans l’air, élargit la route, ébranle le mur. Imminence du geste, un vol d’oiseaux coupe la ligne dénouée d’un horizon qui aurait cessé d’être perçue comme ligne. Ou son extravagance hors de la feuille. Sa répétition même, sa répétition est gauchie ou bifurquée comme un accident de la voix, un brossage inégal du fond.

 

Prendre langue avec la peinture. Ici la pensée du support revient avec insistance et résorbe le semis de ses failles. De ses ligatures. On ne se connaît espace, on ne se reconnaît espace que par corrections successives, décrochements et ruptures incessants dont l’unanime discordance tresse le lien invisible.

 

Prendre corps avec la peinture. Les satellites dispersés discriminent les forces disloquantes et puis les conjuguent en faisceaux de rayons. La fureur du constat porte l’écriture, et la déporte loin de la pulsion initiale. Reste un reflux de peinture pour une destruction d’images. Une naissance de figures sous les images saccagées. Et la délivrance du vent par l’intensité multiforme du souffle qui disperse l’icône de son tracé.

 

Nous ne sommes jamais absous d’un énoncé qui se superpose aux frayeurs de l’espacement. Aussi bien un récit émietté dans la nuit blanche que les plots de la rigueur d’écrire dans l’illimité, dans le nombre. Le geste quotidien invoqué subrepticement, les rencontres passées sous silence agissent en sous-œuvre et déclenchent des tempêtes aussitôt réprimées. Réincorporées. Il aura rechargé la langue en l’amincissant, en la dispersant. Des répétitions infléchies, une scansion la redressent en outrepassant les limites, en bannissant la profondeur, en perforant l’opacité es racines, pour confier au miroitement de la surface, comme à une table ligneuse, à une mer éblouie, la force de sa projection. Les pas détachent. Et s’encordent en jetant le trouble dans le vide. En jetant le vide dans le trouble qui injecte l’espace — et le diamant futur —, l’éclat corrigeant le nœud.

 

Tranchant et retranché, le poème et le poète. Elliptique et rompu. Jaillissant. Faut-il interpréter les ruptures comme signes de l’éloignement, et l’ellipse comme une figure du retrait ? Tout au contraire, semble-t-il, l’éparse solitude du mot, de la phrase, du fragment agit comme des appels à l’autre, des tensions ouvertes vers un lien, un accord avec « qui n’est pas tourné vers nous ». L’extrême adéquation du poème au réel poétiquement abordable nous rapproche, et nous tient à distance, une distance anéantie aussitôt par la fusion qui cristallise et relance. Par la poussée des ajours et des blancs fomenteurs d’espace et de mouvement. Le monde et son incohérence, il faut l’investir en épousant sa fragmentation, « trouver les joints juste et invisibles d’un poème d’apparence désarticulé ». Il ajoute, deux lignes plus bas : « que tout soit fragmenté ou qu’il n’y ait qu’une seule phrase. Voilà l’alternative. La poésie de […] tient en une seule phrase en segments, dont la crue déborde et nous rallie, une phrase qui fait corps avec l’espace, comme les mille facettes d’un glacier éblouissant.

 

© Jacques Dupin, M’Introduire dans ton histoire, POL, 2007


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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 avril 2007
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